Tout en parlant, il avait cherché le vinaigrier pour bassiner les tempes de la jeune femme à l’aide d’une serviette. Le regard de Guillaume tomba sur la chemise abandonnée :

— Sais-tu qui lui a donné ça ?

— Qui voulez-vous que ce soit ? Adèle Hamel, bien sûr ! Vous oubliez qu’elle vient toujours pour le repassage. Tout à l’heure elle a eu une scène terrible avec Madame Agnès que j’ai dû ensuite porter dans sa chambre… Tenez ! la voilà qui reprend connaissance. Il vaudrait mieux qu’elle ne vous revoie pas…

— Tu as peut-être raison ! Je selle Ali et je m’en vais. Tu diras ce que tu voudras aux domestiques…

— Comptez sur moi mais, auparavant, dites-moi où je pourrai vous rejoindre…

Les paupières d’Agnès battaient et il était possible qu’elle eût retrouvé assez de conscience pour entendre ce que l’on disait. Un reste de prudence retint Guillaume d’indiquer clairement le chemin des Hauve-nières. Naturellement, il allait y courir pour tenter de parer aux pièges que la jalousie d’Agnès avait pu tendre et, tout au moins, éloigner au plus vite Marie-Douce et son fils. Il se pencha, chuchota dans l’oreille de son vieil ami :

— Si tu as besoin de moi dans les huit jours qui viennent Mlle Lehoussois te dira où je suis… puis, beaucoup plus haut et cette fois dans l’intention d’être entendu : Les enfants dorment à cette heure. Tu les embrasseras pour moi et tu diras à Élisabeth que je suis en voyage mais que je reviendrai bientôt…

Une voix encore faible mais déterminée se fit entendre :

— Si vous osez reparaître…

— Soyez certaine que je prendrai, auparavant, toutes mesures pour vous empêcher de nuire. Potentin, cette femme est une mère dénaturée capable du pire forfait pour assouvir une vengeance disproportionnée. Surveille-la bien !

Puis se tournant vers Agnès que le majordome aidait à s’asseoir :

— Je commence à me demander si vous ne m’avez pas menti quand vous m’avez dit que Roger de Nerville n’était pas votre père. Vous lui ressemblez de plus en plus depuis quelque temps !

Une brève inclinaison de tête et il quittait la pièce sans écouter la protestation furieuse d’Agnès. D’un pas ferme il gagna d’abord son cabinet de travail pour y prendre de l’argent puis se dirigea vers l’écurie où il savait trouver un portemanteau toujours prêt. Là, refusant l’aide d’un palefrenier, il sella lui-même Ali puis, sans même tourner la tête pour un dernier regard à la chère maison où il laissait ce qu’il avait de plus précieux – sa petite Élisabeth et le bébé Adam –, il quitta les Treize Vents et s’éloigna au grand trot…

À sentir entre ses jambes le corps puissant, nerveux du pur-sang, Guillaume sentit s’apaiser un peu sa révolte, sa colère, la brûlure de l’humiliation imposée par Agnès et même la fatigue de sa chevauchée de la journée pour laquelle, d’ailleurs, il n’avait pas pris Ali.

La nuit était déjà épaisse et la pluie commençait à sourdre des épais nuages qui boursouflaient le ciel sombre. À demi couché sur l’encolure de son cheval, Tremaine dévalait la pente boisée de La Pernelle dont il connaissait les moindres sentiers, galopant vers la profonde forêt coupée d’étangs qui s’étendait presque jusqu’aux portes de Valognes puis la contournait. Jamais il n’avait eu à ce point conscience de ne faire qu’un avec le grand étalon noir, d’être soudé à lui par une entente instinctive. Poursuivi par ses remords et talonné par l’angoisse de ce qu’il trouverait en arrivant aux rives de l’Olonde, il lui semblait cependant être emporté dans une sorte de fuite aérienne dans la fraîcheur nocturne et le froissement des feuilles mortes soulevées par les sabots frénétiques. Peu à peu la rapidité de la course, la gifle incessante du vent desserraient l’étau qui comprimait sa poitrine. C’était toujours ainsi qu’il allégeait un souci : une galopade effrénée à travers champs et bois lui apportait l’apaisement et clarifiait ses idées. Ensuite il pouvait rentrer tranquillement.

