La conclusion s’imposait d’elle-même : il fallait obliger cette Tremayne à s’en aller pour ne plus revenir et si elle s’obstinait : l’éliminer. De quelque façon que soit !… S’en débarrasser à jamais même s’il fallait payer cette délivrance par des nuits hantées et par l’éternelle damnation au bout du chemin. Il n’y avait pas assez de place au monde pour l’épouse et la toute-puissante maîtresse de Guillaume !

Au petit matin, la chambre était froide, le feu éteint, la provision de bois épuisée, Agnès aussi mais elle avait arrêté une ligne de conduite.

Lorsque appelée par la sonnette Lisette fit son apparition, sa maîtresse lui ordonna avant toute autre chose d’appeler Victor. Ensuite elle pourrait rallumer, aller chercher un plateau de déjeuner et faire chauffer un bain. Au jeune valet, elle demanda de se rendre à Nerville et d’en ramener Gabriel toutes affaires cessantes. Celui objecta :

— C’est que je ne suis pas très bon cavalier. L’un des palefreniers, Simon, par exemple, serait plus indiqué :

— Si je t’ai choisi toi, c’est parce que Gabriel te connaît et qu’il n’aime pas les gens de l’écurie. Tu tiendras bien en selle pendant une lieue ? Quant au retour, tu ne seras plus seul. Fais vite ! Je saurai te récompenser…

— C’est pressé ?

— Pas au point de te rompre le cou : ta tante Clémence ne me le pardonnerait pas. Va au pas si tu veux mais arrive ! C’est la seule chose importante !

— Merci, Madame Agnès !

Quand il fut parti, Agnès procéda à sa toilette, avala plusieurs tasses de café avec du pain beurré puis s’installa devant son bureau pour écrire une lettre en s’efforçant d’imiter l’écriture d’Anne-Marie Lehoussois dont Adèle lui avait révélé qu’elle s’était rendue chez sa rivale.

Ce ne fut pas facile à composer mais, en fin de compte, la faussaire s’estima satisfaite : le ton y était et même les tournures de phrases de la vieille sage-femme. En termes douloureux, celle-ci apprenait à lady Tremayne la mort de Guillaume dont le corps retrouvé près du prieuré de La Luthumière venait d’être enterré aux Treize Vents auprès de celui de sa mère. Elle ajoutait, prudemment : « Il vous serait doux, j’imagine, d’aller prier sur sa tombe mais je vous demande instamment de n’en rien faire. On sait qu’il se rendait chez vous et les esprits sont très montés contre vous. Mieux vaut laisser passer le temps et chercher, pour vous-même, un miséricordieux oubli… » La signature, surtout, était une réussite !

Telle fut la missive qu’Agnès remit à Gabriel au terme d’une longue conversation à voix basse où elle lui donna de très précises instructions. Entre autres, il devait s’annoncer comme un filleul de Mlle Lehoussois et, après avoir observé les réactions de l’Anglaise, essayer de connaître ses intentions.

— Si elle songe à partir, tout sera bien. Sinon… nous pourrions étudier ensemble un nouveau plan.

— Quoi que vous décidiez, vous savez bien que je suis à vous, affirma Gabriel, mais ce que j’aimerais le plus, c’est que vous me permettiez de vous faire veuve ! Nous n’étions pas heureux jadis, à Nerville, mais nous étions chez nous : pas chez un rustre parvenu et indigne de vous…

Avec un sourire, elle lui tendit une main qu’il baisa à genoux comme si c’eût été celle de la Reine :

— Puisque tu me restes fidèle, dit-elle avec une grande douceur qui fit passer un frisson sur le dos du garçon, je n’ai pas tout perdu et il se peut que nous ayons un avenir…

Il partit le cœur en fête et Agnès, sûre désormais de ce dévouement aveugle, s’accorda une grande nuit d’un repos nécessaire qui lui permit le lendemain d’accueillir avec un front serein la visite de Rose de Varanville venue tenter d’adoucir une humeur que Potentin lui avait décrite avec un grand réalisme.

— On pourrait croire que tu n’as pas été heureuse d’apprendre que Guillaume est sauvé ?

— Bien sûr que si mais, vois-tu, Rose, il faut laisser passer le temps. Nous nous sommes tant blessés, lui et moi, qu’il est préférable de ne pas nous retrouver tout de suite. D’ailleurs – et le Dr Annebrun a dû le dire à Félix – il ne souhaite voir jusqu’à nouvel ordre ni moi ni Élisabeth…

— Je suis au courant… mais tu ne peux pas savoir comme je suis heureuse de te savoir revenue en de si sages dispositions ! Un jour vous oublierez tous ces mauvais moments et vous retrouverez le bonheur, j’en suis certaine ! s’écria la charmante femme en embrassant son amie avec effusion.

