— J’ai deux enfants que j’aime, Madame. Leur existence suffirait à justifier même un crime. Priez vos amis de ne plus s’occuper de ma femme. Elle a suffisamment souffert pour qu’on ne l’accable pas ! et je ne permets à personne d’en dire du mal… Si culpabilité il y a, elle est tout entière de mon côté… et je compte sur votre amitié pour lui rendre justice !

De façon beaucoup plus affectueuse sans doute mais l’esprit en était le même, il avait dit quelque chose d’équivalent à Rose arrivée en trombe, le matin même, depuis les Treize Vents où il lui avait été impossible de voir Agnès. Souffrante, selon Clémence Bellec, Mme Tremaine ne sortait plus de sa chambre où seules sa camériste et sa cuisinière étaient autorisées à entrer à heures fixes. Elle ne quittait son lit que pour sa chaise longue où elle demeurait étendue des heures, un livre qu’elle ne lisait pas au bout des doigts et le regard perdu dans le paysage étalé devant ses fenêtres.

— Cela ne peut pas durer ! s’écria l’épouse de Félix. Elle va devenir folle ! Moi je ne demande pas mieux que d’élever Élisabeth qu’elle ne réclame toujours pas mais il y a plus grave : elle ne veut même plus voir le bébé Adam.

— Je vous l’ai dit, ma chère Rose : je suis la cause de tout ce désordre. Quand on m’a rapporté ici, elle est accourue en dépit de la défense de Pierre Annebrun : je délirais et il ne voulait pas qu’elle m’entende. Or, ce n’est pas elle que j’appelais…

— C’est entendu ! Je sais ça… mais la dernière fois que j’ai vu Agnès, vous aviez retrouvé tous vos sens. Elle était alors très sereine et même elle a fait allusion à des nuages qui allaient se dissiper. Alors ?

— Que puis-je vous dire ? Si encore je pouvais la voir ? Mais je suis cloué ici, à moitié démoli comme un bateau naufragé sur son écueil…

— Écrivez-lui !… Oh, à ce propos, votre Clémence m’a donné un billet pour le cher docteur. Je ne sais ce qu’elle a écrit au juste, mais elle lui demande de passer chez vous un soir, tard si possible et comme s’il venait de visiter un malade à La Pernelle…

— Si Agnès refuse les visites, elle ne le recevra pas.

— Écoutez, Guillaume ! Votre Clémence est l’une des femmes les plus solides que je connaisse ! Quand Annebrun rentrera, donnez-lui son message et vous verrez bien ce qui se passera ! Pour la suite, nous aviserons ! Portez-vous bien !

Tirant la petite lettre de sa jupe d’amazone, Rose la fourra dans la main de Tremaine, lui tapota la tête affectueusement puis, retroussant sur son bras sa courte traîne noire, alla retrouver sa jument qui l’attendait dans la cour.

Lorsqu’il rentra du fort de la Hougue où il avait fort à faire pour soigner les rhumatismes des vieux invalides qui, à présent, en étaient à peu près les seuls gardiens, Pierre lut le billet puis l’escamota en annonçant qu’il irait le soir même aux Treize Vents mais sans autre commentaire. Guillaume respecta son silence bien qu’il n’aimât guère certain froncement de sourcils. Il retint même, au moment du départ, les quelques paroles chaleureuses qu’il eût aimé confier au médecin autant qu’à l’ami.

Il était plus de neuf heures lorsque celui-ci atteignit le domaine. Tout était éteint aux écuries. Dans la maison on ne voyait de lumière qu’à la cuisine et derrière les fenêtres d’Agnès. Le Dr Annebrun se dirigea vers la première sans essayer de cacher son arrivée. Au contraire, lorsqu’il frappa à la porte, sa voix s’éleva dans la nuit, forte, vigoureuse : il déplorait l’heure tardive mais il était important qu’il vît Mme Tremaine dans l’instant : elle ne dormait pas encore puisqu’il y avait de la lumière dans sa chambre.

La voix de Clémence monta presque au diapason de la sienne pour émettre une inquiétude bien simulée : Est-ce que l’état de Monsieur Guillaume s’aggravait ?

— Non, mais ce que j’ai à lui dire n’en est pas moins important ! Conduisez-moi près d’elle, Clémence !

Armés chacun d’un chandelier, ils pénétrèrent dans les ténèbres de la maison, gravirent le grand escalier. Clémence allait devant et sa haute coiffe dessinait sur les murs clairs l’ombre bizarre d’un magicien de conte fantastique. Sur le palier une mince ligne brillante soulignait la porte où elle alla « gratter » :

— Madame !… C’est le Dr Annebrun ! Il vous demande excuses pour l’heure mais il faut qu’il parle à vous !

