— Oui. Reprendre les recherches depuis le début. Je ne quitterai pas cette maison sans avoir une certitude. Sachez que je suis un assez bon limier et qu’il m’est arrivé de retrouver des hommes perdus en plein désert. Je vais voir votre Potentin et, demain, nous reprendrons la piste…

— Vous allez perdre un temps précieux que vous devez au Roi ! Songez à lui et oubliez Guillaume comme je m’y efforce : je suis certaine qu’il n’existe plus…

— Pas moi ! Quant au Roi, il a besoin de votre mari autant que… ses enfants. Il me semble que vous en faites bon marché ?

— Soit ! Je vous donne Potentin et toute l’aide que vous pourrez désirer mais retenez bien ce que je vais vous dire : si vous retrouvez le corps de Guillaume Tremaine, vous pourrez le ramener ici où il recevra tous les honneurs possibles… et toutes les larmes. Mais s’il est vivant, n’oubliez pas que je n’ai pas changé d’avis : je refuse de l’accueillir et de reprendre une vie commune qui ne m’inspire plus que du dégoût. Il serait mieux pour moi de ne le revoir jamais.

— Comme je vous plains !…

Laissant Agnès à ses contradictions, M. de Saint-Sauveur s’en alla trouver Potentin.

VII

L’HOMME DU MARAIS

En vérité, même s’il l’eût cent fois préféré, Guillaume n’était pas mort. Il n’était même pas bien loin : une lieue ou à peine plus le séparait des Treize Vents et cependant il eût été plus proche de l’autre côté de la Manche, au bout de la Bretagne ou au fin fond de l’Auvergne. Il se retrouvait brisé, malade, à peine conscient, perdu dans un univers d’ombres glauques, hors de toute civilisation, exilé au fond des âges. Peut-être sur une autre planète ?…

Des moments qui avaient suivi l’accident – car c’en était un, une erreur tragique, une de ces coïncidences comme le Destin se plaît parfois à en imaginer ! – il ne gardait qu’un souvenir vague : celui d’une souffrance aiguë et d’un interminable cheminement, ballotté sur quelque chose de vivant dont les mouvements lui arrachaient des plaintes à travers des ténèbres denses et trempées de pluie.

Il y eut ensuite un trou noir profond comme des abysses, moins angoissant toutefois que la demi-conscience traversée de douleurs fulgurantes. Auparavant, il avait eu l’impression bizarre qu’on le jetait dans une barque au bout de laquelle s’érigeait, vaguement luisante, une forme triangulaire armée d’une longue perche. Il entendait le faible clapot de l’eau qui le balançait à peine mais, en même temps, cette eau le transperçait, noyant ses cheveux, ses mains, imbibant ses habits dans lesquels il tremblait de froid…

Lorsqu’il émergea de ces profondeurs moites, il retrouva les élancements de sa tête, de ses jambes et sut, à leur intensité terrestre, qu’il ne se trouvait ni en purgatoire ni même en enfer. Pourtant il y avait là des bourreaux, des êtres verdâtres dont l’un tirait sur une de ses chevilles comme s’il cherchait à l’arracher. Pas de flammes cependant autour de ces démons mais de grosses tiges ligneuses baignant dans un demi-jour gris et brumeux. Une traction plus cruelle que les autres le renvoya d’où il venait…

Combien de temps s’écoula avant qu’il ne remonte une seconde fois à la surface en dépit d’une espèce de brouillard installé dans son cerveau ? Il retrouva le bizarre décor de grosses branches colmatées avec de la terre évoquant une cabane de charbonnier mais si basse qu’il devait être impossible de s’y tenir debout. À genoux peut-être ?… Et encore !

Il était couché sur quelque chose de sec qui se froissa sous sa main avec un bruit de papier. Des feuilles de roseaux ? Mais lorsqu’il voulut se redresser une nausée lui souleva l’estomac tandis que sa tête chavirait, lui rappelant son unique expérience du mal de mer. Il retomba en arrière dans un gémissement. Une ombre plus épaisse que les autres bougea à cet instant et il comprit qu’il y avait quelqu’un auprès de lui. Un souffle passa sur sa figure :

— Restez tranquille ! intima une voix basse et rauque. Vous n’réussirez qu’à vous faire mal…

— J’ai soif !…

— C’est la fièvre. J’veux bien vous donner de l’eau mais elle est pas trop bonne par ici et vous feriez mieux d’attendre que la Hulotte revienne. Elle a dit qu’elle en rapporterait…

— Donnez-m’en un peu tout de même ! Je brûle…

— C’est vous qu’ça regarde !

