Aussi ne cacha-t-il pas son mécontentement en voyant, lorsqu’il entra chez lui, la salle à manger illuminée et la table parée comme pour une fête :

— Que célébrons-nous ce soir ? Aurions-nous des invités impromptus ? demanda-t-il à Potentin qui se hâtait de le débarrasser de son manteau à triple collet.

— Je ne crois pas, Monsieur Guillaume. Le couvert n’est mis que pour deux personnes…

— Ah !

Lorsqu’un peu plus tard il posa la même question à sa femme en la rejoignant après s’être débarrassé des poussières de la route, elle ne répondit pas, se contentant d’un sourire qu’il jugea amer et de mauvais augure. En outre, comme elle semblait peu disposée à la conversation, il jugea préférable de se consacrer à son estomac affamé, dévora une trentaine d’huîtres avant de laisser ses papilles s’épanouir sous la divine saveur des truffes.

En face de lui, Agnès, pâle, belle et veloutée comme un iris noir, grignotait du bout des dents, se contentant d’observer son époux à travers la frange de ses paupières mi-closes. Elle le guettait comme s’il eût été une proie attachée à un arbre et elle, une tigresse sûre d’avoir le dernier mot. La flamme des hautes bougies éclairait et creusait tour à tour les arêtes et les méplats de l’arrogant visage cuivré faisant jouer des reflets changeants dans les étranges prunelles, aussi fauves que la tignasse drue, serrée comme une toison qui le casquait. Était-il possible de haïr et d’adorer à la fois un être avec une égale intensité ?… Par instants, Agnès devait lutter sauvagement pour ne pas renverser cet obstacle dressé entre leurs deux corps, courir à Guillaume, l’envelopper de ses bras et le couvrir de baisers fous mais s’élevait soudain la silhouette vague et blanche d’une femme sans visage ; l’épouse trahie ne rêvait plus alors que de meurtre avec une telle violence qu’elle en venait à se demander si, en dépit de ce qu’on lui avait dit, le terrible comte de Nerville n’était pas un peu son père…

Debout derrière la chaise de son maître, Potentin observait ces deux êtres trop silencieux en se mordant les lèvres : il n’aimait pas du tout ce qui se passait ici ce soir…

Le regard de Mme Tremaine chercha le sien : tandis que Guillaume attaquait une tarte aux prunes particulièrement juteuse, elle dit :

— Veuillez, s’il vous plaît, Potentin, changer la serviette de Monsieur…

— Mais… elle n’est pas sale ? fit Tremaine.

— Elle est tachée et rien n’est plus difficile à ôter que le jus de fruits mêlé de sucre. Faites ce que je vous dis, Potentin ! Il y en a une sur la desserte… Donnez-la-lui et ensuite vous pourrez vous retirer. Je crois que nous allons avoir à parler…

— Bien, Madame Agnès.

Lorsqu’il toucha le linge qu’on lui indiquait, le majordome fronça les sourcils : le tissu ne ressemblait en rien à celui d’une serviette mais le regard impérieux d’Agnès ne le quittait pas et il n’osa pas lui désobéir. Il pressentait un drame. Lorsque la jeune femme montrait ce visage glacé, rien ne l’arrêterait. Pourtant, il osa un timide :

— Mais, Madame, ceci…

Déjà Agnès était debout :

— J’ai dit : donnez ça à votre maître et sortez ! Et tâchez, pour une fois, de ne pas écouter aux portes !

— Je n’écoute jamais aux portes, Madame !

Outré, Potentin disparut avant que Guillaume, sidéré par la rapidité de la scène et un peu engourdi par les fumées d’un excellent vin après une longue course en plein air, se décidât enfin à réagir :

— Qu’est-ce qui vous prend, Agnès ? protesta-t-il. Potentin est un homme admirable et je ne permettrai jamais que vous le traitiez de cette façon !

— Vraiment ? Pour me faire la leçon, mon cher, il faudrait que vous consentiez, vous, à me traiter d’autre manière !

Guillaume, qui avait pris machinalement la « serviette » offerte par Potentin, la jeta sur la table :

— Dieu me pardonne, vous perdez l’esprit ! Me direz-vous ce que tout cela signifie ?

Le doigt vengeur de la jeune femme se tendit vers le petit tas de batiste :

— Vous ne devriez pas traiter de la sorte un objet si fragile, mon ami ! Je gage qu’en un autre lieu vous en auriez pris grand soin… comme de la personne à qui il appartient. Si j’étais vous, j’y regarderais de plus près. Allons ! Dépliez ! Je vous jure que ça en vaut la peine !…

Guillaume déplia, regarda mieux et sa figure bronzée prit une curieuse teinte grisâtre en complète contradiction avec le petit rire qu’il émit.

