Puis elle s’enfuit en courant vers le jardin laissant le majordome sidéré et fort ennuyé. Béline, aussitôt dépêchée, eut bien du mal à la retrouver. Au crépuscule, après de longues heures de recherches, on découvrit enfin Élisabeth endormie dans le cimetière de La Pernelle, près de la tombe de sa grand-mère Mathilde où Guillaume l’avait bien souvent conduite. Sur son petit visage mâchuré les traces de larmes étaient plus que visibles. Elle avait dû pleurer longtemps car elle ne se réveilla pas quand Potentin l’emporta après avoir défendu aux domestiques d’avertir Mme Tremaine de l’incident. Ce n’était pas la première fugue de la petite et il craignait qu’elle ne fût grondée. Ce qui n’aurait rien arrangé…

À partir de ce moment, la grande maison ne retentit plus des clameurs, des caprices et des trépignements de la fillette qui se comportait comme s’il y avait un mort entre les murs des Treize Vents. On la voyait porter continuellement une poupée à laquelle, jusqu’à présent, elle n’accordait guère d’intérêt lui préférant les chiens de l’écurie ou de la ferme – Agnès n’en voulait pas dans la maison – et surtout les chevaux sans compter les canards, les poules et même les oies dont elle n’avait jamais eu peur. Ainsi chargée, elle trottait, Béline sur les talons, s’asseyant parfois dans le grand salon comme si elle eût été une dame en visite. D’autres fois, et c’était le plus souvent, elle allait dans le cabinet-bibliothèque de son père dont sa gouvernante était bien obligée de lui ouvrir la porte sous peine de déchaîner une véritable crise de rage. Là, elle s’installait près du feu – Potentin en faisait allumer tous les jours pour que le maître trouvât la pièce chaude s’il reparaissait – sur un coussin au pied du fauteuil préféré de Guillaume et elle restait des heures entières à regarder les flammes réduire en braises puis en cendres les grosses bûches de hêtre ou de pin. Ensuite, elle se montrait d’une docilité surprenante lorsque sa gouvernante lui disait qu’il était temps de prendre son repas ou de monter se coucher…

Chose plus étrange encore, sa mère et elle semblaient se fuir. Plus jamais, Élisabeth n’avait pour Agnès ces élans fougueux qui la jetaient dans ses jupes, bras grands ouverts, et plus jamais elle ne lui adressait la parole, se contentant de répondre brièvement. Lorsque la jeune femme, mécontente, lui demandait de s’expliquer, l’enfant répondait invariablement :

— Je veux que mon papa revienne !

Un jour, incapable d’endurer plus longtemps le regard accusateur de sa fille, Agnès lui lança qu’elle espérait bien ne plus jamais le revoir… et le regretta aussitôt : devenue soudain toute pâle, Élisabeth se dressa comme un petit coq de combat :

— Vous le détestez mais moi aussi je vous déteste !

Puis sans attendre la réaction de sa mère, elle s’enfuit une fois de plus.

Ceci se passait peu après le premier voyage de Potentin à Port-Bail quand le bruit de la disparition de Tremaine commença de se répandre. En grande partie grâce à la langue agile d’Adèle Hamel avec qui, d’ailleurs, Agnès s’était réconciliée : ne s’était-elle pas montrée une parfaite amie en dénonçant la conduite scandaleuse de Guillaume ? Aussi la « cousine » n’eut-elle aucune peine à se faire inviter pour un séjour aux Treize Vents. La politique, apparemment, séparait un peu les jumeaux Hamel tout au moins géographiquement : Adrien vivait la moitié de la semaine à Valognes où il fréquentait les plus enragés révolutionnaires dans l’entourage de Buhot et de son compère Lecarpentier dont les ambitions semblaient perdre toute mesure et qui faisaient peser sur le « Versailles » normand une menace chaque jour plus présente.

Le jour où Adèle s’installa dans l’une des chambre de la maison marqua son triomphe et le début des temps difficiles pour Mme Tremaine. Celle-ci dut affronter la réprobation à peine voilée de Potentin et de Mme Bellec, une véritable crise de nerfs d’Élisabeth et une verte semonce de Mme de Varanville.

Rose n’était pas femme à cacher longtemps sa façon de penser. Mise discrètement au courant par Potentin du drame qui avait précédé le départ de Guillaume, elle ne perdit pas de temps avant de venir aux nouvelles sous prétexte qu’Alexandre n’ayant pas vu son indispensable Élisabeth depuis au moins deux semaines lui menait une vie impossible. Fine mouche, elle apprécia comme il convenait l’atmosphère de la maison Tremaine et eut tôt fait de confesser une Agnès dont le visage tragique portait les traces de nuits sans sommeil.

