— Non. Je reste ici, avec vous deux.

Tout de suite furieux, il leva le poing, prêt à frapper mais elle le défia :

— Vas-y ! Cogne !… Ça serait bien la première fois mais il faut un commencement à tout. Si tu veux que je m’en aille, il faudra que tu me chasses. Ou alors va chercher la barque. On le mettra dedans et on le conduira chez moi. Ma maison est petite mais au moins elle ressemble à ce qu’elle est.

L’œil sombre du braconnier se chargea d’une encore plus sombre jalousie :

— Et tu pourrais l'dorloter à ton aise… ou même faire prévenir chez lui pendant qu'moi j'resterais ici tout seul ? Tu m’prends pour un idiot ?

— Non. Pour un homme qui devrait regarder son intérêt plutôt qu’une espèce de vengeance hors de saison. Alors, je reste ?

Nicolas haussa rageusement les épaules :

— Ah, les bonnes femmes ! Celui qu’aura raison contre vous quand vous avez une idée sous l’bonnet, il est pas encore né !…

La Hulotte se contenta de cette reddition et se mit à éplucher les choux puis à vider une grosse carpe… Et la nuit acheva de se refermer sur cet étrange trio.

Pas seulement la nuit d’ailleurs.

Dans les jours qui suivirent, les vents d’ouest apportèrent sur le Cotentin les queues fracassantes des grandes tempêtes qui sévissaient alors sur Terre-Neuve et l'Atlantique Nord. Passé Land’s end, la pointe extrême de l’Angleterre, elles s’engouffraient dans la Manche et venaient frapper de plein fouet la grosse presqu’île trapue, carrée comme une tour normande que la mer furieuse attaquait de trois côtés à la fois.

Dans leur ancien ermitage cerné par un étang devenu deux fois plus vaste, Guillaume et ses compagnons furent isolés du reste du monde mais relativement abrités de l’ouragan. Le solitaire qui, jadis, avait bâti ce minuscule sanctuaire sur l’îlot d’un étang s’était assuré un asile de paix où il était impossible de venir troubler ses oraisons sans qu’il s’en aperçût.

Cependant la paix n’était plus guère le lot des trois êtres réunis dans cet espace étroit. Surtout depuis que Guillaume était fixé sur l’identité de son geôlier. Il en devait la révélation à la Hulotte – en fait, elle s’appelait Catherine Hulot ainsi qu’elle le lui confia un jour en rougissant beaucoup et comme si c’eût été un secret inavouable – et dès lors il ne l’appela plus autrement.

Ce jour-là, Catherine appliquait une fois de plus de l’argile sur les jambes de Guillaume lorsque celui-ci demanda soudainement :

— Pourquoi Nicolas fait-il un mystère de son nom ? Je ne crois pas m’être fait beaucoup d’ennemis depuis que je suis dans la région. Quant à la première fois où j’y suis venu, j’avais neuf ans et n’y suis resté qu’une poignée de jours…

La jeune fille regarda son patient, luttant visiblement contre l’envie de parler. Entre elle et lui, un courant de sympathie se développait avec, chez Catherine, une attirance, un sentiment dont elle n’avait pas conscience mais qui la poussait à veiller sur lui, à le quitter le moins possible tant elle craignait que, dans une crise de fureur, son ami ne le mît à mal. Guillaume insista :

— Je vous en prie, Catherine ! J’ai besoin de savoir. On peut toujours réparer un tort ou tout au moins essayer.

— De toute façon, il n’accepterait pas mais peut-être que vous réussiriez à adoucir cette grande amertume qu’il porte en lui ?… ajouta-t-elle en considérant le blessé d’un air songeur.

— Vous l’aimez ?

— Oui. Comme le frère qu’il a toujours été pour moi depuis la mort de mon père.

Orpheline de mère peu après sa naissance, – une fièvre puerpérale avait enlevé Marie Hulot – la fille du « piqueux » de grès s’était retrouvée seule trois ans plus tôt dans la petite maison isolée près de la grésière lorsque son père, souffrant depuis longtemps des fièvres paludéennes comme beaucoup de gens de la région, finit par succomber les poumons troués par la silicose. La carrière était isolée ; il y eut bien peu de monde pour proposer une aide : ce fut le plus misérable qui l’apporta : Nicolas s’occupa de l’orpheline. À sa manière rude, bourrue et sans y mettre trop de délicatesse mais elle trouva en lui un protecteur capable de mettre en fuite les mauvais garçons avides de saisir au vol le jupon d’un tendron sans défense.