En dépit du feu qui le brûlait, Guillaume ne but qu’une gorgée. L’eau avait un affreux goût de vase et de pourriture mais le mouvement avait intensifié la douleur dont tout son être était prisonnier. Seuls, ses bras semblaient indemnes. Tournant un peu la tête il chercha l’homme mais celui-ci s’était déjà écarté pour se fondre à nouveau dans les ténèbres environnantes.

— Où est-ce que je suis ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire puisque vous n’êtes pas près d’en sortir. En quelque sorte, vous êtes chez moi…

— Alors qui êtes-vous ? Est-ce que je vous connais ? Je n’ai même pas pu voir votre visage…

— Y n’vous apprendrait rien… pas plus qu’mon nom !

— Mais enfin… qu’est-ce que je fais ici ?

— Vous n’vous souvenez pas ?

— N…on. Il me semble…oh, ma tête me fait si mal !…

— Alors laissez-la tranquille ! C’est mieux pour tout l’monde. Et puis vous parlez trop !… Vous allez encore battre la campagne sur le soir…

Une nouvelle fois, Guillaume essaya de se redresser mais une poussée de douleur le recoucha sur son lit de roseaux :

— Mes jambes !…

— Sont brisées… toutes les deux ! On a arrangé ça du mieux qu’on a pu, moi et la Hulotte. J’ sais mettre des attelles…

Tremaine laissa passer la vague de souffrance, cherchant sa respiration. La fièvre devait monter encore car il se mit à claquer des dents. Il avait froid, à présent, bien que sa tête fût en feu. L’homme ramena sur lui la mauvaise couverture qu’il avait rejetée machinalement.

— Tâchez d’rester tranquille ! Je r’viens ! J’vais voir ce que fabrique la Hulotte…

Guillaume ne répondit pas. Les yeux fermés, il tentait désespérément de mettre bout à bout deux idées mais l’effort était trop pénible. Il abandonna et tomba dans un demi-sommeil d’où le tira, peu après, une voix de femme, jeune et fraîche :

— Sainte Vierge bénie ! Dans quel état il est, ce pauvre monsieur ! On va pas pouvoir le garder ici ! Faudrait l’amener au village…

— Pour qu’on m’accuse de meurtre et qu’je sois pendu ? Tu perds la tête ma fille !

— Y a pas de raison qu’on te pende, mon Nicolas ! Tu lui voulais pas de mal et d’ailleurs tu l’as pas tué. C’est son cheval que tu as tiré au moment où le cerf arrivait… En attendant faut le réchauffer. Il tremble de partout. J’ai apporté de la soupe et des peaux, de l’eau de source et des morceaux de linge propre pour les pansements mais toi tu devrais te décider à allumer du feu. Tu aurais dû commencer par là, la nuit dernière quand tu l’as rapporté. Je te l’ai déjà dit…

— Et moi je répète ce que j’t’ai répondu : l’ feu ça s’voit de loin dans l’obscurité et de jour ça fait d’la fumée. J’en allumerai pas !

— Si tu ne veux pas m’écouter, il va mourir. Ce n’était pas la peine, alors, de te donner le mal de le trimballer sur ton dos puis dans la barque jusqu’ici. Fallait le laisser près du cadavre du cheval…

— Sûr que j’aurais mieux fait d’le jeter dans l’étang mais quand j’ai vu qu’y vivait'core, j’ai pas pu l’achever…

— C’est tout à ton honneur seulement maintenant faut terminer ton ouvrage et m’aider à faire le mien. Allume !… Personne le verra, ton feu ! avec toute cette pluie qui tombe depuis le coq chantant, le marais a presque doublé… Et puis ce vieux tas de pierres a si mauvaise réputation !

Quand la flamme s’éleva, Guillaume, sorti de sa torpeur depuis quelques instants, put voir que ce qu’il avait pris pour le mur d’une cabane était en fait un amoncellement de fagots adossés au mur d’une sorte de cave. Elle éclaira du même coup les deux êtres – il les distinguait mal encore ! – et aussi sa mémoire. L’espèce de bouillie cotonneuse où le choc reçu et la fièvre maintenaient son cerveau immergé s’allégea, se dissipa quand l’homme parla du cadavre du cheval. Soudain, tout revint sous la poussée d’un chagrin brutal. Il entendit le coup de feu, il sentit le grand coursier s’effondrer sous lui tandis que, projeté par-dessus, il s’en allait s’écraser lui-même. Ali !… Se pouvait-il qu’Ali soit mort, que ce rustre l’ait abattu ?… Il s’entendit murmurer :

— Mon cheval ?… Où est-il ?