Sa réaction – feinte puisqu’elle était déjà au courant – fut d’abord empreinte de douceur et de compassion face à une femme si visiblement partagée entre la fureur et le désespoir mais n’en fut pas moins ferme lorsque Agnès se vanta d’avoir jeté son époux hors de la maison :

— Tu n’en avais pas le droit et j’estime que Guillaume a fait preuve de beaucoup de complaisance en acceptant de partir.

— Je ne lui ai pas laissé le choix en lui laissant entendre que ni les enfants ni moi ne verrions se lever le soleil…

Le cri d’horreur de Rose renseigna son amie plus qu’un long discours. Son regard vert se chargea d’une sévérité inhabituelle et il y avait du dégoût dans sa voix lorsqu’elle soupira :

— Dire que j’ai tout fait pour qu’il t’épouse ! Et toi, non seulement tu t’appropries sa maison mais tu exerces le plus odieux chantage qui soit…

— Il le mérite ! Tu oublies qu’il m’a trompée ?

— Je n’oublie rien et je ne lui donne pas raison. Malheureusement c’est dans la nature des hommes de ne pouvoir se contenter d’une seule femme. Ils sont polygames presque par définition…

— Il t’est facile de parler ainsi mais que dirais-tu si Félix avait une maîtresse ?

— Félix est marin et il se peut qu’au hasard d’une escale il lui arrive d’oublier un moment qu’il est marié. Je ne te dis pas que cela me ferait plaisir de l’apprendre mais dès l’instant où je l’ignore… Ce n’est pas lui que tu aurais dû chasser mais la cousine délatrice qu’il a accueillie, logée, aidée et qui l’en remercie en le trahissant de si laide façon. D’autant que cette histoire de chemise, je la trouve bizarre moi…

— Il n’a pas nié. Quant à Adèle, il est normal qu’elle ait ses préférences. Elle s’est montrée attentive à défendre mon bonheur…

— Attentive à défendre ton bonheur ? Tu veux dire qu’elle l’a jeté bas, réduit en miettes et que tu l’as laissée te nuire sans tenir compte de ma mise en garde…

Ce fut tout pour ce jour-là, ou peu s’en faut. Rose repartit sans avoir réussi à ébranler la forteresse de rancune où se barricadait Agnès mais lorsque, peu avant Noël, elle apprit l’installation de ladite Adèle, la jeune femme prit sa voiture et revint aux Treize Vents.

La disparition de Guillaume – qu’elle aimait beaucoup ! et il y avait trois mois à présent – l’angoissait et ne la prédisposait pas à la tendresse. La figure tirée d’Élisabeth qui se jeta dans ses bras dès qu’elle mit pied à terre lui mit les larmes aux yeux et acheva de lui insuffler une sorte de sainte colère. La présence d’Adèle en train de broder, les yeux modestement baissés, dans un coin du petit salon, n’empêcha pas l’ex-Mlle de Montendre de claironner qu’elle venait chercher sa filleule afin de lui faire passer la Nativité dans une atmosphère respirable.

Agnès protesta pour la forme. La tension entre elle et cette toute petite fille dont il lui fallait bien admettre qu’elle était l’enfant de Guillaume plus que la sienne devenait intolérable et elle aspirait à se consacrer entièrement à son fils Adam dont les huit mois ne posaient pas encore de questions. Néanmoins, elle dit :

— Pourquoi donc l’atmosphère serait-elle plus respirable chez toi que chez moi ?

— Parce que ceux que j’y invite ne sont pas des fauteurs de troubles, parce que ta fille a besoin de compagnons de jeux et surtout de s’intéresser davantage aux tartines de son goûter qu’à des problèmes d’adultes dont elle ne devrait même pas avoir idée. Alors, je peux l’emmener ?

— Si tu veux, fit Agnès avec lassitude. Au point où nous en sommes, je crois bien qu’elle ne m’aime plus…

— Elle t’aimerait sûrement davantage si tu ne t’encombrais pas de cette vipère qui n’a pas même la discrétion de se retirer lorsque tu reçois une amie…

Adèle sursauta comme si son aiguille, se retournant contre elle, venait de la piquer et leva sur l’épouse de Félix un regard plein de douloureuse surprise en faisant mine de ramasser ses affaires :

— Je demande pardon à Madame la baronne mais j’espère que ce n’est pas de moi qu’elle veut parler ?