— Eh bien ? reprit Tremaine. Me le direz-vous ce nom ? Il ne s’agit tout de même pas d’un brigand célèbre ou d’un prince en fuite ? ajouta-t-il avec un sourire qui fit fondre la petite : elle rit franchement :

— Oh non ! S’il était un brigand, il proclamerait son nom au lieu de le cacher. Quant à un prince, je ne vois pas du tout d’où nous pourrions le sortir. Nicolas porte le nom de sa mère : Potin. Ou du moins devrait le porter mais il n’en veut pas parce que celui qui aurait dû être son père, le mari de sa mère, n’a pas voulu le reconnaître.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’était pas de lui, bien sûr. Il naviguait depuis au moins deux ans sur les mers lointaines et le soir où il est rentré chez lui, à Saint-Vaast, il a trouvé un berceau près du lit de sa femme avec un bébé de quelques jours. Il a laissé de l’argent et puis il est parti pour tuer le séducteur, un soldat du fort de la Hougue…

Vivement Guillaume posa sa main sur celle de la jeune fille :

— Arrêtez ! fit-il d’une voix soudain changée. Je crois que je peux continuer l’histoire… Le marin n’a pas été jusqu’aux bastions parce que, sur le chemin, il a trouvé un enfant gravement blessé. Il a ramassé cet enfant, l’a emmené chez un médecin et, pour finir, est reparti avec lui pour les Indes. Le garçon c’était moi, l’homme s’appelait Jean Valette et je l’aimais profondément…

Oh, la chaude bouffée de souvenirs qui remontaient à la mémoire de Guillaume ! Précis et nets comme s’ils étaient d’hier au lieu d’être vieux de trente années.

— Il a été un père pour vous, fit la voix amère de Nicolas entré sans que l’on s’en aperçût. Moi, il m’a rej’té comme un rebut d’humanité, condamné à la misère et à n’être jamais rien d’autre qu’un bâtard. Pourtant j’étais innocent, moi ! J’avais pas d’mandé à naître. S’il avait aimé ma mère…

— Il l’aimait, je peux vous l’assurer. Il m’a dit, un jour, combien il était heureux ce jour-là en approchant de Saint-Vaast. Il rapportait des cadeaux pour elle. Seulement…

— Seul'ment cadeau qu’elle lui avait préparé, l’a pas été d’on goût ! ricana Nicolas. Alors il a tout jeté !

— Ce n’est pas ça que je voulais dire : c’était un homme entier, opiniâtre et plein d’orgueil. Il lui a toujours été difficile, sinon impossible de pardonner. Si, au lieu de m’avoir trouvé, moi, il avait pu rencontrer le soldat qu’il cherchait, il l’aurait tué sans hésiter et sans l'ombre d’un remords. Ce qui se serait passé ensuite n’est qu’hypothèse : aurait-il réussi à échapper aux autres soldats et à ce qui aurait suivi : les juges, la potence ou le bagne ? De toute façon, je ne crois pas qu’il aurait jamais été votre père.

— C’est facile de dire ça ! Moi j’maintiens qu’il aimait pas assez ma mère sinon il s’rait resté sans tuer personne et p’t’être qu’à la longue il aurait fini par s’attacher à moi ? Il s’est bien attaché à vous qui lui êtes rien, qu’êtes même pas sorti d’un ventre où y s’plaisait bien !

— Il est possible que vous ayez raison mais alors il aurait fallu que Jean Valette soit un autre. Et je ne vois pas pourquoi vous lui en voulez à lui et pas à votre mère ? Ce n’est pas lui qui n’a pas su attendre ; ce n’est pas lui qui a été infidèle…

Le solitaire serra les poings et cracha :

— J’vous défends d’mal parler d’ma mère ! L’était jeune… et belle comme une image sainte. On laisse pas toute seule une femme comme ça…

Guillaume savait qu’il parlait dans le désert. Le mur qu’il avait devant lui refuserait toujours de se laisser entamer. Pour Nicolas, les choses étaient simples : Jean Valette aurait dû accueillir comme sien le fils d’un autre et Guillaume, en se glissant dans son cœur, n’était rien d’autre qu’un voleur. Donc un ennemi ! Néanmoins, il s’offrit le plaisir d’une repartie cruelle :

— À vous entendre un marin devrait obligatoirement épouser un laideron ? Ce pays, pourtant, est plein d’épouses jeunes et jolies qui attendent un homme parti au loin, matelot ou autres…

— P’t’être bien ! mais moi je n’sais qu’une chose : il a fait d’vous un homme riche et moi j'suis rien qu’un traîne-misère !

— Et vous me haïssez ! Néanmoins, lorsque je suis revenu au pays, j’ai cherché à savoir ce qu’étaient devenus sa femme et… l’enfant !

