Elle l’apprécia d’autant moins qu’une fois ses invités partis, Guillaume, qui avait un peu trop forcé sur l’eau-de-vie de pomme tout en considérant sa femme d’un œil de plus en plus lubrique, l’entraîna dans sa chambre et, sans rien vouloir entendre de ses protestations, déchira sa robe, la jeta sur son lit et lui fit l’amour avec une énergie, qu’elle jugea révoltante, avant de sombrer dans un sommeil qui n’avait pas grand-chose de réparateur : il en sortit doté d’une effroyable migraine et d’une solide gueule de bois, qui ne contribua pas à le mettre de bonne humeur.
Assez penaud, au fond, il n’en réagit pas moins avec la hargne d’une mauvaise conscience quand Agnès, figée dans sa colère, la lèvre dédaigneuse mais les yeux pleins de larmes, lui reprocha durement sa conduite en l’accusant de s’être comporté « comme un soudard avec une fille publique ».
— Une fille publique se serait montrée plus coopérante ! grogna-t-il, le nez dans sa tasse de café. Votre exemple est mal choisi : vous auriez dû dire un soudard avec une jeune vierge ou encore une nonne au cours du sac d’une ville prise d’assaut…
— C’est moi que vous avez prise d’assaut, moi, votre femme !…
— Vous devriez ajouter « la mère de votre enfant ». L’effet dramatique serait plus intense. En outre, je croyais me souvenir qu’une certaine… ardeur pour ne pas dire violence ne vous déplaisait pas…
— Peut-être, mais il y a la manière !
— Vous me pardonnerez mais j’ai trop mal au crâne pour essayer de trouver laquelle eût été la bonne. Cela dit, je vous demande excuses : soyez certaine que cela ne se renouvellera pas et que je saurai juguler à l’avenir mes instincts bestiaux.
— N’exagérez pas ! Est-il devenu impossible, Guillaume, que vous vous conduisiez simplement comme un mari aimant ?
— C’est quoi un mari aimant ?
— Mais… ce que vous étiez avant la naissance d'Élisabeth.
— Sûrement pas ! J’étais votre amant, ma belle, beaucoup plus que ce que vous souhaitez de moi à présent : un homme rangé, convenable, qui vous fera l’amour à date fixe et en tenant le plus grand compte de vos humeurs et de vos états d’âme.
Elle eut alors un cri :
— Guillaume ! Vous ne m’aimez plus !
Il la regarda avec une stupeur absolue :
— Moi, je ne vous aime plus ? Où prenez-vous ça ?
Elle détourna les yeux pour cacher ses larmes.
— Vous ne me parleriez pas de cette façon si vous m’aimiez comme avant.
— Comme avant quoi ?
— Je… je ne sais pas ! J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose. Peut-être cette scène stupide que nous avons eue avant que vous ne partiez pour Granville ? Vous a-t-elle à ce point blessé ?… Êtes-vous si rancunier ?
Sincèrement désolé de la voir malheureuse et saisi peut-être de quelque remords, Guillaume se leva pour rejoindre sa femme de l’autre côté de la table et se penchant sur elle voulut l’envelopper de ses bras mais elle le repoussa :
— Je ne vous demande pas de consolation… ni de pitié !
— Que puis-je faire, alors ?
— Rien pour le moment. J’ai besoin… de calme. Et aussi d’oublier ce qui s’est passé cette nuit.
Du coup Tremaine réintégra sa colère non sans un certain soulagement :
— Dirait-on pas que j’ai commis un crime ? Ramenons les choses à leurs justes proportions, si vous le voulez bien : cette nuit, je vous désirais trop pour accepter le refus que vous prétendiez m’imposer. Je vous ai prise, un point c’est tout !
— Vous étiez ivre donc odieux !
Cette fois Guillaume se mit à rire :
— Vous êtes bien la Normande la plus étrange que j’aie jamais rencontrée ! Ma pauvre enfant, si toutes les femmes de ce pays qui retrouvent dans leur lit un mari éméché devaient en être scandalisées, la natalité régresserait rapidement. Si nous faisions chambre commune comme tous les braves gens qui nous entourent, vous seriez moins délicate.
— Je ne suis pas femme de pêcheur ni de laboureur ! Dans notre monde, il est normal qu’une femme ait sa chambre bien à elle et j’y tiens.
— Aussi n’entre-t-il pas dans mes intentions de changer vos habitudes. Prenez seulement garde à ne pas ériger votre lit en une sorte de sanctuaire que l’on ne peut aborder qu’en état de grâce ! Je vous souhaite une bonne journée !
