— Je vous trouve bien indulgente ! Si j’avais une femme comme la sienne aucune tentation…
— Allons donc ! On voit bien que vous ne connaissez pas lady Tremayne ! La déesse de l’Amour en personne. Et elle l’adore !
— L’adorera-t-elle encore s’il demeure estropié ? Ses jambes sont dans un triste état et je ne peux rien tenter tant qu’il est sous l’empire de la fièvre.
— Que voulez-vous dire ?
— Que s’il vit ce sera peut-être dans une chaise roulante et accroché à des béquilles.
Mlle Lehoussois tira son chapelet et en baisa la croix :
— Que Dieu me pardonne ! Il serait alors plus à plaindre vivant que mort ! Si c’est pour en arriver là laissez-le mourir ! Mieux vaut encore le mettre au linceul !
Dans la nuit qui suivit elle regretta ses paroles. La légère amélioration obtenue à force de soins fut soudain balayée par une terrifiante montée de fièvre contre laquelle tous deux se trouvèrent impuissants. Désespéré, Pierre Annebrun en oubliait sa rancune pour ne plus songer qu’à cette vie en train de lui échapper.
— Je n’y comprends rien ! Il devrait aller mieux… Ou alors il a contracté je ne sais quelle maladie inconnue dans le cloaque dont on l’a tiré…
Sans trop y croire, il opéra une saignée. Aussi rouge que ses cheveux, Guillaume dans les draps qu’il ne cessait de griffer ressemblait à un homard en train de bouillir. Il n’émettait plus que des sons inarticulés évoquant une agonie terrible. Épouvantée, la vieille demoiselle se laissa tomber à genoux au pied du lit, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre ce râle qui la déchirait. Et puis soudain tout se tut et le malade, pâlissant à vue d’œil, resta inerte :
— C’est la fin… murmura le médecin en emportant la cuvette à demi pleine de sang…
Pourtant, lorsque le coq chanta, Guillaume ouvrit soudain les yeux…
Dans le champ de son regard il vit les poutres peintes en gris d’un plafond inconnu où la flamme d’une veilleuse animait des ombres. Il se sentait affreusement faible avec l’impression de mariner dans un bain froid tant la transpiration l’inondait mais, au moins, le feu ne brûlait plus sa poitrine endolorie par la toux. Il essaya de tourner la tête sans y réussir. Alors, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il balbutia :
— Soif !… J’ai soif !…
Aussitôt un visage apparut au-dessus de lui. En dépit des larmes qui le défiguraient, il reconnut la vieille Anne-Marie…
— Mon Guillaume !… Tu nous reviens ?… Oh, mon Dieu, soyez béni !…
— Soif !… répéta le malade mais elle était si heureuse qu’elle ne l’entendit pas et courut hors de la chambre en appelant Annebrun et en criant au miracle. Ce fut Sidonie qui apparut la première, en chemise de nuit et camisole, et qui fit boire à Guillaume un peu de tilleul presque froid pris dans la tisanière éteinte placée sur la table de chevet. Un moment plus tard, cependant, la maison bourdonnait d’activité. À la cuisine Mlle Poincheval soufflait à tour de bras sur les braises couvertes de cendres pour ranimer le feu tandis qu’au premier étage, on changeait la chemise, les draps, les oreillers et même les couvertures de Guillaume que la transpiration salvatrice avait trempés. On lui mit une bouillotte aux pieds, on le força à avaler un lait de poule bien chaud ne sachant visiblement qu’imaginer pour l’aider à reprendre pied sur le sol des vivants. Il se laissait faire, bien entendu, mais comprit beaucoup plus tard pourquoi, en le soignant, les deux vieilles filles pleuraient comme des fontaines tandis que le médecin ne cessait de rire et de jurer !
Quand Potentin vint aux nouvelles, il crut tout de bon être tombé chez des fous. Installés à la grande table de la cuisine les gens de la maison festoyaient en parlant tous à la fois. Il dut crier pour manifester un étonnement scandalisé :
— Qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que Monsieur Guillaume n’a plus besoin de vous ?
— Il dort comme une souche, votre Monsieur Guillaume, lui lança le médecin et nous avons bien mérité de prendre un peu de bon temps ! Venez vous asseoir avec nous, mangez et buvez ! Cette nuit, nous avons tous gagné !…
— Il est… guéri ?
— Pas tout à fait. Il y a encore pas mal de choses à réparer mais il vivra, ça j’en réponds !