Mais cette fois, il n’était pas question de rentrer. Pas tout de suite tout au moins et c’était une pensée douloureuse. Le cher vieux Potentin arriverait-il à raisonner une femme en pleine révolte ? Certainement il aurait du mal… mais, pour l’instant, on n’en était pas là. D’abord mettre Marie-Douce à l’abri puis revenir et planter sa tente à peu de distance des Treize Vents. À Saint-Vaast, sans doute bien qu’il répugnât à déchaîner les commentaires. Ou encore à Varanville mais pour cela il fallait que Félix fût de retour au logis…

Soudain, il pensa qu’il serait sage de ralentir l’allure. S’il continuait à ce train d’enfer, Ali arriverait sur les boulets et il convenait de ménager le superbe animal. Ses mains, cependant, n’eurent pas le temps d’exécuter l’ordre de son cerveau : le coup de feu déchira la nuit. Atteint en pleine tête le grand cheval noir s’abattit lourdement tandis que son cavalier, vidant les étriers, était projeté contre un arbre et un rocher…

La forêt retrouva son silence…

Deuxième partie

UN SÉJOUR EN ENFER

1791

VI

LES LARMES DE POTENTIN

Le battement de l’horloge découpait le silence.

Sans interrompre un instant le jeu alerte de ses aiguilles à tricoter, Mlle Lehoussois leva les yeux pardessus les lunettes de fer qui chevauchaient son nez imposant et considéra l’homme épuisé assis en face d’elle.

Tassé dans le petit fauteuil de bois, la tête renversée en arrière, Potentin avait l’air de dormir mais autour de la bolée de cidre chaud qui lui apportait un certain bien-être, ses doigts étaient bien serrés. Assoupi, non, à demi mort de fatigue oui après ce long trajet dans les tourbillons de pluie glacée. Peut-être aussi de chagrin. Il y avait du désespoir dans ses yeux quand il avait passé la porte…

Une demi-heure plus tôt, le pauvre homme était tombé – beaucoup plus que descendu ! – d’un cheval fourbu à présent installé dans la petite grange de la vieille demoiselle en compagnie de son âne. Il était si las qu’il pouvait à peine parler. Tout juste respirer et Mlle Lehoussois ne posa aucune question. Peut-être par crainte des réponses.

Sans rien dire, elle l’aida à tirer ses bottes boueuses, lui donna de la soupe, du jambon, du fromage et de la confiture de prunes. Il dévora avec, dans son œil triste, la petite flamme reconnaissante d’un chien affamé. Ensuite, elle l’installa au coin de l’âtre, et s’assit en face de lui avec son tricot.

Dans son for intérieur, elle brûlait d’interroger le voyageur mais, en bonne Normande, elle était douée d’une infinie patience. Elle savait attendre et goûter l’instant de chaleur partagée. Au-dehors, une dure tempête faisait rage aggravée par un froid vif comme on en subissait rarement dans le Cotentin. Si les arbres à fruits venaient à geler ce serait une catastrophe de plus… et puis, avec cette mer démontée qui pouvait dire combien d’hommes et de barques allaient être engloutis ou jetés à la côte ?

Ainsi, en attachant sa pensée à l’extérieur, la vieille demoiselle s’efforçait de faire patienter son angoisse mais, quand elle vit deux grosses larmes rouler et se perdre dans la moustache noire de Potentin si arrogante naguère mais qui retombait à présent de chaque côté de la bouche d’un air découragé. Potentin ne ressemblait plus du tout aux grands empereurs moghols mais à un vieil homme bien las et bien malheureux.

Ces deux gouttes amères, échappées au contrôle d’un être toujours soucieux de son apparence, bouleversèrent l’ancienne sage-femme. Mettant son ouvrage de côté, elle se pencha pour poser ses mains sur celles de son hôte :

— Ça va refroidir ! Buvez… et puis vous me direz !

Durant quelques instants, Potentin absorba le liquide auquel son hôtesse avait ajouté un petit jet d’eau-de-vie de pomme puisant son courage aussi bien dans sa saveur que dans le regard attentif et amical posé sur lui.

— Au fond, soupira Mlle Lehoussois lorsqu’il eut fini, vous n’avez sans doute pas grand-chose à m’apprendre : il n’y a toujours rien ?

— Rien ! Elle ne l’a pas revu ; elle n’a reçu aucun message… C’est affolant ! Mon Guillaume a disparu dans cette nuit maudite aussi complètement que s’il avait été enlevé au ciel. Voilà des semaines que je fouille le pays entre ici et Port-Bail sans trouver la moindre trace. Personne ne l’a vu seulement passer. Pourtant où qu’il aille il y avait toujours quelqu’un pour remarquer sa tête rouge et son grand pur-sang noir…

— Sans aucun doute ! J’avoue qu’il y a là un mystère… Si je compte bien, c’est la troisième fois que vous allez aux Hauvenières…

— Pour obtenir le même résultat à chaque voyage : lady Tremayne n’en sait pas plus que nous…

— Comment réagit-elle ?