— Si c’est une plaisanterie, expliquez-moi ! Je ne comprends pas…

— Vraiment ?

— Vraiment !

La voix de Tremaine restait ferme, unie, sereine. Il eût fallu être un observateur exceptionnel pour y déceler un trouble imperceptible traduisant le désarroi de son esprit qui, à cet instant, tournait à une incroyable vitesse.

— Je reconnais que vous mentez de façon très convaincante mais vous ne me ferez pas croire que vous n’avez pas reconnu cette lingerie si féminine… cette initiale surtout ? Je suis certaine qu’elle parle à vos yeux comme à votre cœur.

Ah, certes, elle parlait ! Guillaume revoyait ses mains sur les épaules de Marie-Douce faisant glisser le fragile tissu jusqu’à ses pieds… Néanmoins, il se contenta de hausser les épaules.

— Il doit y avoir au monde, et même par ici, plus d’une femme dont le nom commence par M. D’où sortez-vous ceci ?

— D’une de vos poches ! La chose a été trouvée le jour de la grande lessive…

— Par qui ? Ne me dites pas que c’est Gervaise Morin ?

— Non. C’est quelqu’un d’autre. Qu’avez-vous à dire ?

— Rien du tout sinon qu’il s’agit là d’un piège que l’on vous a tendu…

— C’est un peu simple comme défense ! Oseriez-vous jurer… sur la tête de vos enfants que vous n’avez jamais vu cette chemise et que vous ignorez d’où elle vient ?

Au prix d’un mensonge, Guillaume pouvait en finir avec cette scène dangereuse mais Agnès entendait y mêler les têtes innocentes de ses petits et pour rien au monde il n’aurait voulu attirer sur eux fût-ce l’ombre d’un malheur. Il essaya de biaiser encore :

— Dites-moi d’abord qui prétend l’avoir trouvée !

Le cri d’Agnès, douloureux, désespéré, fut celui d’un cœur à l’agonie :

— Vous ne jurerez pas, n’est-ce pas ?… Vous ne jurerez pas parce que c’est impossible ! Alors moi je vais vous dire d’où ceci provient : d’une maison située au bord de la rivière Olonde et qui s’appelle « Les Hauve-nières »… Il y a là une Anglaise… une fille de rien avec qui…

— Taisez-vous !

À son tour Guillaume venait de crier mais le regretta aussitôt en voyant se plomber le pâle visage de sa femme. La souffrance y suintait sous le masque de la colère et il se détesta d’en être la cause. Sa passion pour Marie-Douce n’éteignait pas la tendresse qu’Agnès lui inspirait. Il l’avait aimée ; il l’aimait encore assez pour être prêt à tout s’il lui restait une seule chance de la garder. Il fallait essayer de calmer cette douleur trop visible :

— Pardonnez-moi de me laisser emporter ! dit-il gravement. Je n’imaginais pas qu’il pût se trouver autour de nous quelqu’un d’assez vil pour venir vous tourmenter avec une histoire… sans importance !

Les deux derniers mots eurent du mal à passer et il en demanda mentalement pardon à Marie mais si la paix de son ménage était à ce prix… Surtout ne plus voir dans les yeux d’Agnès ces noirs nuages de chagrin ! Hélas, il comprit tout de suite qu’elle ne le croyait pas. Comme toute femme profondément amoureuse Agnès possédait une sensibilité à fleur d’âme capable de déceler la plus infime fausse note.

— Sans importance ? répéta-t-elle lentement… alors que cette femme a de vous un enfant ? Vous êtes pire encore que je ne le croyais. Allez-vous-en !

— Agnès !

— Sortez d’ici ! Partez ! Quittez cette maison où je ne supporterai pas de vivre une heure de plus avec vous…

— Vous voulez que je m’en aille ?

— Vous êtes mort pour moi et ce souper dont le faste vous a surpris n’était autre chose qu’un repas de funérailles ! Votre corps n’a pas sa place dans ces murs où vivent « mes enfants ». Alors allez-vous-en et sur l’heure !