Ce fut au tour de Potentin de pleurer et de se réjouir mais, s’il accepta volontiers le jambon, le café, la terrine, la goutte et les galettes qu’on lui offrait, il ne s’attarda pas. Il avait hâte de rentrer aux Treize Vents pour y porter la bonne nouvelle. C’en était fini des jours tristes et de l’atmosphère morose ! Il allait bien falloir que Mme Tremaine fasse amende honorable et qu’elle accueille à nouveau avec honneur son époux revenu des portes de la mort ! Et puis, tout à l’heure, lui, Potentin, irait à Varanville d’où, peut-être, il pourrait enfin ramener la petite Élisabeth. Sans son père et elle, la maison n’avait plus d’âme ainsi que Clémence et lui-même le déploraient pendant ces soirs d’hiver passés sous le manteau de l’âtre, dans la grande cuisine vide, à écouter hurler le vent… Ah ! la bonne vie que l’on allait avoir de nouveau en dépit des grises rumeurs du dehors !… Il s’en frottait les mains de bonheur, le brave Potentin en talonnant son cheval.
Sa nouvelle, il la brailla de toute sa voix à ceux de l’écurie, au jeune valet Victor et à Lisette attirés par le galop du cheval en ajoutant qu’il fallait prévenir à la ferme, puis à Clémence Bellec tirée de son antre par ses rugissements heureux. Seule, Agnès ne parut pas et Potentin qui pensait la voir accourir sur le perron et fut tout surpris :
— Est-ce que Madame Agnès est sortie ?
— Que non ! répondit Clémence, elle est à sa toilette. Je crois qu’elle a dans l’idée de se rendre chez Mme la baronne à Varanville…
— C’est moi qui vais y aller ! Je veux être le premier à leur donner cette joie. Va dire à Madame que je monte chez elle, Lisette ! Mais n’ajoute rien d’autre, pas vrai ?
— Ayez crainte, Monsieur Potentin ! Je ne veux pas vous ôter votre plaisir…
Si Potentin s’attendait qu’Agnès lui tombe dans les bras pour mêler ses larmes de bonheur aux siennes, il fut déçu. La jeune femme l’écouta gravement sans qu’il fût possible de discerner la moindre étincelle de joie dans ses yeux nuageux. Quand Potentin annonça que le Dr Annebrun répondait désormais de son malade, elle fit un rapide signe de croix puis alla s’agenouiller sur un prie-Dieu couvert de velours vert et placé dans une encoignure de sa chambre devant une Vierge à l’Enfant, œuvre d’un peintre italien de la Renaissance et que Guillaume avait dénichée dans une vente à Bayeux. Pendant quelques minutes, Agnès pria sans que Potentin osât bouger. Il attendait tout simplement…
Pourtant, lorsqu’elle se releva, Mme Tremaine parut surprise de le voir encore là :
— Y a-t-il encore quelque chose ?
— Oui, Madame, excusez-moi ! Je voulais vous dire aussi que je voudrais annoncer la bonne nouvelle à ceux de Varanville. Lisette m’a dit que vous aviez projeté de vous y rendre…
— Sans doute mais j’ai changé d’avis. Puisque vous le souhaitez, allez-y donc ! Bien sûr, vous saluerez affectueusement de ma part le baron et la baronne. Et puis vous embrasserez ma fille.
Le tout d’un ton si paisible que le vieil homme s’en trouva désarçonné. Cependant, il tenait à achever son propos :
— Puis-je dire à Béline qu’elle se prépare à rentrer avec notre petite Élisabeth ? La maison est si triste sans elle !…
— J’en ai conscience, Potentin, mais je pense qu’il vaut mieux la laisser encore quelque temps auprès de son « jumeau ». Elle nous harcèlerait pour être conduite au Hameau-Saint-Vaast et serait une gêne pour le docteur. Tant que son père ne sera pas convalescent, elle sera plus heureuse là-bas…
La réplique partit d’elle-même :
— Et vous, Madame Agnès, êtes-vous plus heureuse sans elle ?
L’entrée de Jeanne Coulomb, la nourrice, portant le petit Adam qui approchait de son année dispensa la jeune femme de répondre. Agnès, soudain très souriante, tendit les bras pour recevoir son fils.
— Mon amour ! Comment allons-nous ce matin ?
— Pas très bien, Madame. Ses dents le tourmentent et il ne cesse de pleurer.
