Ce fut ce dernier qui l’emporta à la prière de Mary Annebrun qui craignait de voir son unique enfant s’éloigner d’elle. D’autant que la célèbre faculté d’Édimbourg n’était distante que d’une douzaine de lieues. Le jeune Pierre y conquit brillamment ses diplômes sans jamais avouer qu’il ne souhaitait guère exercer dans un pays où il s’était toujours senti un peu étranger. Et puis il y avait toujours cette soif d’aventures qu’il gardait au fond de lui et qui revenait parfois le tourmenter.

La mort de sa mère, survenue trois ans après celle de la grand-mère et cinq après celle de la tante âgée, le laissa seul au monde mais libre et en possession d’un peu d’argent qu’il augmenta en vendant la maison et les quelques terres arides qui l’environnaient. Il rentra en France.

C’était l’époque où le roi Louis XVI envoyait le comte de Rochambeau au secours des colonies anglaises d’Amérique entrées en rébellion. Pensant avec juste raison qu’il y avait là une grande occasion de voir du pays et que ses qualités médicales pouvaient y trouver leur emploi, Annebrun réussit à s’embarquer à bord du Neptune commandé par le chevalier Destouches. Le 2 mai 1780, à cinq heures du matin, il quittait Brest avec l’escadre du chevalier de Ternay à destination de Newport. Il avait manqué de peu mettre son sac à bord de l'Amazone, la rapide frégate de M. de La Pérouse. Son destin, sans doute, en eût été changé : il eût très certainement suivi le grand navigateur dans son voyage autour du monde et pourrirait quelque part du côté des îles Tonga mais un malentendu sépara les deux hommes et le Dr Annebrun resta en vie.

Après Yorktown, il demeura en Amérique, s’éprit d’une jolie fille de Baltimore, manqua l’épouser, s’aperçut à temps qu’elle courait plusieurs lièvres à la fois en s’ingéniant à faire monter les enchères. Blessé dans ses sentiments mais soulagé d’échapper enfin aux filets de tortue bouillis arrosés de beurre et de sherry qu’on lui servait trois fois la semaine chez ses futurs beaux-parents, il vendit le cabinet qu’il avait ouvert sur le port et décida qu’il était temps pour lui d’aller revoir sa Normandie.

Il regagna enfin Cherbourg mais si le Roule était toujours là, ses souvenirs d’enfance avaient disparu. Singulièrement la maison au figuier détruite lors du débarquement anglais de 1758… Pourtant le charme de sa région natale agissait toujours sur lui. Il pensa qu’il serait plus sage d’en finir une fois pour toutes avec le regret des anciens temps et, sans quitter ce Cotentin qu’il aimait, de se chercher un nouveau cadre de vie. Il trouva Saint-Vaast-la-Hougue, fut séduit au premier regard comme l’avait été l’enfant Guillaume Tremaine lorsque, des hauteurs de Quettehou, il découvrit l’immense baie aux nacres changeantes. Il y fit la connaissance du vieux Dr Tostain déjà usé par l’âge et les fatigues d’une vie trop remplie, devint d’abord son assistant puis son successeur lorsque Dieu appela enfin ce bon serviteur à un repos bien gagné. Depuis, il veillait sur la santé des gens de Saint-Vaast, Réville, Rideauville, La Pernelle, Anneville, Le Vicel, Le Vast et même parfois Quettehou bien que le bourg fût pourvu d’un médecin. Naturellement, le château de Varanville se trouvait aussi sur ses tablettes ainsi que les soldats des forts de la Hougue et de Tatihou parmi lesquels il n’était pas exclu qu’une rixe fît des éclopés justiciables du scalpel magique d’Annebrun.

Dans la population, on l’appréciait. Plus d’une fille s’essayait à charmer ce quadragénaire bourru mais de belle mine et susceptible de mener une grande carrière. Adèle Hamel, prête à toutes les bassesses pour quitter son état de vieille fille et se faire passer un anneau au doigt, était du nombre mais toutes tant qu’elles étaient perdaient leur peine. Vacciné – le terme était à la mode depuis peu ! – par son aventure américaine, Pierre Annebrun craignait leurs avances comme le feu et entendait couler le reste de ses jours dans un confortable célibat. En outre, il vouait à Agnès Tremaine une muette admiration teintée de respect et d’une vague méfiance qui se fût peut-être changée en un sentiment plus passionné si la jeune femme n’était si distante et, surtout, si le docteur n’éprouvait pour Guillaume cette estime et même cette amitié qui naissent si simplement entre gens de cœur habitués à lutter pour quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes.

