Elle resserrait l’étreinte de ses bras et, debout sur la pointe des pieds, elle vint poser sa bouche sur celle de l’homme éperdu, crucifié par la plus délicieuse des tortures. Sentant sa raison chavirer il la prit aux hanches pour l’écarter de lui mais à sentir dans ses paumes la tiédeur de ce corps, la douceur de la peau glissant sous le léger tissu, il s’enflamma à l’instant même où il tentait une ultime défense :
— Ce n’est pas vrai… Je ne vous… aime pas !
Elle eut un rire doux et bas, un peu rauque.
— Menteur !… Crois-tu que je ne sente pas ton désir !… Viens !… Je veux être à toi !
Le lit encore tiède les accueillit. Agnès, triomphante, découvrait à sa victoire une saveur inattendue. Elle apprenait surtout qu’entre l’instant où elle avait froidement décidé de se donner à Pierre et l’accomplissement, une transformation s’était opérée en elle et qu’elle n’avait pas vraiment joué la comédie. Privé d’amour depuis trop longtemps, son corps s’ouvrit avec une ardeur surprenante à celui de cet homme jeune et passionné qui le caressait avec dévotion, attentif à éveiller son plaisir avant de déchaîner sa propre joie. Quant à lui, il se gorgeait de ce bonheur inouï sans discerner qu’il était en train de devenir l’esclave d’une magicienne dont il ne soupçonnait pas le pouvoir.
Elle sut, quand vint l’heure de le renvoyer, se montrer tendre et câline, étouffer sous des baisers les remords qu’elle pressentait. Il fut dans ses bras comme un enfant dont il fallait bercer le rêve fragile qui pouvait se dissiper dès qu’il aurait quitté la chambre. Il fallait que Pierre n’oublie jamais ce qu’il venait de vivre afin qu’il songe uniquement à revenir boire le philtre d’amour qu’elle lui avait offert.
La première idée d’Agnès avait été de jeter à la face de Guillaume le brutal récit de cette nuit. À présent, elle n’y songeait plus, bien au contraire. Son orgueil blessé se satisfaisait de l’intime plaisir d’être vengé. À présent, elle voulait faire durer une aventure qui lui plaisait et retrouver le plaisir violent qu’elle venait de savourer. Pierre Annebrun devait être véritablement son amant et non une passade d’un soir.
Elle savait qu’elle ne l’aimait pas. Rien de comparable avec la tempête pleine de rage et de passion que Guillaume susciterait toujours dans son cœur refermé. À celui-là, elle donnerait juste ce qu’il faudrait de tendresse pour masquer la brutale réalité : le fait que, pour la première fois depuis sa rencontre avec Tremaine, elle avait envie d’un homme, qu’il était celui-là et qu’elle entendait le garder aussi longtemps qu’il en serait ainsi.
Tandis que, sous le choc, il essayait de se rhabiller, elle sauta du lit sans prendre la peine de couvrir sa nudité et vint l’aider avec des gestes doux qu’elle entrecoupait de baisers légers.
— Quand reviens-tu ? murmura-t-elle.
— Agnès !… Tu n’y penses pas ?… Nous avons commis une terrible folie…
— La folie serait d’en rester là alors que nous sommes créés l’un pour l’autre. Ou alors, dis-moi que tu n’as plus envie de m’aimer ?
— Je ne t’aime pas, je t’adore mais ne comprends-tu pas que cela ne peut nous mener qu’à une catastrophe ?
— De quel genre ? D’abord personne n’en saura rien parce que nous saurons bien nous cacher. Ensuite, je vois mal Guillaume jouer les maris jaloux…
— Tu es diabolique, tu me mets dans une horrible situation. Songe que…
D’une main douce posée sur sa bouche elle lui coupa la parole :
— Tais-toi ! Tu vas dire des sottises ! Écoute… je te propose un marché…
— Un… marché ? fit-il choqué par le mot.
— Une convention si tu préfères. Tout va rentrer dans l’ordre ici. J’irai voir mon époux et il pourra revenir quand tu le jugeras bon mais il ne me touchera pas. Celui auquel j’appartiens dès à présent c’est toi. D’ailleurs… il a son Anglaise et tu sais aussi bien que moi qu’il ne peut pas l’oublier.
Dieu sait ce qu’il en coûta à l’honnêteté du médecin de murmurer :
— Il ne l’a plus !… Elle a disparu et il ignore ce qu’elle est devenue. Il n’a pas l’air d’en souffrir autrement et je pense, moi, qu’il va avoir besoin de toi… Vous… vous vous aimiez !
— Peut-être !… Encore que je n’en sois plus très sûre. De toute façon, tu ne dois pas y penser. Ce qui compte c’est toi, moi et ce qu’il y a entre nous. Reviens demain vers onze heures !
