— Donc moi ! Tu as raison, j’ai commis une bêtise mais je le savais déjà. Il va falloir que je règle mes comptes avec cette petite ordure… et sa digne sœur. Sais-tu où elle est, celle-là ?
— À Valognes bien sûr. On dit que Buhot et Le Carpentier se la partagent et qu’elle y mène joyeuse vie…
— Elle ne perd rien pour attendre. Dès que j’aurai retrouvé l’usage de mes jambes, je saurai bien la dénicher. En attendant, je vais suivre ton conseil et me défaire déjà des moulins dont je ferai cadeau à ceux qui les font marcher. Demain, tu demanderas au notaire, Me Lebaron, de bien vouloir monter jusqu’ici… En attendant, je vais écrire quelques lettres à Paris, Cherbourg et Granville…
Et Guillaume plongea dans le travail avec l’ardeur d’un homme réduit à l’inaction depuis trop longtemps. Entre sa correspondance, la lecture, les visites du Dr Annebrun et d’Anne-Marie Lehoussois qui venaient tous les deux jours, en alternance, l’examiner et donner les soins nécessaires, le temps passa très vite. Surtout, Tremaine consacrait de longs moments à ses enfants qu’il retrouvait avec délices !
La présence des petits l’enchantait. Dès le matin, Élisabeth accourait, souvent sur ses pieds nus pour voir son père se raser. Il accomplissait toujours lui-même cette importante opération et c’était pour la petite fille une source de ravissements sans fin. Elle s’installait dans le grand fauteuil d’ébène et de cuir noir que Guillaume affectionnait parce qu’il était jadis celui de Jean Valette. On le tirait près de son lit de camp. Là, les jambes passées sous l’un des gros bras à tête d’éléphant, elle s’y accoudait comme au bord d’une loge de théâtre et, son menton dans la main, observait avec gravité tous les mouvements paternels. Naturellement, elle recueillait le précieux privilège d’être la première à embrasser la joue toute douce et toute fraîche. Père et fille se câlinaient alors interminablement. Tout au moins jusqu’à ce qu’Adam, trop petit à quatorze mois pour s’aventurer seul dans le grand escalier, fit son entrée porté par Jeanne. Bien entendu il eût cent fois préféré galoper tout seul ! Mais, depuis qu’il marchait, la nourrice vivait dans la crainte perpétuelle de le voir se casser quelque chose et le portait le plus souvent en dépit de protestations de plus en plus indignées. On l’entendait venir de loin, cependant tout se calmait comme par enchantement dès qu’il passait dans les bras de Guillaume. Il y restait remarquablement sage, considérant, l’air attentif, la figure de son père qu’il aimait palper avec la délicatesse un rien solennelle d’un expert maniant un bronze rare ou une ancienne sculpture.
Magnanime, Élisabeth tolérait ces privautés. Elle aimait beaucoup son petit frère envers qui elle se sentait des responsabilités. Rien de comparable avec le sentiment qui l’unissait à son « jumeau ». Alexandre, c’était son chevalier, son compagnon d’aventure et, depuis le long séjour effectué à Varanville dont les murs et le jardin retentissaient encore de leurs exploits et de leurs disputes, son futur mari, celui à qui il faudrait un jour obéir encore qu’il y eût beaucoup à dire sur une coutume tellement vieille qu’elle en devenait franchement barbare. Certes, il y avait plus de réflexion et de calme dans la tête brune d’Alexandre que sous les boucles rousses d’Élisabeth mais la petite fille estimait tout de même qu’elle était taillée pour la souveraineté. En attendant elle l’exerçait sans scrupules sachant bien qu’il lui suffisait de plaquer un gros baiser sur la joue de son ami pour qu’il se rendît à ses désirs.
Tels qu’ils étaient, Guillaume adorait ses « petits rouquins » : Adam, tout rond, tout rose avec de grands yeux bleus dans lesquels le père croyait revoir ceux de Mathilde, sa propre mère, et surtout Élisabeth douée d’une grâce lumineuse plus attachante que la joliesse joufflue habituelle aux petites filles de son âge. Ses yeux gris variaient selon son humeur : tantôt brillants, tantôt d’une ténébreuse opacité. Son petit visage sensible, dont les traits rappelaient un peu ceux de Guillaume en beaucoup plus fins mais presque aussi arrogants, pétillait d’intelligence et de malice mais, parfois, il devenait grave, songeur, et revêtait alors une espèce de dignité bien au-dessus de son âge, surtout lorsque sa mère la réprimandait.