— Tu pourrais bien avoir raison, sourit Agnès. Personne ne désire plus que moi voir se dissiper nos nuages.

Cependant, lorsque Gabriel revint, il rendit sa lettre intacte à Madame Tremaine : aux Hauvenières, il avait trouvé portes et volets clos. Il n’y avait plus âme qui vive…

IX

LE RETOUR

Joseph Ingoult tint à peu près le même langage lorsqu’une douzaine de jours plus tard il vint rendre compte à Tremaine de la mission dont celui-ci l’avait chargé : plus aucun signe de vie dans la maison sur l’Olonde ou même aux environs ! Portes et volets soigneusement fermés chez les Perrier disparus eux aussi sans laisser de traces. Seule l’exubérante floraison des lilas mettait un peu de vie dans cet endroit déserté rendu au chant des oiseaux et au murmure de la rivière.

— Et tu n’as pas essayé de chercher, d’interroger toi qui t’y entends comme personne à faire parler les gens ? murmura Guillaume.

— Faire parler qui ? Les châteaux voisins sont vides et les rares métairies se ferment comme des huîtres en face d’un étranger. À Canville, le village le plus proche, on m’a dit qu’on croyait bien la mère Perrier et son fils partis pour Jersey où ils ont de la famille. Quant aux dames anglaises, j’aurais parlé de gens venus de la lune que les yeux auraient été moins ronds : jamais vues ! On ne connaissait même pas leur existence dans le coin ! Si tu veux mon avis, tous ces gens crèvent de peur. Mais de qui, de quoi ? Mystère !

Les poings de Guillaume se crispèrent sur le drap :

— Et moi je suis là comme un imbécile ! Quasi impotent ! Incapable d’aller au secours de Marie…

— Es-tu certain qu’elle en ait vraiment besoin ? Elle a pu se lasser d’attendre… perdre l’espoir ?

— Tu sais bien que non. Elle te l’a dit quand tu es allé la voir pendant ma disparition. Elle l’a répété à Potentin. Alors pourquoi maintenant serait-elle partie ? Juste au moment où l’on m’a retrouvé !

— Comment l’aurait-elle su ? En outre, il y a une chose importante que tu sembles oublier…

— Quoi ?

— La famille. Lady Tremayne a des enfants, une mère qui ne l’ont pas revue depuis des mois. Ils ont pu se manifester, tu ne crois pas ? En ce qui me concerne, je trouve qu’ils ont fait preuve d’une patience exceptionnelle.

— Ils ne l’aiment pas. Tout ce qu’ils espéraient d’elle était qu’elle se remarie fastueusement…

— À plus forte raison ! Guillaume, Guillaume, réveille-toi ! Il faut que tu te rendes à l’évidence : elle est partie et tu n’y peux plus rien. Alors songe d’abord à toi ! Et puis s’il te reste du temps songe aussi que tu as ici une femme, des enfants, un état… une vie enfin. Ça compte, il me semble !

— Tu crois que je les oublie ? Je les aime… même Agnès qui m’a rejeté si brutalement. Seulement…

— Seulement ton amour d’enfance a la vie dure. Écoute ! Je retourne à Cherbourg mais dans deux ou trois jours, je redescendrai dans le Sud. Je repasserai par Port-Bail et j’essaierai d’en savoir davantage.

En dépit de ce qu’il éprouvait physiquement et moralement Guillaume eut un petit sourire :

— Ah ! Tu redescends ?

L’avocat fit toute une affaire de réajuster sa perruque – il y demeurait fidèle à cause d’une nature de cheveux particulièrement indisciplinée –, de chiquenauder sa haute cravate et de tirer soigneusement sur ses bottes souples à l’anglaise. Dans les pires circonstances, le dandy de Cherbourg aurait trouvé le moyen d’être accommodé selon le dernier cri.

— Oui. Je… j’ai envie de savoir si les Bougainville sont revenus à La Becquetière. Ils devraient en avoir assez d’un Paris qui bouillonne et, avec ce joli printemps que nous avons…

— À Paris ? Est-ce que Bougainville n’est pas à Brest à la tête de l’escadre ? Selon mes dernières nouvelles il devait arborer son pavillon sur le Majestueux ?