En effet le bébé, qui faisait preuve habituellement d’un naturel aimable et plutôt accommodant, restait niché contre le cou de Jeanne, un pouce coincé dans sa petite bouche. De grosses larmes roulaient sur sa frimousse. C’était d’ordinaire une joie pour sa mère de les lui essuyer et de le cajoler mais cette fois, elle ne réussit même pas à le prendre. Lorsqu’elle voulut l’embrasser, il tourna la tête de l’autre côté, se cramponna fermement au cou de sa nourrice et se mit à hurler. Agnès alors insista :
— Viens avec Maman, mon petit chéri !…
Même tentative, même résultat. Les fins sourcils de Mme Tremaine se froncèrent :
— Qu’est-ce qu’il a ? lança-t-elle d’un ton presque accusateur. C’est la première fois qu’il refuse que je le prenne ? Il se calme toujours quand je le tiens dans mes bras ? Et aujourd’hui…
— Il doit faire un caprice, Madame ! Il est grognon depuis ce matin. Il doit avoir mal aux dents, le pauvre chaton…
— Pourquoi ne lui avez-vous pas donné de la racine de guimauve ?
— C’est que… nous n’en avons plus. Je pensais qu’il en restait un morceau mais le pot est vide…
— Vous auriez pu vous en apercevoir plus tôt ! C’est inconcevable !… Vous savez que Potentin descend chaque matin à Saint-Vaast, il vous en aurait rapporté…
Elle marchait nerveusement à travers la pièce, les bras serrés sur sa poitrine, profondément humiliée d’être repoussée par son fils devant le vieux serviteur alors qu’il venait de lui reprocher de se désintéresser de sa fille… La nourrice tenta de se défendre :
— Je ne le savais pas encore ! Monsieur Potentin part toujours si tôt… Et moi je ne me permettrais pas de lui donner un ordre…
Elle pleurait presque à présent tandis que l’enfant criait de plus en plus, ce qui acheva d’exaspérer Agnès.
— Quelle histoire pour un bout de racine ! Il va y retourner, voilà tout !
Le ton était si désinvolte que Potentin devint tout rouge :
— Avec votre permission, Madame, je vais à Varanville, fit-il avec une dignité un rien sévère. Pour la guimauve, Victor ou l’un des palefreniers feront aussi bien l’affaire !
Ayant dit, il salua gravement et sortit la tête haute en s’efforçant de ne pas perdre un pouce de sa taille. Il était très déçu, atteint même dans l’estime légèrement apitoyée qu’il portait à l’épouse de Guillaume. Il ne l’avait pas tout à fait condamnée quand elle avait chassé son mari parce qu’il la voyait malheureuse, blessée, meurtrie mais, après l’épreuve que tous venaient de subir, il ne comprenait pas qu’elle pût garder un cœur fermé sur une rancune aussi tenace. Peut-être espérait-elle, après tout, qu’il allait mourir ? À la façon dont elle avait reçu sa belle nouvelle ronde et fraîche comme la première primevère après le temps d’hiver, il semblerait bien que ce soit ça ! Peut-être même qu’elle le haïssait ? En ce cas, ce printemps ne ferait pousser aux Treize Vents que des herbes amères et mieux valait, en effet, pour la fille de Guillaume, demeurer entre son ami Alexandre, le chaud sourire de Mme Rose et les gâteries de Marie Gohel.
Une fois remonté sur son cheval, Potentin partit à fond de train comme un qui s’enfuit. Il était talonné par la hâte de voir des visages heureux, d’entendre des cris de joie, de rejoindre enfin des gens qui savaient aimer vraiment…
Tandis qu’il courait, Agnès s’enferma dans sa chambre en défendant qu’on la dérange sous quelque prétexte que ce soit… Elle savait que Pierre Annebrun ne l’appellerait pas et, même dans ce cas, il ne pouvait être question pour elle d’aller voir Guillaume. Ce dont elle avait besoin c’était de réfléchir et seul le silence, en tête à tête avec elle-même, pouvait lui porter conseil.
Durant des heures – tout le jour et toute la nuit ! – elle resta étendue sur une chaise longue, enveloppée d’une douillette et ranimant elle-même le feu sans permettre que l’on entrât. Les temps qui s’annonçaient – puisque Guillaume vivrait ! – se montraient lourds d’incertitudes. Il y avait cette femme qu’il aimait, cette Marie demeurée accrochée, contre vents et marées, à son carré de terre au bord de l’Olonde et qui semblait décidée à n’en pas bouger. Tant qu’elle serait là, les Treize Vents resteraient sous la pire des menaces : celle de la voir venir un jour et y pénétrer en triomphatrice auprès du maître après en avoir chassé tout autre qu’elle-même et son bâtard ! N’importe quoi plutôt que ça !
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