Entre Agnès et elle, les relations demeuraient moins chaleureuses qu’entre la jeune femme et Adam qui n’avait pas eu à affronter les mêmes chagrins que sa sœur. La petite fille se montrait déférente à défaut de vraiment soumise. Pour vaincre définitivement ce caractère volontiers rebelle, il eût fallu le briser. Agnès, sachant que Guillaume s’y opposerait farouchement, ne s’y essayait pas, préférant user de douceur dans l’espoir que la fillette oublierait les jours sombres du dernier hiver. Cependant, le côté légèrement pompeux de leurs relations frappa Guillaume :
— Est-ce que tu n’aimes plus ta maman ?
— Oh si ! fit Élisabeth avec une certaine désinvolture. Je l’aime surtout depuis qu’on vous a retrouvé…
Guillaume préféra ne pas pousser plus avant son investigation. Il se doutait bien qu’après sa disparition les choses s’étaient dégradées entre mère et fille sinon Rose n’aurait eu aucune raison de récupérer l’enfant mais il ne cherchait pas à en apprendre davantage pour le moment. Plus tard il tâcherait de faire parler Mme de Varanville ou même Élisabeth.
Agnès et lui veillaient à maintenir entre eux un certain décorum indispensable à une reprise harmonieuse dans le tissu si brutalement déchiré de leur ménage. En apparence, tout était comme par le passé : Agnès, un ouvrage aux doigts, passait de longues heures auprès de son mari ainsi qu’il convient à une épouse attentive. Les repas leur étaient servis dans la bibliothèque et se déroulaient dans une entente apparente. On conversait volontiers et d’autant plus facilement qu’il n’était pas rare d’ajouter un couvert à l’intention d’un ami. Félix venait souvent, avec ou sans Rose. Mlle Lehoussois déjeunait tous les deux jours avec le couple et, parfois, Guillaume s’efforçait de retenir son médecin sans y parvenir autant qu’il l’aurait voulu. En général, Pierre Annebrun s’excusait, invoquant un nombre important de malades à voir. Agnès appuyait l’invitation, sans trop insister cependant, comprenant bien que l’hospitalité de son mari était pénible à son amant.
Celui-ci, passant alternativement des délices du paradis aux tourments de l’enfer, ne savait plus s’il était heureux ou malheureux. Sa passion pour l’épouse de Guillaume et son amitié pour le même Guillaume suivaient une courbe croissante sans qu’il eût le courage de rompre l’une ou l’autre. Il lui arrivait de rougir quand la main de Tremaine se tendait vers lui et il devait lutter, alors, contre une folle envie de fuir mais lorsque les bras d’Agnès se nouaient à son cou, il eût volontiers étranglé le mari si d’aventure il lui était apparu à ce moment-là. D’ailleurs chaque fois qu’il se hasardait à parler sagesse, à balbutier qu’il faudrait bien un jour en finir avec ce bonheur défendu, la jeune femme lui fermait la bouche d’un baiser sans permettre qu’il s’expliquât davantage. Il serait temps d’aviser lorsque Guillaume pourrait à nouveau se déplacer…
En attendant, bien décidée à savourer longtemps encore un amour qu’elle goûtait avec un plaisir d’autant plus vif qu’il était de plus en plus pervers, Agnès s’était découvert un grand besoin d’activité. Elle qui jusqu’alors ne quittait guère les Treize Vents s’intéressait aux petites gens d’alentour, développant une soudaine charité que l’on attribuait à une ardente reconnaissance envers le Ciel pour avoir exaucé ses prières en lui rendant un époux très aimé. Il lui arrivait aussi de se rendre en visite chez une voisine, Mme de Rondelaire, au manoir d’Escarbosville ou chez la maîtresse d’Ourville. Peu à peu on prit l’habitude de voir son cabriolet sur les petites routes et dans les chemins de terre. On l’admira. On la bénit même…
Il ne serait venu à l’idée de personne de remarquer que les sorties de Mme Tremaine s’inscrivaient dans un quadrilatère délimité par La Pernelle, Le Vicel, Pépinvast et Fanoville. Personne, surtout, n’aurait imaginé que, certains jours – environ une fois la semaine –, le cabriolet et son beau conducteur, toujours modestement vêtu comme il convient lorsque l’on fait le bien, s’enfonçaient sous une futaie fourrée de buissons, dans le plus creux des sentiers, pour gagner une vieille tour ruinée dont il ne restait guère qu’une sorte de cave et que, là, sur un lit de fougères, la châtelaine des Treize Vents et le médecin de Saint-Vaast pratiquaient cette vieille charité bien ordonnée qui commence par soi-même. Naturellement, Pierre arrivait par un sentier différent.