— Mieux que je ne le pensais. Elle refuse le désespoir. Voyez-vous, elle lui garde un tel amour et une telle foi ! Je crois qu’elle n’accepterait même pas l’évidence si on le lui montrait mort…

— Taisez-vous ! Il y a des mots que je ne veux pas entendre moi non plus… Mais est-ce qu’elle ne ferait pas mieux de rentrer en Angleterre ? Ces temps-ci, les esprits se montent un peu contre les étrangers…

— C’est ce que j’ai tenté de lui faire entendre mais elle ne veut pas partir tant qu’elle ne saura pas ce que Guillaume est devenu. C’est de la folie si vous voulez mon sentiment, mais je crois qu’elle se moque de ce qui peut lui arriver…

— Pensez-vous qu’elle puisse courir un danger ? L’endroit est écarté, solitaire…

— Oui, mais Gilles Perrier m’a parlé d’un homme que l’on voit parfois dans les environs de la maison. Il s’agit d’un certain Germain Quintal, une espèce de contrebandier de réputation douteuse. Quand la jeune Kitty, la femme de chambre, est arrivée, c’est lui qui l’a guidée et à présent, il s’efforce de lier amitié avec elle. Cependant Perrier est persuadé que ce n’est pas la petite Anglaise qui l’intéresse mais bien lady Marie : il ne rate pas une occasion d’essayer de l’approcher…

— Hum ! Je n’aime pas beaucoup ça !… Malgré tout ce Perrier est un homme solide, un habile chasseur et il a des chiens. Il devrait pouvoir faire bonne garde… Quand le printemps reviendra j’essaierai d’aller là-bas pour parler raison à cette pauvre femme. Sans trop d’espoir, ajouta la vieille demoiselle en reprenant son tricot, mais au moins j’aurai fait mon devoir…

Le silence à nouveau, si lourd en dépit du ronronnement du feu et des clameurs de la tempête que l’on aurait pu entendre les douloureux battements de ces vieux cœurs réunis dans le chagrin. Mlle Lehoussois murmura comme pour elle-même :

— C’est étrange. On dirait, depuis qu’il n’est plus là, que tout le pays a cessé de vivre… Et là-haut, c’est comment ?

— Vous voulez dire aux Treize Vents ? J’allais vous le demander. Voilà une grande semaine que je suis parti…

— On voit bien que vous n’avez pas de rhumatismes, vous ! J’ai beau les tartiner avec du chou vert écrasé dans de la graisse de mouton ils me font damner quand le temps est si mauvais ! Même Sainfoin, mon âne, refuserait de grimper jusque-là. À quoi bon, d’ailleurs ? Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de changement…

— Au moins pour la petite, reprocha doucement Potentin. Elle est si malheureuse !…

Une nouvelle larme vint aux paupières du vieux majordome à l’évocation d’un visage d’enfant, d’une petite fille de quatre ans qui ne riait plus jamais, ne savait même plus sourire et qui parlait à peine sinon pour demander quand son papa reviendrait.

Depuis le départ de Guillaume, Élisabeth errait à travers la maison devenue curieusement silencieuse. Même les premiers jours lorsque courait la version officielle : Tremaine était parti pour Granville dans la nuit appelé par une affaire urgente. Ce n’était pas la première fois et il n’y avait aucune raison de penser qu’on ne le reverrait pas bientôt. Mais d’habitude Agnès annonçait elle-même le départ de son époux. Ce jour-là ce fut Potentin : Mme Tremaine, prise d’un soudain accès de fièvre d’une origine mystérieuse et d’autant plus étrange que l’on ne sollicita pas les soins du Dr Annebrun, gardait la chambre où seule Lisette était autorisée à pénétrer.

La petite fille écouta le vieil homme avec cet air de gravité propre aux enfants que l’on cherche à duper, cependant qu’une voix secrète leur souffle qu’il s’agit d’un mensonge, mais lorsque Potentin affirma que Guillaume serait bientôt là elle secoua sa tête chargée de boucles cuivrées toujours un peu en désordre et murmura :

— Ce n’est pas beau de mentir, Potin – elle n’arrivait pas encore à prononcer le nom tout entier –, mon papa ne reviendra pas parce que maman lui a dit de s’en aller…