— Il vous l’avait d’mandé ? fit Nicolas avec une sorte d’âpreté mêlée d’un vague espoir.

— Non mais il me semblait que c’était juste. Personne ne savait rien : ils étaient partis depuis longtemps…

— J’étais pourtant pas bien loin et j’en ai eu plein les oreilles du bruit qu’on f’sait autour de vous ! Jusqu’au fond des forêts on parlait de « Monsieur » Tremaine…

— Vous auriez pu essayer de me rencontrer ?

— Pour quoi faire ? Vous m’auriez j’té dehors ! Vous ou votre femme : la fille de c’vieux bandit d’Nerville !… Ah là là ! C’que j’ai pu vous détester.

Épuisé par une joute oratoire inattendue, Guillaume ferma les yeux en se laissant aller sur sa couche devenue, grâce à une paillasse confectionnée par la Hulotte un peu plus confortable. Malgré tout, il retrouva la force de murmurer :

— Et vous m’exécrez un peu moins maintenant ?… Est-ce parce que vous espérez bien me voir mourir ?

— Oui. J’aurais pu vous tuer mais c’est une chose que j’saurai jamais exécuter de sang-froid. Et puis ça aurait été trop vite ! Là, j’vais vous r’garder vous dissoudre devant moi tout à mon aise ! Vous avez déjà bien moins grande mine, m’sieur Tremaine !

— C’est stupide ! Essayez de comprendre que vous avez tout intérêt à ce que je vive… et que si vous vouliez m’aider…

L’autre se pencha jusqu’à ce que Guillaume pût sentir son souffle aigre d’homme mal nourri :

— Comprendre ?… C’est vous qui n’y entendez rien ! Moi j’ai besoin qu’vous souffriez pour avoir moins mal dans ma tête !

— Alors soyez content ! Je souffre !

Le retour de Catherine, sortie un moment pour prendre des poissons que l’on tenait dans une poche plongée sous l’eau, sépara les deux ennemis. Nicolas entreprit de fondre des balles pour son fusil. Le blessé, les yeux fermés, cherchait un repos que son corps douloureux lui refusait. La jeune fille se mit à vider ses poissons et à les nettoyer…

Elle eut fort à faire, dans les semaines qui suivirent pour soigner de son mieux un homme qui semblait décidé à se laisser mourir. Guillaume sentait que son état physique se délabrait de jour en jour et que son courage suivait la même pente. Alors à quoi bon lutter ? Plus vite viendrait la fin et mieux ce serait. Ne fût-ce que pour satisfaire la haine patiente et tenace qui guettait à ses côtés. Il en venait même à repousser les tendres images de ses enfants, trop jeunes pour ne pas l’oublier rapidement, ou de Marie-Douce qui, sans nouvelles de lui, se croirait abandonnée et rentrerait certainement en Angleterre : elles ne lui apportaient qu’un peu plus de désespoir et de chagrin. Or, il voulait au moins finir dignement.

Il y avait bien Catherine qui se battait dans l’espoir de le ramener à la santé mais qui n’osait pas entreprendre la seule chose susceptible de le sauver : aller chercher un secours de plus en plus urgent. Sans doute avait-elle un peu peur de ce grand diable dont les traits se convulsaient de fureur quand il lui semblait qu’elle mettait trop d’amitié dans ses soins ou quand elle exigeait qu’il l’aide à changer la couche du blessé. Sans doute Nicolas était-il jaloux. Guillaume, alors, repoussant la main trop douce, le sourire trop attentif pour qu’au moins elle n’ait pas à souffrir lorsqu’il ne serait plus là.

Quand vint décembre, c’est-à-dire l’époque où les os brisés auraient dû être ressoudés, Catherine ôta les divers appareils de fortune qui immobilisaient les jambes de celui qu’elle appelait, dans le secret de son cœur, son « cher M. Guillaume »… Refusant d’admettre que le blessé était trop faible pour se soutenir lui-même, elle obtint de Nicolas qu’il fabrique de grossières béquilles. Elle était persuadée qu’une fois debout, Guillaume retrouverait des forces nouvelles. Nicolas s’exécuta mais, lorsqu’il les remit, il accompagna son présent d’un rire moqueur :

— C’est bien pour t’faire plaisir mais pourra jamais s’en servir ! L’a plus qu’la peau et les os : pourra jamais t’nir debout.

En effet, lorsque, cramponné d’une main au bâton en forme de tau et, de l’autre à l’épaule de la Hulotte, il posa les pieds à terre et voulut s’appuyer dessus, Guillaume hurla de douleur et retomba sur le lit haletant et trempé de sueur, usant ses dernières forces à retenir les larmes qui lui montaient aux yeux.