— Qu’est-ce que j’avais dit ? commenta Nicolas. Laisse-le donc crever et retourne chez toi !

— Comment peux-tu être aussi abominable ? Non, je ne partirai pas et si tu m’y obliges, sache bien que tu ne me reverras jamais…

— Tu ferais mieux de me tuer ! murmura Guillaume, je sais que je suis en mauvais état mais je peux quand même durer encore.

— J’ai tout mon temps ! Et ça s’ra pas si long qu’ça !

Les événements semblèrent lui donner raison :

Généralement doux dans la presqu’île, l’hiver fut, cette année-là singulièrement rude avec de grandes fureurs de pluie, des vents harassants et même de la neige et des loups affamés. Il fit froid, humide et, sur l’étang devenu immense, des brouillards effaçaient les arbres donnant aux isolés de l’îlot rétréci l’impression d’être perdus dans des nuages sans fin. Nicolas cependant allait chasser ou pêcher : il le fallait bien pour se nourrir. Il partait dans la barque, rassuré sur le sort de ses compagnons, gardés par les eaux au moins aussi efficacement que par lui-même. Lorsqu’il revenait il les trouvait toujours silencieux, Catherine assise près de Guillaume, les mains occupées d’un raccommodage d’un récurage ou de la préparation d’une tisane. Il ne pouvait savoir que son absence procurait à son prisonnier quelques instants de paix et même de douceur. À cette petite fille obstinée à le conserver en vie, Guillaume parlait de sa vie passée. S’il ne s’attardait jamais sur les Treize Vents ou sa famille, il aimait parler de ses amis, surtout de ceux de Varanville. Du fond de sa misère il prenait plaisir à évoquer son amie Rose, sa vitalité, son cœur généreux, l’attention constante qu’elle portait à ceux qui dépendaient d’elle et cet art qu’elle possédait mieux que personne de rendre un sourire à quiconque semblait plongé au plus profond du désespoir.

— Si j’avais pu appeler quelqu’un à mon aide, c’est elle que j’aurais demandée. Elle est toujours prête à porter secours.

— Pourquoi pas votre femme ? La dame des Treize Vents doit être bien en peine de vous pourtant ?

— La dame des Treize Vents ne veut plus me voir. Elle désire que je ne revienne jamais et je n’ai rien à attendre d’elle. Ne cherche pas à comprendre pourquoi, petite Catherine et ne me demande pas de t’expliquer : c’est trop difficile pour moi à présent.

— Est-ce… à cause de cette dame Rose ? Vous l’aimez sans doute et votre épouse en a pris ombrage ?

— Non. C’est pour… autre chose. Quant à Mme de Varanville je l’aime oui… mais comme la sœur que je n’ai pas eue…

Dans les tout premiers jours de mars, un printemps précoce chassa les lugubres jours d’hiver. Le soleil monta dans le ciel tandis que les eaux envahissantes se retiraient. Les épaisses brumes devinrent légers brouillards nacrés et Catherine ouvrit l’ancienne chapelle autant qu’elle le pouvait afin que Guillaume pût respirer un air plus vivifiant. Elle aurait aimé le conduire au-dehors mais c’était impossible : depuis les dernières froidures il toussait et n’essayait même plus de bouger. Catherine fit d’autres tisanes et aussi des cataplasmes d’argile chaude où elle mêlait des herbes sans d’ailleurs obtenir de véritable résultat. Comme disait Nicolas, il avait moins grande mine, Guillaume Tremaine ! Il était même méconnaissable avec la barbe roussâtre qui envahissait son visage dont la peau, si profondément recuite par tant de soleils et de vents, virait à présent au gris. De toute évidence, il n’en avait plus pour longtemps. Le mal ravageait sa poitrine.

Un soir, quand les deux hommes furent endormis, la jeune fille mit autour de ses épaules et de sa tête son grand fichu de laine noire, jeta un dernier regard à Guillaume enfoncé dans un mauvais sommeil et quitta l’ermitage…

Au matin, lorsque Nicolas s’éveilla, il se sentit la tête lourde et la bouche pâteuse ce qui n’était pas rare, mais ses idées s’éclaircirent brusquement lorsqu’il s’aperçut que le feu n’était pas allumé et la Hulotte invisible.

Soudain furieux, il sortit dans l’air vif du matin, courut à l’endroit où il attachait sa barque et se mit à hurler comme un loup malade en constatant qu’elle avait disparu. Une voix fraîche lui répondit qui venait de l’étang.

— Ne crie pas si fort ! Je suis là !