— Non !… Non !… Je suis très lasse !… Priez-le de me pardonner !… Je ne peux… pas le voir maintenant.

La voix était bizarre, curieusement épaissie, hésitante. Le médecin et la cuisinière échangèrent un coup d’œil. Ce fut lui qui prit la parole :

— Désolé d’insister, madame Tremaine ! Il faut que je vous voie ! C’est d’une extrême importance.

— Non ! Non !… Je… vous en prie… laissez-moi me reposer ! Je… je veux dormir…

— Vous dormirez après ! Je n’en ai pas pour longtemps ! Ouvrez ! Je ne partirai pas sans vous avoir vue.

— Si vous avez… quelque chose à dire, dites-le !… Et puis… allez-vous-en !

— N’y comptez pas !… Ce que je veux vous apprendre ne peut être clamé dans un escalier !

— Alors… revenez… demain ! Bonsoir !

Pareil entêtement dont il devinait fort bien la raison suscita une brusque colère. Le poing fermé d’Annebrun heurta violemment le panneau de chêne laqué :

— Madame Tremaine ! Souvenez-vous que je suis à moitié écossais donc cinq ou six fois plus entêté qu’un Normand ordinaire. Soit vous ouvrez, soit je vous jure que j’enfonce cette porte !

— Vous êtes fou !… Vous ne… pouvez pas… faire…

— Vous voulez parier ? Je compte jusqu’à trois ! Un… deux…

— J’ouvre !

Cette fois ce fut un cri.

Quand, dans l’entrebâillement de la porte, Annebrun découvrit le visage terrifié d’Agnès, il commença par coincer le battant avec son pied puis regardant Clémence :

— Apportez-moi du café très fort ! Avec deux tasses ! j’en prendrais bien un peu moi aussi…

Ayant dit, il referma la porte et s’y adossa sans plus bouger. Cependant, Agnès reculait comme s’il la menaçait. Le cœur du médecin se serra en la voyant si pitoyable et cependant si belle, la masse noire de ses cheveux en désordre croulant sur ses épaules, son regard brumeux ayant l’air de flotter. Elle portait l’un de ces négligés qu’elle affectionnait depuis la naissance d’Élisabeth, un « aristote » de soie bleu de lin dont la nuance tendre se reflétait dans ses yeux. Son corps élégant s’y mouvait avec une grâce exquise bien que, visiblement, elle titubât…

— Vous êtes ivre, constata le médecin. Cette pièce empeste le rhum !

Il courut aux fenêtres, tira les rideaux et ouvrit largement les vantaux vitrés. Le vent de la nuit entra, chargé d’humidité.

— Pourquoi faites-vous ça ? fit Agnès en tanguant vers sa table de chevet où un verre vide était posé auprès d’une bouteille à moitié pleine. Vous n’avez pas… peur que j’aie froid ?… Au fond… c’est une bonne idée ! Quelle chaleur ici !

Elle dénoua un des rubans qui fermaient sa robe et le décolleté en s’élargissant découvrit ses épaules et la naissance de ses seins. En même temps, elle soulevait sa chevelure comme si le poids lui en était pénible. Mais quand elle se saisit du flacon, Annebrun la rejoignit et le lui arracha :

— Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes en train de vous détruire ?…

Elle eut un haussement d’épaules et se laissa tomber sur son lit les bras en croix :

— Qu’est-ce que ça… peut bien vous faire ?

— Plus que vous ne pensez ! Vous êtes jeune… belle ! C’est un crime plus encore qu’une honte. Depuis quand buvez-vous ?

— Depuis que je suis allée voir… mon cher mari ! C’est vous qui… hic !… qui m’avez donné du rhum… Vous vous souvenez ?

— Bien sûr ! Vous en aviez besoin, ce soir-là, mais je ne pensais pas que vous en prendriez l’habitude.

— C’était… tellement bon ! soupira-t-elle. Et je me suis sentie tellement mieux après ! Je… je n’avais plus froid… plus vraiment mal… j’étais… moins malheureuse… Seulement ça n’a pas duré.

Un grattement annonça le retour de Clémence portant un grand plateau garni d’une cafetière d’argent et de deux tasses. À son regard inquiet, Annebrun répondit par un sourire un peu vague :

— Ça va aller, j’en suis certain. Il est bien fort ?

— La petite cuillère devrait tenir debout dedans… Voulez-vous que je vous aide à faire boire Madame Agnès ?