— Ici ? C’est insensé ! Déjà Clémence doit se demander ce que nous faisons…
— Je suis certaine qu’elle dort comme une souche. D’ailleurs je vais te faire sortir sans la réveiller. Demain matin, elle pensera que tu n’as pas voulu la déranger… La nuit prochaine tu laisseras ton cheval dans le cimetière et moi je t’attendrai dans la bibliothèque dont une fenêtre sera ouverte… Tu viendras ?
— Agnès ! pria-t-il d’autant plus malheureux qu’il savait déjà qu’il aurait peine à attendre la fin du jour.
Elle l’embrassa longuement à lui faire perdre haleine puis, d’une voix très douce :
— Nous n’avons goûté qu’aux prémices de notre amour… et tu dois savoir qui tu préfères garder : moi ou Guillaume. Si tu le choisis il n’est pas près de retrouver sa famille.
Annebrun se saisit d’elle et la serra contre lui à la briser :
— Tu sais très bien, diablesse, que je ne pourrai jamais plus te résister… Je viendrai. Quant à Guillaume… après tout, qu’importe ?
C’était facile à dire dans les bras d’une femme aimée et dans l’éclosion d’une passion toute neuve. Pierre se sentait de force à se dresser contre l’univers. Cependant, la fièvre tombée, il découvrit qu’il était moins aisé d’affronter le regard droit de Guillaume lorsque le lendemain, celui-ci voulut savoir ce qui se passait chez lui. Néanmoins il y avait songé tandis qu’il rentrait dans la nuit et il était résolu à une demi-vérité :
— Ta femme s’est mise à boire, grogna-t-il – depuis l’opération lui et Guillaume se tutoyaient ! Seule, Mme Bellec s’en est aperçue, c’est pour ça qu’elle m’a appelé. Elle s’inquiétait…
Le visage de Tremaine eut une crispation puis se figea :
— Il y a de quoi, murmura-t-il. C’est horrible !… Pauvre Agnès ! Lui ai-je vraiment causé tant de mal ?
— On dirait !…
Imaginer la fière et noble image qu’il gardait de sa femme se dégradant lentement lui fut insupportable. Dans son esprit, Agnès et les Treize Vents étaient inséparables. Si la châtelaine s’avilissait, la maison serait souillée. Et c’était sa faute, sa très grande faute à lui si l’on en était là. Ce qu’il venait d’endurer, ce qu’il souffrait encore, il l’acceptait comme un châtiment mérité. Il ne reniait pas son amour pour Marie-Douce parce que c’était au-dessus de ses forces et parce que c’eût été s’amputer d’une part de son âme, mais il était prêt à tout tenter pour réparer les ravages qu’il avait causés. Il le devait à ses enfants, surtout à sa petite Élisabeth ! Il était déjà suffisamment pénible de savoir qu’elle n’habitait plus la maison depuis plusieurs mois…
— Tu comptes me garder ici encore longtemps ? demanda-t-il.
— Jusqu’à ce que tu puisses poser les pieds à terre. Nous saurons alors si tu es en mesure de réapprendre à marcher. Quelques semaines…
— C’est trop ! Veux-tu dire à Potentin qu’il m’apporte de quoi écrire et qu’il selle son cheval ?
— Que vas-tu faire ?
— Des excuses bien sûr ! Je veux rentrer chez moi !
— Maintenant ?
— Au plus vite ! Quitte à ne pas bouger je serai aussi bien dans mon lit que dans le tien pour attendre ton verdict. Et… si je dois rester impotent – ce qui est toujours possible, n’est-ce pas, docteur ? – autant que je commence à y habituer ma maisonnée et moi-même ! Ma fille sera la meilleure des gardes-malades…
Annebrun hocha la tête et sortit de la chambre, le dos un peu rond, la conscience un peu basse. La griserie de la nuit précédente et l’attente de sa maîtresse ne parvenaient pas tout à fait à atténuer le regret de cette amitié à peine née qu’il allait falloir étouffer sous les mensonges. Mais il se sentirait plus à l’aise lorsque l’homme qu’il trompait ne serait plus son hôte… Même s’il éprouvait comme un pincement à l’idée qu’Agnès vivrait bientôt de nouveau auprès d’un être aussi attachant que Guillaume Tremaine…
Restait à savoir si la jeune femme se sentait prête à recevoir, plus tôt qu’elle ne le pensait, celui qui l’avait torturée jusque dans son délire ?
À sa surprise, lorsque après l’amour il aborda le sujet, il la trouva curieusement détachée et sereine, d’une humilité inattendue.
— Que je le veuille ou non, il est le maître de ce domaine dont je n’avais aucun droit de le chasser. Je m’étonne même encore qu’il l’ait accepté. Peut-être ai-je réussi à l’effrayer quand je l’ai menacé de nous tuer, moi et les enfants…
— Tu as fait ça ? souffla Pierre abasourdi.