Ce fut la fille qui répondit. Elle s’approchait alors de lui une écuelle fumante à la main et se penchait pour lui soulever la tête :

— Buvez ! Vous vous sentirez mieux !… Pour votre cheval, faut pas lui en vouloir ! Il l’a pas fait exprès ! Il s’était caché sur le passage d’un cerf dont il avait relevé les traces… Vous êtes arrivé en même temps. Sur la croix de ma mère, je vous jure qu’il vous voulait pas de mal ! C’est pas un méchant, Nicolas…

Incapable de retenir ses larmes, Guillaume les absorbait en même temps que l’épais bouillon d’herbes et de légumes. Assis un peu plus loin, l’homme mangeait sa soupe lui aussi comme si ce qu’on disait ne le concernait pas. À la longueur de ses jambes repliées, on pouvait voir qu’il était grand. Maigre aussi en dépit de la casaque en peau de chèvre qui l’élargissait et, ajouté à cela une figure aux traits simiesques à demi dévorée par une barbe d’un blond sale. Pas vieux, en tout cas : la trentaine peut-être ; sûrement pas davantage ! Les plis qui marquaient ce visage n’étaient pas des rides : simplement l’expression d’une indicible tristesse.

— Pourquoi ne veut-il pas me dire où nous sommes et, s’il ne me veut pas de mal, pourquoi m’y avoir amené ?

— Il fallait bien vous mettre à l’abri. La pluie s’est mise à tomber dru. Elle aurait pu vous achever… Il a fait au mieux. Vous êtes grand et lourd et il vous a porté sur son dos.

À présent, la jeune fille – elle ne devait pas avoir beaucoup plus de seize ans ! – lui faisait face et Guillaume pensa qu’avec ses longs cheveux blonds mouillés et sa coiffe amollie par l’humidité, elle ressemblait à Madame la Pluie, une image qu’il avait vue sur un livre de contes pour enfants. C’était la même figure triangulaire avec un petit nez pointu et des yeux tellement clairs qu’ils étaient presque transparents. Quant au reste de sa personne – elle n’était pas plus haute que les fagots ! – il disparaissait dans un accoutrement de grosse laine et de toile couleur de terre visiblement usagé et aussi peu flatteur que possible. En résumé ces deux êtres devaient appartenir à ce peuple misérable, silencieux et à demi sauvage qui hantait les plus anciens vestiges de l’immense forêt de Brix, cette fourrure dense et verte dont, au temps jadis, se vêtait la majeure partie du Cotentin. Guillaume essaya de sourire :

— Pardonnez-moi ! C’est votre époux peut-être ?

— Oh non, mais on se connaît depuis si longtemps ! Et puis, on n’a personne. Pas de famille ni l’un ni l’autre. Alors…

Elle eut un geste vague, un peu las qui en disait bien plus qu’un long discours sur ces deux solitudes.

— Vous habitez ici… dans cette cave ?

— Lui, oui. Pas moi !… Mon père était piqueux de grès et j’ai une petite maison pas bien loin d’ici. Quand Nicolas a besoin de moi, il m’appelle et je viens…

— Tu causes trop, la Hulotte ! grogna ledit Nicolas. Il a pas besoin d’savoir tout ça…

— N’y voyez pas offense ! murmura Guillaume. J’essaie de vous connaître mieux. Moi, je me nomme…

— Pas la peine ! On sait qui vous êtes ! coupa l’homme avec une espèce de rage. Plus d’une fois que j’vous ai aperçu et vos cheveux rouges y sont faciles à r’connaître…

Le ton hargneux de l’homme irrita Guillaume. La soupe chaude lui avait rendu quelques forces et il n’entendait pas les dépenser en discussions stériles.

— Est-ce que je vous ai fait quelque chose ? On dirait que vous m’en voulez ? Après tout, c’est vous qui m’avez blessé. Et vous avez tué mon cheval !

— C’est bien mon regret ! J’aurais préféré vous tuer vous ! C’t’animal… j’crois bien qu’il était la plus belle chose que j’aie jamais vue ! C’que j’ai pu vous l’envier !… Quand j’l’ai vu mort… j’ai pleuré ! Et j’suis resté longtemps assis par terre… sous la pluie… avec sa tête sur mes genoux !

Il pleurait encore à cet instant et le chagrin de cet inconnu pour le bel étalon qu’il pouvait seulement admirer de loin bouleversa Tremaine…

— Vous l’avez laissé… là-bas ? demanda-t-il d’une voix soudain enrouée.

Nicolas tourna enfin vers lui un regard charbonneux où brillait une flamme coléreuse :