— J’espère bien qu’elle va boire toute seule !… Allez vous reposer, madame Bellec ! Je saurai bien retrouver mon chemin sans vous et nous en avons peut-être encore pour un petit moment…

— Ne vous tourmentez pas pour moi, docteur ! Je ferai un somme dans ma cuisine en vous attendant…

En dépit de ses protestations, Annebrun réussit à faire avaler trois tasses de café à l’apprentie pocharde. La première passa bien. À la seconde celle-ci voulut refuser en alléguant qu’elle ne pourrait pas dormir mais à la troisième elle se rebella carrément :

— J’ai mal au cœur ! gémit-elle. Je n’en veux plus…

— Oh que si ! C’est excellent que vous ayez mal au cœur. Encore un petit effort !… De toute façon, si vous ne buvez pas de bon gré j’emploie la force !

— Vous êtes un homme odieux !…

Elle but et le résultat ne se fit pas attendre. Précipitamment relevée elle courut jusqu’à la chambre de bains dont les échos renseignèrent le médecin sur ce qu’elle y faisait. Ensuite, il y eut un assez long moment de silence qu’Annebrun employa à déguster paisiblement l’admirable breuvage préparé par Clémence. Un vrai crime d’en faire un vomitif ! Lorsqu’il venait aux Treize Vents, il ne manquait jamais d’en demander. Mlle Poincheval ne possédait pas le tour de main nécessaire : celui que l’on buvait chez lui était passable, sans plus. Rien de commun avec un tel nectar !

Les yeux mi-clos, le médecin le savourait en toute béatitude lorsque Agnès reparut et, soudain, une sorte de sixième sens avertit Pierre qu’un danger le menaçait : la femme qui s’avançait vers lui n’était plus la même. Elle portait à présent un peignoir lâche de linon blanc sous lequel son corps transparaissait comme enveloppé de brume. Un flot de dentelles moussait aux manches courtes et tout le long du vêtement dont l’ouverture, attachée seulement à la taille par un nœud de ruban, plongeait en pointe révélant une aimable partie d’exquises rondeurs. Les cheveux avaient été brossés mais laissés libres et une fraîche senteur de mousse et de forêts mêlée à celle des roses entrait avec elle dans la chambre.

Abasourdi, Annebrun se releva si brusquement que son fauteuil tomba. Le sang au visage, il reposa sa tasse d’une main peu sûre et regarda Agnès s’avancer vers lui avec, dans les yeux, quelque chose de trouble qui le fit trembler et sur les lèvres humides, légèrement rougies, un sourire qu’il ne lui connaissait pas. Il voulut lutter contre le charme que dégageait la jeune femme.

— Vous… vous sentez mieux à ce que l’on dirait ?

— Beaucoup mieux… grâce à vous.

Elle approchait lentement, lentement mais elle approchait…

— Alors, je vais me retirer…

— Non !… Vous allez rester… parce que vous le désirez et que je le désire aussi…

Il voulut courir vers la porte mais elle le prit de vitesse et fut contre lui l’enveloppant de son parfum sous lequel il frissonna et de deux bras doux comme du satin lui imposant le contact étroit de sa chevelure, de ses seins durcis et de son ventre qui, soudain, se mit à bouger sournoisement. Éperdu, il tenta de l’arracher à lui. Malheureusement il aimait cette femme, il la désirait depuis qu’il la connaissait et son attaque tellement inattendue le trouvait sans forces…

— Laissez-moi ! gronda-t-il. Vous ne savez pas ce que vous êtes en train de commettre.

— Oh, si je le sais ! Je vais faire de vous mon amant. Je sais que je vous plais et vous n’êtes pas de ceux qui peuvent laisser une femme indifférente…

— Vous êtes folle ! Pensez à votre mari !

— Je ne pense qu’à lui, justement !… Ce n’est pas moi qui vous ai appelé : vous êtes venu de vous-même. Pour me soigner, je pense ?… Eh bien, mon cher, vous êtes la seule médecine que je veuille accepter. Ou vous me faites l’amour… ou vous partez et à l’aube je serai ivre morte !

— Vous ne pouvez pas me demander ça ! Votre époux est chez moi, soigné par moi. Il a confiance en moi !

— Et vous, vous avez confiance en lui ?

— Nous sommes amis à présent…

— Pas depuis longtemps et qu’est-ce que l’amitié auprès de l’amour ? Vous m’aimez… et pour moi vous représentez ma seule chance de ne pas devenir folle, de continuer à vivre auprès d’un homme qui me trompe depuis des mois, des années même. J’ai le droit de lui rendre la pareille… Pierre, Pierre… cessez de lutter ! Je vous veux…