De ces étreintes d’autant plus ardentes qu’elles devaient être brèves, Agnès sortait rayonnante de vitalité, le teint animé, les yeux las sans doute mais sa beauté un peu froide s’en trouvait réchauffée. Elle atteignait parfois même à ce doux éclat qui est l’apanage des femmes heureuses, bien qu’elle fût seulement comblée car d’amour pour son amant il n’était toujours pas question. Il lui permettait de satisfaire des désirs toujours plus exigeants et de savourer, lorsqu’elle retrouvait son époux cloué à ses coussins, l’intime plaisir d’une vengeance secrète. Grâce à ces heures volées, elle résistait victorieusement à l’attrait puissant que Guillaume exerçait toujours sur elle et qui, sans cet exutoire, l’eût conduite au pire. En effet, elle était assez lucide pour savoir à quel point elle restait vulnérable en face de lui : qu’il lui fît un compliment ou qu’il gardât sa main un peu trop longtemps contre ses lèvres et elle sentait son cœur trembler…
Ainsi le soir où elle entra chez lui quelques instants avant le souper et où Guillaume fut frappé de son éclat. Simplement vêtue d’une robe de taffetas d’un rouge profond, un ruban de velours de même nuance retenant la masse brillante de ses cheveux noirs haut relevés, sans autre bijou que l’alliance d’or sur ses mains pâles, elle était fascinante.
— Vous êtes bien belle ce soir ! soupira Guillaume. Il en faudrait peu pour croire que vous êtes heureuse ?
Une flamme s’allumait dans le regard fauve qu’elle connaissait si bien. Elle la fit frémir de joie. La pensée qu’il lui serait peut-être possible, un jour, de vaincre le souvenir de l’Anglaise la traversa. S’il pouvait se reprendre de passion pour elle, quel plaisir il y aurait à le faire attendre, espérer, souffrir ?…
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous allez de mieux en mieux et c’est demain que vous serez débarrassé de vos instruments de torture…
Sans répondre, il prit sa main, posa un baiser au creux de la paume puis la garda un instant contre sa joue.
— Une épreuve que j’appréhende… mais il m’est doux de savoir que vous serez auprès de moi…
— Aurais-je donc encore quelque prix à vos yeux ?
— Ne dites pas que vous l’ignorez ! Et ce prix augmente chaque jour. Depuis que je suis rentré, je vous regarde et je vous admire avec un sentiment qui ressemble à du remords. Vous m’apportez votre grâce, votre sourire comme si rien ne s’était passé…
— Vous venez de prononcer le mot qui convient : le passé ! Il dépend de vous, Guillaume, qu’il disparaisse…
— Pas seulement de moi…
Il détourna un peu la tête, trouva la saignée du poignet qu’il caressa des lèvres en remontant doucement vers le creux tendre du coude. Agnès ferma les yeux en frissonnant et retira sa main sans brusquerie. Il était trop tôt, beaucoup trop tôt pour lui laisser croire à une si rapide reconquête ! Avant de la posséder à nouveau, il devrait le demander à genoux… en admettant que cet exercice lui soit encore possible ? songea-t-elle avec cruauté.
Guillaume, cependant, était sincère. La douceur des instants qu’il goûtait auprès de sa femme atténuait un peu la douleur du renoncement. Cette Agnès étrange, imprévisible, il l’avait aimée ardemment, confondant peut-être les appétits de son corps avec les élans de son cœur, mais il découvrait qu’elle pouvait l’émouvoir encore et c’était, pour l’avenir de leur famille, le meilleur des présages. Il sourit :
— Vous ai-je blessée ?
— Non… Simplement vous ne devez songer qu’à vous-même… à vous ménager quelque temps encore !
Soudain, elle l’entendit rire. Pour la première fois depuis des mois et les souvenirs assaillirent Agnès. Il riait souvent après l’amour, ou même pendant parce que c’était une joie pour lui au contraire de Pierre. Il y avait de la dévotion dans la passion du médecin et le rire serait pour lui une espèce de sacrilège. Pour lutter contre la faiblesse qui lui venait, elle demanda, un peu pincée :
— Qu’ai-je dit de si drôle ?
— Rien, ma mie ! Je pensais seulement que si vous voulez me ménager, il faudrait copier vos robes sur celles de notre chère Anne-Marie. Dans celle-ci, vous ressemblez à un fruit parvenu à sa perfection. On aimerait vous éplucher, ajouta-t-il avec ce sourire en coin qui contribuait à son charme.
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