Le double feu vert des yeux de Rose l’écrasa de son mépris :

— Et de qui d’autre ? Vous trouvez que vous n’avez pas fait assez de mal ?…

— Rose, je t’en prie ! coupa Agnès. Quand elle est sous mon toit, je défends à quiconque, même à toi, de s’attaquer à ma cousine… Allons chercher Élisabeth et finissons-en ! Il faut que Béline emballe ses affaires !… Naturellement tu l’emmènes aussi ?

Mme Tremaine montrait une sorte de fébrilité à présent, une hâte à sortir de ce salon où Adèle demeurait incrustée. L’épouse de Félix haussa les épaules :

— Celle-là au moins n’est pas venimeuse ! Elle est sotte comme un panier mais elle est comme les chiens de garde : elle prévient et c’est toujours utile quand mon fils et ta fille sont réunis.

Tandis que la gouvernante préparait le départ avec l’enthousiasme quelque peu échevelé d’une créature heureuse d’échapper pour un temps à une maison devenue sinistre, Rose attaqua de nouveau :

— Tu te comportes comme si ton époux ne devait jamais revenir.

— Je le lui ai défendu et suis heureuse qu’il observe mon désir.

— En voilà assez ! éclata Rose. Je ne t’aurais jamais crue hypocrite à ce point. Comme si tu ne savais pas que Guillaume a disparu, que ceux qui l’aiment se rongent les sangs, que Potentin le réclame à tous les échos du pays avec chaque jour un peu moins d’espoir, qu’il est peut-être mort à cette heure…

Un instant, le regard gris laissa remonter à sa surface la profonde souffrance cachée, vite balayée par la rancune et les belles lèvres pâles articulèrent :

— Si, au moins, je pouvais en être sûre !… Il n’aurait plus les moyens de me torturer.

S’efforçant de dissimuler la répulsion que lui inspirait cette marque d’un monstrueux égoïsme, Mme de Varanville prit, sur le-coin de la table à écrire, un livre marqué d’un signet, celui-là même que Guillaume lisait au moment de son départ : un volume des Mémoires de M. de Saint-Simon dont les premiers extraits étaient parus en 1788. Elle caressa le maroquin de la reliure entre ses doigts gantés, l’ouvrit, le referma.

De menus gestes mais qui lui permirent de reprendre son sang-froid.

— Belle parole !… Du moins c’est ce que je dirais si j’étais Romaine. Où les as-tu prises ? Chez M. Corneille ou chez M. Racine ? Pas dans ton cœur, en tout cas… à moins que tu ne sois vraiment la fille de feu Roger de Nerville ?

— Toi aussi ?

La phrase, si semblable à celle que lui avait jetée Guillaume en quittant la salle à manger, frappa Agnès comme un soufflet, mais son exclamation arracha un sourire dédaigneux à son amie :

— Quand je disais que tu te crois à Rome ! Voilà César à présent !… Mais laissons la littérature si tu le veux bien et parlons des dures réalités de la vie : as-tu songé à l’avenir ? Combien de temps crois-tu que tu pourras garder ton train de maison, à l’époque où nous vivons et surtout sans le grand Tremaine ?

— Que veux-tu dire ?

— Simplement ceci : es-tu au fait des nombreux intérêts de Guillaume dans différents points du Cotentin : à Cherbourg, à Granville, à Carteret, à Tourlaville sans compter son chantier de bateaux à Saint-Vaast. Es-tu capable de les diriger, de discuter non seulement avec les hommes de banque mais aussi les capitaines corsaires ou les charpentiers de marine ? T’es-tu seulement intéressée une seule fois à la ferme ou aux écuries ?

— Tu l’as bien fait, toi !

— Moi j’ai toujours aimé ces choses. Quant aux affaires que Félix a en commun avec ton mari, je n’y connais rien. Lui non plus d’ailleurs. En résumé, si Guillaume a vraiment… disparu – et là sa gorge émit quelque chose qui ressemblait à un sanglot – non seulement tu risques de ruiner tes enfants et de perdre cette maison qu’il a bâtie pour eux, mais tu ruineras aussi mon époux !

— Tu es riche. Tu n’as donc rien à craindre…

— En temps normal, sans doute, mais nous ne vivons plus des temps normaux. On commence à chasser les prêtres à présent ; bientôt peut-être on chassera de nouveaux nobles comme on l’a fait durant la Grande Peur après la chute de la Bastille. Alors, pour une fois, essaie de raisonner en femme sensée à défaut de femme sensible !