Se voir chassé de chez lui comme un mauvais valet était la dernière chose à laquelle Guillaume s’attendît. Un instant, il crut qu’Agnès devenait folle mais à la voir dressée devant lui, implacable et déterminée telle la déesse de la vengeance, il en oublia que l’instant précédent, il souhaitait la protéger, l’aider à surmonter ce mauvais pas à force de soins et de tendresse. En voulant lui confisquer ainsi la chair de sa chair et aussi cette demeure qui lui tenait presque autant à cœur, elle lui rendit toute sa combativité :

— Vos enfants ? De quel droit prétendez-vous en disposer ? Ils sont à moi autant qu’à vous et si vous vous imaginez que je vais faire mon baluchon et vous abandonner une maison que j’ai construite pour moi et les miens bien avant que vous n’y pénétriez, vous commettez une grave erreur, Madame Tremaine ! Vous n’êtes pas, que je sache, la première femme dont le mari s’est rendu coupable d’une infidélité mais vous seriez bien la première à vouloir en tirer de tels avantages… Si vous le voulez bien, nous discuterons de tout ceci quand vous serez plus calme. Demain, par exemple ? Pour ce soir, vous m’excuserez mais j’ai sommeil et je vais dormir dans « ma » chambre !

Tournant carrément le dos, il se dirigea vers la porte mais elle fut plus rapide que lui et se jeta sur le double battant qu’elle barra de ses bras étendus.

— Vous n’irez pas ! Si vous ne partez pas immédiatement, vous ne retrouverez demain ni moi ni les enfants…

— Perdez-vous l’esprit ? Vous n’oubliez qu’une chose : c’est moi le maître ici. Et je saurai bien vous obliger à y demeurer avec toute votre famille. Moi y compris !

— Croyez-vous ? Alors c’est que vous me connaissez bien mal… Sur mon honneur, je jure que, si vous êtes encore là, l’aube ne nous y verra plus. Vivants tout au moins !

Il eut une exclamation d’horreur et, la saisissant par un bras, il l’arracha de la porte où elle se cramponnait. Son poing se leva, prêt à frapper :

— Faites de vous ce que vous voulez mais si vous osiez toucher à mes petits…

Elle eut un rire de folle qui terrifia Guillaume plus encore que ses menaces :

— Vous ne pourriez pas me tuer une deuxième fois ! Si vous vous obstinez à rester ici, il vous faudra nous surveiller sans arrêt tous les trois…

— Il me suffira de vous enfermer, vous ! Tous m’obéissent dans cette maison…

— Alors il faudra veiller sur moi jour et nuit, déchaîner sur ce pays un horrible scandale qui ne sauvera personne. Un jour ou l’autre ma vengeance s’accomplira. Allez-vous-en ! C’est votre seule chance de garder la paix à cette demeure. Je l’aime moi aussi, figurez-vous !

— Plus que vos enfants apparemment puisque vous êtes prête à les sacrifier pour vous l’approprier ! Seulement, vous devriez réfléchir : où croyez-vous que je vais aller en sortant d’ici ?

Le rire d’Agnès s’éleva, plus discordant encore que tout à l’heure :

— Alors dépêchez-vous ! Il pourrait bien lui arriver quelque chose à elle aussi. Sans oublier son bâtard…

Le poing de Guillaume était retombé mais il n’avait pas lâché Agnès pour autant et ce fut autour de son cou si mince qu’il se referma :

— Vipère ! Je saurai bien t’arracher les crocs…

Lui aussi perdait la raison, possédé par une soudaine et brutale envie de tuer une créature dont, à présent, il ne voulait plus se souvenir qu’il l’avait aimée et possédée avec joie.

— Cette femme je l’aime depuis l’enfance, tu entends ? Et si je t’ai donné sa place c’est parce que je la croyais à jamais perdue…

Il hurlait à présent ne pouvant plus retenir une vérité qui l’étouffait et il n’entendit pas la porte s’ouvrir brusquement. Ce fut quand Potentin lui arracha Agnès des mains qu’il retrouva un peu de raison. L’œil encore égaré, il regarda la longue forme noire s’étendre doucement sur le tapis comme un tissu qu’on abandonne. Potentin était déjà à genoux près d’elle, l’examinant…

— Ce ne sera rien, soupira-t-il, mais il était temps !…

— Je croyais que tu n’écoutais jamais aux portes ? grimaça Guillaume.

— Je n’écoutais pas mais il aurait fallu être sourd… Vous devriez partir…

— Toi aussi ?

— Au moins pour quelque temps. Je reste et vous avez en moi des yeux, des oreilles et un cœur dévoué. Je saurai bien, un jour ou l’autre, la raisonner. Dans l’état où elle se trouve, elle est capable de faire n’importe quoi… Vous ne l’avez pas vue ce tantôt !