Horriblement vexée, Agnès bouda une grande semaine. Résultat : après trois repas pris dans le plus profond silence, Guillaume s’en alla se faire inviter à Varanville et chez divers amis de Saint-Vaast afin de trouver une atmosphère plus réjouissante. Agnès eut peur alors de le voir repartir pour Granville et, sachant qu’il ne céderait jamais, ce fut elle qui, un soir, le prit par la main pour le conduire jusqu’à sa chambre. Là, elle mit ses bras autour du cou de son mari :
— Tout cela est stupide ! Faisons la paix, Guillaume.
Ils la firent mais, bien longtemps après que Tremaine eut sombré dans le sommeil, Agnès garda les yeux grands ouverts sur l’obscurité, écoutant le vent d’hiver tourbillonner autour de la maison. Son corps était apaisé mais son esprit plein de trouble : comme au soir de Noël, elle avait l’impression qu’il s’agissait d’un autre homme. Celui-là ne ressemblait en rien au soudard de l’autre nuit mais pas davantage au Guillaume ardent, insatiable, passionné d’avant la naissance d'Élisabeth. Comme il le disait lui-même, il était alors un amant. À présent ce n’était plus qu’un mari ! Tendre, certes, délicat, attentif à lui donner le plaisir mais il n’était plus question maintenant de passer une grande partie de la nuit à s’aimer. Il ne tarda guère à manifester une évidente envie de dormir et, comme elle s’en inquiétait, il se mit à rire :
— Il faut te faire une raison, ma chérie : je vieillis !
C’était une boutade, bien sûr, pourtant la conviction qu’il s’était passé quelque chose de grave s’ancra lentement dans l’esprit d’Agnès. Elle avait cependant trop de fierté et d’amour-propre pour chercher à savoir, poser des questions facilement humiliantes. Elle ne s’en ouvrit même pas à son amie Rose de Varanville à qui Guillaume portait une amitié bien proche d’une fraternelle affection et c’est ainsi qu’un malentendu s’installa entre les deux époux. Guillaume s’absentait souvent quand ses affaires l’appelaient à Cherbourg, à Granville, à Saint-Malo ; parfois mais très rarement à Paris qui ne lui plaisait pas et si, d’aventure, lors de ses retours, il partageait le lit de sa femme, jamais plus celle-ci ne prit sa main pour l’y conduire. En revanche, elle reçut plus souvent la visite du chanoine Tesson, de Valognes, qui avait bien connu sa mère jadis et qui, du rôle d’ami, passa tout naturellement à celui de confesseur. Habitué depuis longtemps aux doléances de femmes plus ou moins satisfaites de leur mariage, il s’efforça de faire comprendre à la jeune Mme Tremaine que la vie conjugale ne se pouvait dérouler éternellement dans les excès de la passion et qu’il était normal de voir un certain calme s’installer avec le temps.
S’agissant d’un autre que Guillaume, Agnès eût admis ses apaisements mais elle connaissait trop la puissante vitalité de son mari pour admettre sans peine de voir le flot tumultueux de ses amours se perdre dans les eaux plates d’un étang paisible. Cependant, elle s’efforça tout de même de cultiver durant quelque temps l’austère vertu de résignation. Jusqu’à cette aube de l’été précédent…
Depuis plusieurs jours, le Cotentin étouffait sous une chaleur humide que le voisinage d’une mer lisse comme un miroir d’étain n’allégeait aucunement. Aux Treize Vents, on vivait toutes fenêtres ouvertes dans l’espoir de capter le moindre courant d’air. La venue du crépuscule n’apportait même pas de fraîcheur.
C’était presque plus supportable aux écuries où, en compagnie de Prosper Daguet, son maître-cocher, Tremaine aidait Bruyère, une belle jument irlandaise, à mettre au monde son premier poulain. L’épaisseur des murs construits sous des arbres centenaires, les portes largement ouvertes et l’absence des autres chevaux laissés au pré pour la nuit combattaient assez bien la canicule. Pourtant Guillaume et Daguet, torse nu, dégoulinaient de sueur quand, vers trois heures du matin, leurs efforts furent couronnés de succès : Bruyère, triomphante, allait offrir à Ali, le magnifique pur-sang de Tremaine, un fils digne de lui… Épuisé mais presque aussi heureux que si le nouveau-né était de lui, Guillaume sortit de l’écurie salué par le cri relayé des coqs. À cet instant au lieu de rentrer à la maison, il se laissa gagner par l’envie d’aller plonger dans l’ancien étang qu’il avait fait recreuser au bout de son parc.
Il se trouva qu’Agnès, lasse de se retourner dans son lit, eut la même idée. Elle descendit au jardin et, en sortant du couvert des arbres, elle aperçut son mari qui courait vers l’étang dans la grisaille du petit jour. Elle le rejoignit au moment où, achevant de se déshabiller, il allait s’avancer dans les roseaux.