— On dit de telles folies sous l’emprise de la colère ! Je n’en pensais pas un mot, bien sûr ! Ce que je voulais c’était le blesser. Je voulais qu’il ait peur…
— Difficile d’effrayer un homme tel que lui ! J’ai rarement rencontré pareil courage. Quoi qu’il en soit, vas-tu répondre à sa lettre ?
— Je vais faire mieux : demain je descendrai au Hameau…
L’espèce de tristesse que le médecin éprouvait depuis qu’il savait jusqu’où sa maîtresse était allée pour chasser Tremaine se fit plus amère : il croyait bien déceler dans sa voix une sorte d’allégresse.
— On dirait que tu es heureuse qu’il revienne ? Pourtant c’est la fin pour nous deux…
Le rire de la jeune femme le rassura et aussi le fait qu’elle se serra plus étroitement contre lui :
— N’aie pas peur ! Je saurai bien nous trouver un endroit bien caché, bien à nous… Mais c’est vrai que je suis contente qu’il revienne parce que c’est lui qui le demande et qu’ainsi je ne perds pas la face à mes propres yeux. Sinon, j’aurais dû aller le chercher : il y a trop de gens qui l’aiment dans cette région et je ne peux en dire autant. C’est fatigant à la longue de ne rencontrer que des regards réprobateurs. Et puis, à présent, tu es là.
— Et je t’aime, tu sais ?… À en perdre la raison.
Pareille déclaration méritait bien une récompense :
Agnès la lui donna sur l’heure…
Lorsque sa voiture pénétra dans la cour du médecin, Agnès comprit qu’elle se trompait en s’imaginant que sa visite passerait inaperçue : dans chaque maison il y avait quelqu’un en train de balayer devant la porte ou de briquer les carreaux. Même au château de Durécu où les chambrières s’activaient à préparer l’arrivée prochaine des Boyer de Choisy, les propriétaires ! À croire que tout ce monde l’attendait ! La langue agile de Sidonie Poincheval devait y être pour quelque chose… Peut-être ces gens s’imaginaient-ils qu’elle venait demander pardon mais, au fond, c’était sans importance : les miroirs des Treize Vents lui avaient assuré qu’elle n’avait rien de la pénitente dans sa robe de soie pékinée gris et rose et sous le chapeau garni de rubans et de Heurs qui mettait des ombres si douces sur son beau visage.
Potentin l’attendait au bas du perron pour l’aider à descendre de voiture et lui sourit de tout son cœur :
— C’est, un grand bonheur, Madame Agnès, de vous voir ici !
— Pour moi aussi, mon ami…
Avec la dignité d’un maître des cérémonies escortant une reine, il la précéda dans la maison où Sidonie offrit une belle révérence à la visiteuse puis jusqu’à la chambre de Guillaume. Pierre Annebrun était invisible… Discret de nature et peu désireux d’assister aux retrouvailles des deux époux, il jugeait préférable de rester enfermé dans son cabinet de consultations jusqu’à la fin de l’entrevue.
Sans un mot, Potentin ouvrit la porte et s’inclina, la main sur le bouton, prêt à refermer. Agnès entra et fut en face de Guillaume. Tous les deux cloués par la surprise : elle gardait le souvenir d’un moribond grisâtre et décharné, lui celui d’une furie au visage ravagé par la colère. Il se reprit le premier :
— Je crois que j’avais oublié à quel point vous pouvez être belle ! Peut-être est-ce la faute de la vie quotidienne : les impressions se font moins vives à force d’être répétées. Croyez que mes regrets s’en trouvent avivés…
— Je vous retourne le compliment, Guillaume. Pour un homme qui revient des portes de la mort, vous ressemblez étonnamment à celui que vous étiez. En moins vif peut-être ?
— Une mauvaise copie… à demi invalide ! Mais peut-être ne seriez-vous pas là s’il en était autrement ? Votre présence me touche infiniment… Voulez-vous vous approcher ?
La main qu’il étendait offrait un siège au chevet du lit mais aussi espérait en recevoir une autre. Agnès ne s’y trompa pas : ôtant sa mitaine de soie rose, elle vint poser ses doigts dans la paume tendue qui se referma dessus. À ce contact elle sentit courir un frisson qui l’effraya. Les choses ne se présentaient pas comme elle les imaginait : elle s’était préparée à jouer les anges secourables, les bonnes fées magnanimes venues répandre les bienfaits d’un pardon apitoyé sur un demi-cadavre et elle retrouvait, presque identiques, les sensations éprouvées lors de leur première rencontre. Privé de jambes, ce démon restait aussi séduisant qu’autrefois ! Peut-être même l’était-il un peu plus ! Ces cheveux coupés court qui bouclaient serré comme une toison rouge convenaient à merveille à la structure arrogante du visage où la peau tendue reprenait sa couleur de bronze cuivré.
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