— Il l’a fait… jusqu’au 5 février dernier où il a résigné ses fonctions. La Marine est fichue, Guillaume ! Les loges maçonniques travaillent les équipages prônant l’abolition des grades et notre ami, bien que maçon lui-même, s’est heurté aux loges locales. Commander une escadre c’est accepter une mission impossible…

— Et on l’a laissé partir ? Il est populaire cependant ?

— Disons que le Roi a tout fait pour le garder. L’Assemblée aussi : la loi du 20 mars restitue même au grade d’amiral son ancienne splendeur mais Bougainville a refusé. Tu devrais savoir tout ça ? Félix de Varanville qui a quitté lui aussi la Royale ne t’a rien raconté ?

— Il n’y a pas de sa faute, fit Tremaine avec amertume. Tu as vu dans quel état j’étais ? Va donc parler politique à une espèce de cadavre plus ou moins délirant ?… Ainsi tu vas voir comment est le printemps près de Granville ? Si cela ne t’allonge pas trop tu pourrais peut-être passer dire un mot à Vaumartin. Lui aussi doit me croire mort et j’aimerais savoir où en sont nos affaires.

— J’irai ! promit Ingoult débordant de bonne volonté. Cela ne me dérangera pas du tout puisque je prendrai la malle-poste à Granville…

Volubile à son habitude il s’aperçut soudain qu’il en avait trop dit et vira au rouge brique.

— La malle-poste pour où ? ironisa Tremaine. Tu n’aurais pas dans l’idée d’aller faire un tour à Paris… au cas où certaine déesse des Fleurs ne serait pas en train de visiter ses terres normandes ?… Toujours amoureux de la belle Flore à ce que je vois ?…

L’avocat haussa les épaules et plissa les lèvres en un petit sourire désabusé :

— Sans aucun espoir, je t’assure ! Mais tu sais aussi bien que moi que l’on ne peut pas grand-chose contre ses sentiments.

— C’est sans doute la raison pour laquelle tu me conseilles d’oublier Marie ? En tout cas merci d’être allé là-bas. Potentin n’aurait pas pu s’y rendre sans indisposer ma femme. C’était facile pour lui quand on me cherchait un peu partout mais à présent elle le surveille.

— … et comme elle ne m’aime pas, tu as eu raison de me faire prévenir par Varanville. Bon !… Eh bien à présent, je m’en vais mais, sois tranquille, je reviendrai. Dépêche-toi de guérir !

Le souhait fit grimacer Guillaume coulé dans un lit dont il savait qu’il ne pourrait en sortir avant au moins deux mois. Guérir ? Il ne demandait pas mieux ! Dehors il faisait beau. Par-dessus les feuilles neuves des arbres de la cour, le ciel montrait un œil bleu. Dans la chambre, une flaque de soleil éclaboussait le parquet ciré rappelant à Tremaine certain jour d’été aux Hauvenières où Marie-Douce et lui regardaient voler les mouches dans le poudroiement doré passant entre les rideaux de leur chambre. Où était-elle à cette heure, sa bien-aimée ?

Qu’est-ce qui avait bien pu la décider à quitter sa maison où elle voulait vivre dans la seule chaleur de leur amour ? En envoyant Joseph, il espérait tant recevoir l’écho de sa joie ! Au lieu de ce bonheur, de cet encouragement, le silence, l’absence et la pensée déchirante qu’avant longtemps il lui serait impossible de courir à sa recherche… Et encore ! À condition que l’opération soit pleinement réussie !

Lorsque, la maladie enfin chassée, il émergea dans le monde des vivants avec une merveilleuse impression de délivrance et le goût de la vie qui revenait avec chaque respiration claire, chaque bouchée de nourriture, Pierre Annebrun ne lui avait guère laissé le temps de savourer avant de poser un autre problème : celui de ses jambes.

— Elles sont mal réparées, lui dit-il un matin où il aidait Mlle Lehoussois à lui faire sa toilette. Je ne pouvais rien faire tant que vous étiez malade : vous étiez trop faible !

— Les forces me reviennent presque d’heure en heure grâce à vos soins à tous les deux. Sans compter la cuisine de Sidonie bien sûr ! Alors si vous pouvez arranger ça aussi…

— Grâce à l’argile dont la fille vous a enduit, le pire a été évité, cependant…

— C’était quoi le pire ?

— Ne m’obligez pas à vous le dire, vous le savez très bien. Dans l’état actuel des choses j’ai profité de votre inconscience pour vider une poche de pus qui se formait mais cela n’empêche que les os sont mal soudés…

— Je sais ça ! Quand j’ai essayé de mettre les pieds sur terre ça a été horrible ! J’ai cru que je ne pourrais jamais remarcher…