Dans la brume qui montait de l’eau, elle ressemblait tellement à une apparition qu’il ne trouva rien à lui dire. Elle se contenta de sourire en laissant son léger peignoir glisser à terre puis, avec un rire qui était une invite, elle s’élança dans la grande mare. Il s’y jeta à son tour, saisi d’un désir que doublait l’instinct immémorial du chasseur mais Agnès, habituée aux jeux aquatiques depuis l’enfance, nageait aussi bien que lui. Il parvint à l’atteindre sans pour autant l’emprisonner : elle glissa de ses mains comme une anguille. Quand il réussit enfin à la rattraper, elle venait de se laisser tomber dans les roseaux et riait toujours avec un air de défi qui acheva d’enflammer son époux. Ils firent l’amour tels Adam et Eve au premier jour… Ils le firent encore la nuit suivante et, durant plus d’une semaine, ce fut une seconde lune de miel. D’un miel singulièrement bouillant et, à ce souvenir délicieusement païen, Agnès, tout en marchant vers la vieille église, sentait ses joues brûler. Et puis, après l’arrivée soudaine d’une lettre, Guillaume dut partir pour Granville et y rester une dizaine de jours. Lorsqu’il revint, Agnès était aux prises avec les premières nausées d’une grossesse qui allait, par la suite, se révéler sinon difficile, du moins fatigante et mettre une fin provisoire à l’intimité du couple. Pâle et dolente, la jeune femme haïssait les odeurs d’écurie que Guillaume transportait avec lui et plus encore celle du tabac. Cependant, quand vint le moment tant redouté, tout se passa au mieux : Adam Tremaine entra dans le monde avec une discrétion exemplaire : sa mère ne souffrit vraiment qu’une demi-heure, faveur céleste qu’elle attribua aux prières du chanoine Tesson.
Cette naissance fut le grand triomphe d’Agnès. Enfin, elle pouvait mettre dans les bras de son époux l’héritier qu’il désirait tant. Elle était même tellement heureuse qu’elle rit de bon cœur en constatant qu’il s’agissait encore une fois d’un petit rouquin. Selon la tradition des grandes familles, Guillaume salua l’arrivée de son fils en passant un beau diamant au doigt de sa femme…
Lorsque l’on entra dans l’église où attendaient un sonneur exténué et un prêtre plutôt soulagé de les voir enfin là – avec ces Tremaine on ne savait jamais ce qui pouvait se passer ! –, Guillaume qui, durant le chemin, avait subi l’incessant bavardage de la vieille Mme de Chantaloup sourit à son épouse :
— Nous y voici tout de même, mon cœur, chuchota-t-il. J’ai cru un moment qu’il allait falloir remettre !
Il était fier d’Agnès à cet instant et se sentait pleinement heureux. Même le remords toujours présent que lui infligeait sa passion pour lady Tremayne s’effaçait devant l’éclat d’une journée consacrée à l’enfant qui allait perpétuer son nom. Un remords assez discret d’ailleurs pour ne pas être encombrant tant il lui paraissait normal d’aimer Marie-Douce. Elle était un être différent et cependant faisait partie de lui-même comme son propre sang, élue depuis le premier jour lorsqu’il l’avait vue dévaler la rue Sainte-Anne à Québec pour atterrir dans un tas de neige. Même lorsqu’il la croyait à jamais perdue, Guillaume gardait au fond du cœur une image trop profondément empreinte pour s’effacer jamais et lorsqu’un miracle les remit face à face il ne leur vint même pas à l’idée d’essayer de lutter contre le flot brûlant qui les avait couchés sur une plage déserte pour s’unir selon la loi de l’amour et cela jusqu’à ce que la marée les chasse vers une alcôve moins humide. Depuis, leur passion mutuelle ne faisait que croître. Peut-être parce qu’il lui fallait subir de longues périodes de séparation.
L’ironie du destin voulait, en effet, que Marie-Douce, restée au pays après la perte de la Nouvelle-France, eût épousé le demi-frère de Guillaume, Richard Tremaine, le traître de l’anse au Foulon, que sa vilenie et les services rendus par la suite aux nouveaux maîtres britanniques transformèrent en sir Richard Tremayne, heureusement défunt depuis quelques années. La haine que lui vouait Guillaume – comme d’ailleurs à l’Angleterre tout entière ! – s’en trouvait à peine amoindrie et le triomphe de reprendre à ce mort détesté la femme dont il avait sans doute été très fier décuplait en lui les joies de l’amour comblé.
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