En dehors d’Agnès, la seule femme qui intéressât vraiment le docteur était Mlle Lehoussois dont il estimait l’humour et la vieille eau-de-vie de pomme presque autant que les compétences professionnelles. Il lui devait d’ailleurs l’acquisition de Sidonie Poincheval, sœur montée en graine du carabetier de Saint-Vaast, demoiselle de grande vertu et de mœurs austères – en contradiction formelle avec la profession de son frère ! – mais fine cuisinière et excellente femme d’intérieur. Se tenant pour honorée de devenir la gouvernante d’un homme de science, Sidonie s’estima au moins l’égale de celle du curé et veilla dès lors à ce que son maître et elle-même reçussent des populations indigènes l’exacte dose de considération qui leur revenait.

La veuve du Dr Tostain gardant sa maison, Pierre Annebrun s’était installé avec Sidonie dans une grande bâtisse entourée de tilleuls située un peu à l’écart de l’agglomération, au Hameau-Saint-Vaast, sous Rideauville et près du château de Durécu, belle demeure datant du siècle de Louis XIV et dont elle avait été une dépendance. Le châtelain, M. François-Clément de Boyer de Choisy, capitaine au corps royal du Génie, et son épouse Caroline-Marie de Sottorsville qui n’y vivaient qu’une partie de l’année la lui avaient vendue sans difficulté.

Lorsque la voiture de Varanville s’arrêta devant sa porte, Annebrun était absent. Félix fut reçu par Sidonie, plus sur son quant-à-soi que jamais et qui, se voulant l’austère gardienne du secret professionnel, commença par refuser de dire où il se trouvait. Mais quand l’époux de Rose, l’œil féroce, l’informa du contenu de la berline et menaça de lui tordre le cou si elle ne lui donnait pas sur l’heure les moyens de récupérer le docteur, elle oublia toute sa superbe, déclara que son maître se trouvait au Tôt où le fermier souffrait d’un flux de ventre, courut ouvrir l’une des chambres qu’elle gardait toujours préparées « en cas », revint pour aider à monter le malade et, finalement, éclata en sanglots lorsqu’elle découvrit son état. Ce qui lui valut de se faire tancer par le bailli de Saint-Sauveur :

— Hé là, ma brave femme ! On ne chante pas la messe des morts avant les derniers sacrements. Il respire encore… Vous feriez mieux de m’aider à le mettre au lit…

Pendant ce temps Félix dételait un de ses chevaux, l’enfourchait à cru et fonçait en direction de la ferme du Tôt distante d’environ un quart de lieue.

Une demi-heure plus tard, Annebrun se trouvait devant ses responsabilités. Mettant sa pudeur de côté avec une abnégation toute romaine, Mlle Poincheval avait aidé le bailli à déshabiller Tremaine dont les vêtements n’étaient plus bons que pour le feu et à le revêtir d’une des chemises de son maître après une tentative de nettoyage interrompue sur l’ordre du bailli quand le malade, en proie à une forte fièvre, se mit à délirer entre deux quintes de toux.

Le temps que le médecin employa pour son minutieux examen parut durer un siècle à Félix de Varanville. Depuis son entrée dans la chambre, Annebrun n’avait pas articulé une parole, se contentant d’un salut silencieux adressé au bailli.

— Eh bien ? demanda Félix lorsque celui-ci leva sur lui un regard soucieux.

Le docteur haussa ses lourdes épaules :

— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il était grand temps ! Du moins je veux croire qu’il l’est encore…

— Vous allez le sauver, n’est-ce pas ?

— En toute sincérité je n’en sais rien. Tout ce que j’espère c’est qu’il lui reste assez de forces pour lutter…

— Contre quoi ? demanda M. de Saint-Sauveur. Qu’est-ce qu’il a ?

— Une broncho-pneumonie compliquée d’un peu de paludisme contracté dans ce foutu marais. Et je ne parle pas de ses jambes ! Il y a, au genou gauche, une enflure que je n’aime pas mais qu’il faudrait explorer. Sans compter… Oh, nous verrons ça plus tard si…

Il n’acheva pas la phrase dont aucun des deux hommes ne souhaita entendre la fin tant ils en craignaient le son sinistre. Tout de suite d’ailleurs, le bailli, pour rompre le soudain silence, se proposa comme garde-malade. Le médecin l’en remercia d’une ombre de sourire :

— Pardonnez-moi mais je préfère quelqu’un qui le connaisse à fond. Si M. de Varanville voulait bien aller me chercher Mlle Lehoussois, je lui en serais très obligé. Vous-même, Monsieur, avez une mission difficile aux Treize Vents. Mme Tremaine doit être prévenue mais je préférerais que l’on ne dise rien à la petite Élisabeth…

— Elle est chez moi et y restera ! coupa Félix. C’est à cause d’elle que Tremaine, dans un court instant de conscience, a voulu venir chez vous. Il ne souhaite pas qu’elle le voie… sous cet aspect.