Tournant la tête, il fouilla du regard une écharpe de brume sous laquelle l’eau miroitante avait l’air de fumer. La forme encore vague d’une barque plate sur le bord de laquelle s’érigeait une silhouette de femme armée d’une longue perche, s’en dégagea peu à peu. Les mains en entonnoir, il cria, rassuré tout de même :

— Où est-ce que t’étais passée ?…

— J’ai été chercher des choses dont nous avons besoin…

En effet sur le devant de l’embarcation, il y avait deux gros paquets sombres et arrondis. L’homme, repris par sa mauvaise humeur, ronchonna :

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?… Et où as-tu été ?

La réponse qui lui fut donnée ne vint pas de Catherine. Le nez de la barque allait toucher terre quand les soi-disant ballots se redressèrent révélant deux hommes armés chacun d’un pistolet qui sautèrent dans les roseaux.

— Si tu bouges, déclara calmement Félix de Varanville, je te fais sauter la cervelle !

— Vous m’avez promis de ne pas lui faire de mal et aussi de le laisser libre ! supplia la Hulotte.

— Si Tremaine est encore vivant, je tiendrai ma promesse. Sinon…

La réponse de la jeune fille fut noyée par le flot d’imprécations crachées par son étrange ami. Cependant le bailli de Saint-Sauveur – l’autre passager de la barque – baissait son arme :

— Soyez tranquille !… Moi aussi, j’ai juré ! Conduisez-moi près de notre ami…

Un moment plus tard, enveloppé dans une couverture de fourrure, Guillaume grelottant et à peine conscient était déposé dans la barque. Pour la première fois depuis des mois le ciel s’étendait au-dessus de son visage et en éclairait cruellement les ravages. Félix avait peine à retenir ses larmes. Sans la promesse que lui avait arrachée dans la nuit la jeune Catherine arrivée chez lui exténuée, il aurait volontiers déchargé son pistolet dans la figure de Nicolas. Rose d’ailleurs s’était jointe à elle :

— Nous devons payer son courage de gratitude et non d’une nouvelle souffrance. Cet homme est son seul ami : souvenez-vous-en !

Il s’en souvenait mais non sans peine.

Très sombre, le bailli qui passait par hasard la nuit au château afin d’explorer une autre direction ne cachait pas son pessimisme :

— À Malte et chez les Barbaresques, j’ai pris quelques teintes de médecine. Tout à fait insuffisantes hélas, pour sauver ce pauvre garçon ! Il lui faudrait… le meilleur médecin qui soit au monde, j’en ai bien peur…

— Nous n’avons pas le temps de chercher si loin ! dit Félix. À Saint-Vaast, il y en a un qui n’est pas sans valeur. Le Dr Annebrun a étudié à la faculté d’Édimbourg avant de servir dans la Marine puis de reprendre le cabinet du défunt Dr Tostain. C’est d’ailleurs lui le médecin des Treize Vents…

— Vous pensez qu’il vaudrait mieux le ramener au manoir ? fit Saint-Sauveur avec une grimace. Même dans cet état, je ne suis pas certain qu’il serait bien reçu…

Félix explosa :

— Je vous jure bien qu’Agnès le laissera rentrer chez lui. Sinon, il y sera porté par la moitié des hommes de la région. Il y en a qui n’ont pas oublié de qui elle est la fille ! Ce qu’elle a fait est inadmissible et je me charge d’elle !

Il se calma soudain : faible, à peine audible la voix de Guillaume venait cependant de se faire entendre :

— Félix ! souffla-t-il avec une ombre de sourire… Je n’espérais plus… entendre ta voix… Conduis-moi… chez Pierre Annebrun. Je ne veux pas… qu’Élisabeth me voie comme je suis.

Une quinte de toux lui coupa la parole.

— Faisons vite ! conseilla le bailli.

Afin d’être certain que Nicolas, toujours tenu en respect, ne leur causerait pas d’ennuis… et aussi pour soulager ses nerfs, Félix l’étendit dans l’herbe d’un maître coup de poing puis sauta dans la barque dont, cette fois, Saint-Sauveur se chargeait de manier la longue perche. La tête de Guillaume reposait sur les genoux de Catherine. La jeune fille pleurait sans retenue. Elle ne regrettait pas d’avoir tout fait pour sauver cet homme mais elle s’y était attachée et, dans un moment, lorsque l’on aurait rejoint la voiture qui attendait au bout de l’étang, là où la terre pouvait porter son poids, il faudrait se séparer. Sans doute pour toujours et cette idée la déchirait.