Le médecin approuva puis, pour bien montrer qu’il voulait se mettre immédiatement au travail, il ôta son habit, retroussa les manches de sa chemise, cria à sa gouvernante de lui apporter une grande cuvette d’eau puis d’apprêter la chambre voisine pour la vieille sage-femme dont il ne doutait pas un instant qu’elle accourrait s’installer au chevet du malade.

Les deux autres comprirent qu’ils étaient de trop et s’en allèrent accomplir leurs tâches respectives. Pour se donner le temps de la réflexion, le bailli se proposait de remonter à pied à La Pernelle tandis que Varanville et la voiture iraient chercher Mlle Anne-Marie mais, au moment où ils se séparaient, une fenêtre du premier étage s’ouvrit et Pierre Annebrun s’y pencha jusqu’à mi-corps :

— Dites à Mme Tremaine que je ne veux pas la voir tant que je ne le lui aurai pas fait savoir ! Les larmes d’une femme n’ont jamais aidé personne à revenir à la vie. Au contraire…

Il n’ajouta pas que la seule idée de voir pleurer la dame de ses secrètes pensées le rendait malade… Le bailli fit la grimace :

— Ce que j’ai à dire est déjà assez difficile… Il se peut… qu’elle n’apprécie pas ?

— Ça m’est égal ! Je ne veux pas d’elle !

La fenêtre fut refermée avec une telle vigueur que les vitres en tremblèrent.

— De toute façon, soupira le vieux marin, elle n’en aura peut-être même pas envie.

— Quelle histoire insensée ! soupira Félix. Lorsque à mon retour ma femme m’a appris qu’Agnès avait chassé son époux, je n’en croyais pas mes oreilles ! Elle n’avait aucun droit d’agir ainsi…

— Je sais. Considérez pourtant qu’elle a été gravement blessée dans son orgueil autant que dans son cœur…

— Soyez certain que j’en suis conscient et que je ne donne pas raison non plus à Guillaume. Jamais il n’aurait dû l’épouser s’il restait attaché à cet amour d’enfance !

— Comment aurait-il pu imaginer qu’il resurgirait ? Le Destin est un vieux diable dont on ne sait jamais quel tour il va tirer de son sac. Espérons seulement que notre ami ne paiera pas trop cher…

La fenêtre, en se rouvrant, lui coupa la parole :

— Vous ne pouvez pas vous dépêcher un peu ? brama le médecin. Ce n’est ni l’heure ni le lieu pour faire la causette !

Sans oser ajouter un mot de plus, les deux hommes se hâtèrent de se séparer…

En avançant qu’Agnès n’apprécierait pas l’interdit du médecin et bien qu’il l’eût présenté dans des formes plus diplomatiques, Saint-Sauveur ne se trompait pas. La jeune femme écouta son récit avec une apparente impassibilité mais, en bon observateur de l’âme et de son miroir – le regard d’un homme ou d’une femme –, le bailli sentit à quel point elle était atteinte en voyant se troubler et s’obscurcir le gris changeant de ses prunelles. Un éclair, d’ailleurs, traversa ce ciel d’orage :

— Le Dr Annebrun a-t-il donné une raison valable pour me défendre le chevet de mon époux ?

— La lutte qu’il vient d’entamer est difficile. Il craint, je crois, de vous voir pleurer…

— Tant que Guillaume est vivant je n’ai aucune raison de pleurer. Je ne larmoie pas facilement.

— Vous ne l’avez pas vu. Il est très… abîmé et l’émotion que vous pourriez en ressentir…

— De cela je puis juger seule. Et j’entends bien qu’il en soit ainsi.

— Ce qui veut dire ?

— Que je vais ordonner à Potentin de faire atteler. Je vais au Hameau-Saint-Vaast…

Elle se dirigeait d’un pas rapide vers la porte du salon. Le bailli l’y cloua un instant en remarquant :

— Je pense que vous avez tort… À moins que vous ne souhaitiez seulement constater par vous-même jusqu’à quel point vous êtes vengée ?