Elle avait pensé prier qu’on l’emmène, elle aussi, mais vers quoi ? Un tablier de camériste ? Une chambrette dans une demeure étrangère et au milieu d’inconnus ? Avant que Tremaine n’apparût dans sa vie, elle n’avait que Nicolas. À présent, il aurait besoin d’elle. Une fois sa colère passée – et elle ne la craignait guère ! – il serait heureux qu’elle soit restée auprès de lui. Peut-être même arriverait-elle à lui faire abandonner son îlot insalubre où ils venaient de vivre un cauchemar pour sa petite maison près de la grésière où l’on n’était pas si mal ? Peut-être arriverait-elle à le rendre un peu moins sauvage ?…

Lorsque Félix enleva son ami, elle le laissa glisser de ses bras, demeura là sans bouger, assise au fond de la barque et les mains ouvertes. Le bailli se pencha sur elle pour l’aider à se relever avec une courtoisie à laquelle elle fut sensible :

— Vous êtes exténuée, ma pauvre petite ! Tenez-vous vraiment à retourner là-bas ?

La Hulotte leva sur lui ce visage attentif, ses yeux transparents que les larmes rendaient semblables à de minuscules flaques d’eau quand le ciel s’y reflète :

— Il le faut, Monsieur. Nicolas est le seul être sur cette terre qui ait besoin de moi. Je ne peux pas l’abandonner.

— Ce sentiment vous honore et j’espère que votre ami saura vous apprécier à votre vraie valeur. Il a beaucoup plus de chance qu’il ne le croit…

Après avoir déposé Guillaume dans la berline de voyage, Félix revenait vers eux. Il tira de sa poche une bourse et voulut la mettre dans la petite main aux doigts abîmés, aux ongles cassés mais Catherine refusa ; non sans grandeur !

— Merci à vous, Monsieur, mais j’ai seulement voulu sauver M. Tremaine. Pas me laisser acheter…

Elle saisit la longue gaule de frêne, la planta dans les roseaux de la berge et, d’une poussée, envoya le petit bateau vers le plus large de l’étang. Une sarcelle dérangée fila au-dessus d’elle avec un cri de protestation.

— Décidément, fit le bailli qui la regardait s’éloigner, il existe une bien étrange noblesse chez les plus humbles de nos filles normandes…

— Beaucoup plus, parfois, que chez les plus nobles, approuva Félix. L’ex-Mlle de Nerville devrait prendre exemple ! Venez, Monsieur le bailli ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

VIII

INCERTITUDES.

Haut comme l’une de ces armoires normandes qu’il affectionnait, bâti en conséquence et doué d’une force peu commune, le Dr Pierre Annebrun, lorsqu’on ne le connaissait pas, évoquait à première vue un tailleur de pierres-bâtisseur de cathédrales ou encore l’un de ces « maîtres de haches » qui, au temps du Roi-Soleil, édifiaient pour M. de Colbert vaisseaux de haut bord ou rapides galères. Le vieux sang Viking triomphait en ce gaillard blond comme les éteules abandonnées par la faux du moissonneur, capable de tordre un fer à cheval entre ses mains mais dont les doigts déliés savaient, avec la délicatesse d’une dentellière, délivrer une femme en couches, soigner la plus cruelle des blessures, ou encore – et c’était à cela qu’il consacrait ses rares loisirs ! – reconstituer en de minutieuses maquettes les beaux navires qui avaient enchanté sa prime jeunesse.

Son parcours dans l’existence présentait quelques analogies avec celui de Guillaume Tremaine dont il était l’aîné de trois ou quatre ans. Fils d’un médecin de Cherbourg marié à une Écossaise, il avait perdu son père à sept ans. À l’instar de Mathilde Tremaine qui n’aimait pas le Canada, sa mère Mary Keithland ne s’habitua jamais à la Normandie dont elle jugeait le climat trop chaud et soupirait après les brumes de son pays natal. Devenue veuve, elle se hâta de regagner Dunbar et la maison paternelle où sa propre mère vivait seule en compagnie d’une tante âgée.

Cette atmosphère exclusivement féminine ne convenait guère au petit garçon qui, au pied du château ruiné où Mary Stuart et son troisième époux Bothwell luttèrent contre la révolte soulevée par leur mariage, regrettait sa montagne du Roule, son jardin sur lequel un vieux figuier étendait ses branches lourdes, et les étranges mirages, les moirures et les halos, dont se parait la mer lorsque le soleil venait s’y endormir. Heureusement les barques des pêcheurs de Dunbar lui permettaient d’assouvir un vif attrait pour la navigation qui le disputait en lui au non moins vif désir de suivre les traces de son père et de devenir médecin…