— Tiens ! Voilà le cousin Guillaume ! Et… qu’est-ce que tu viens faire ici, boiteux ?
Dédaignant l’injure, Tremaine considéra l’énergumène avec autant d’intérêt que s’il eût été un détritus abandonné là par un balayeur négligent :
— J’avoue ne pas discerner le plaisir que tu peux tirer de la compagnie de cet individu ! dit-il à Buhot. Quant à toi, Adrien, sois content : c’est pour toi que je me suis dérangé. Je suis venu te dire que ta mère est morte et qu’il serait bon qu’on vous revoie à Saint-Vaast, toi et ta sœur, si vous voulez qu’il y ait du monde à l’enterrement…
Peu désireux d’entrer dans les détails, Guillaume prit le chemin de la porte mais, comme il allait la franchir, Buhot l’arrêta :
— Un moment encore, citoyen Tremaine ! Tu es un riche propriétaire terrien, il me semble ?
— J’ai des terres, en effet.
— Et aussi des chevaux ? Tu n’ignores pas, je pense, que le gros cochon des Tuileries qui a cependant signé la nouvelle Constitution après s’être fait beaucoup prié n’en continue pas moins à conspirer avec l’Étranger et que les troupes de ces brigands battent nos frontières.
L’insulte appliquée à Louis XVI souleva le cœur de Guillaume cependant peu attaché à la royauté. Il haussa les épaules.
— Vous ne pouvez pas demander à un captif de ne pas tenter d’ouvrir les portes de sa prison. Si tes pareils avaient traité le Roi selon le respect qui lui est dû, les choses n’en seraient pas là.
— Pense ce que tu veux… jusqu’à un certain point tout au moins. Il reste qu’il est de ton devoir d’aider la Nation à se défendre. Tu seras sage en me faisant amener tes chevaux…
— N’y comptez pas ! coupa Guillaume. Je vous donnerai de l’argent pour en acheter mais vous n’aurez pas les miens : ce serait crever le cœur de ceux qui s’en occupent.
Buhot eut un vilain sourire.
— Ils n’auront aucune raison d’être tristes puisqu’on les emmènera eux aussi ! La Nation a besoin de soldats…
Furieux, Tremaine pensa qu’il aurait mieux fait de rester chez lui et partit sans ajouter un mot. Renonçant à passer la nuit au Grand Turc ainsi qu’il en avait eu l’intention, il rentra aux Treize Vents et, dès son arrivée, avertit Daguet :
— Ce n’était pas une menace en l’air. Ces brutes vont venir piller notre écurie et embarquer nos garçons, dit-il.
— Il fallait s’y attendre un jour ou l’autre, fit le cocher avec un haussement d’épaules, et je comptais vous en parler. Si on leur résiste ils sont capables de flanquer le feu partout.
— En tout cas, ils n’auront ni Sahib ni Bruyère ! J’aimerais mieux leur tirer une balle dans la tête !
— Ne vous tourmentez pas trop ! M. Félix est venu ce tantôt et nous en avons discuté. Lui aussi est inquiet. Avant l’aube je compte les mener à la ferme de Chante-loup qui a déjà été visitée et volée. Ça nous permettra de gagner du temps et c’est précieux avec ces énergumènes. Faut espérer que leur règne ne durera pas !
— Ils verront bien les stalles vides !
— Elles ne le seront pas longtemps. En revenant j’irai acheter deux bêtes au Vicel, chez Legrain. Comme on va sûrement lui réquisitionner les siennes, il sera bien content d’en tirer quelque argent !
— Je te donnerai la somme que tu voudras. Mais nos garçons ? Que faire pour eux ?
— Ça ! Dieu seul y peut quelque chose, Monsieur Guillaume, dit Daguet en traçant un rapide signe de croix. Nous, on peut tout juste les remettre entre Ses mains !
— En leur offrant tout de même de quoi s’équiper ! Chez nous l’hiver n’est pas froid mais il l’est ailleurs et surtout dans les pays de l’Est.
Cependant Buhot ne parut pas autrement pressé d’exécuter sa menace, peut-être pour laisser croire à Tremaine qu’il l’avait impressionné et lui donner une fausse idée de sécurité. Par contre, l’enterrement de Simone Hamel faillit tourner mal à cause du problème que posait le prêtre.
En dépit de son mauvais caractère, la mère des jumeaux était bonne chrétienne comme d’ailleurs tout le pays. Or, le curé de Saint-Vaast, M. Bidault, qui avait remplacé M. de Folleville, venait de partir en émigration sur les instances de ses ouailles inquiètes pour cet homme de foi ardente qui eût préféré se couper les deux mains plutôt que prêter le serment constitutionnel. Quant à son jeune vicaire, une marchande de poisson, Thérèse Pignot, le cacha chez elle pendant une semaine mais, craignant une de ces perquisitions qui se multipliaient, elle le dissimula ensuite dans un des paniers à éclettes dont elle se servait pour transporter sa marchandise, à dos de cheval, jusqu’au marché de Valognes et le conduisit ainsi dans une ferme de Montaigu. C’était faire preuve de prudence. La population, hostile aux nouveaux décrets, recelait tout de même quelques brebis galeuses aux dents longues, aux yeux obliques et toujours prêtes à dénoncer le voisin pour s’emparer de son bien.
Cependant, on aurait pu obtenir d’un des deux prêtres réfugiés au château de Durécu ou du curé de Réville caché au Hourguet qu’ils vinssent célébrer une discrète cérémonie dans la grange de la maison Baude, au bout de la rue des Paumiers où se réunissaient les fidèles depuis la fermeture de l’église mais personne n’osa en parler à Adrien qui, d’ailleurs, tenait la solution : le nouveau curé de Rideauville procéderait aux funérailles. Celui-là, un prêtre « jureur » nommé Nodot, successeur par force de M. Levasseur, était nanti d’une détestable réputation ; on disait qu’il vivait avec sa servante dont il avait un enfant, qu’il buvait comme une éponge et qu’il était de mœurs incertaines…
Résultat : quelques commères seulement – ses vieilles complices de médisance et d’autres qui craignaient que la conscription ne prît leurs hommes – assistèrent Adrien pendant la messe dite par Nodot et l’escortèrent jusqu’au cimetière. Là, elles furent relayées par les clients du cabaret où Adrien avait ses habitudes et quelques-uns des membres du Conseil communal qui n’avaient pas osé s’abstenir mais se demandaient intérieurement ce qui leur avait pris, en 90, d’accueillir parmi eux ce garçon teigneux dont la figure blême n’avait rien de rassurant sous son bonnet rouge. On ne vit pas Adèle, peu désireuse d’affronter les femmes respectables du bourg et, bien entendu, personne ne se déplaça des Treize Vents. Guillaume, en prévenant Adrien, pensait en avoir fait assez pour les Hamel. Tandis que l’on portait la Simone en terre, il alla s’agenouiller sur la tombe de sa mère Mathilde, si longtemps privée de sépulture chrétienne à cause des calomnies de cette femme.
Profondément mortifié, Adrien jura de se venger : deux jours plus tard, une troupe de « patriotes » vint vider les écuries de Tremaine et enjoindre aux serviteurs mâles du domaine de rejoindre les armées de la Nation. Il n’était pas encore question de république, quoique les partis les plus avancés la réclamassent, mais, pour lutter contre les armées d’Autriche et de Prusse alliées à celle du prince de Condé dont on venait de nommer le duc de Brunswick général en chef, le pays avait besoin de tous ses fils, même ceux qui n’étaient pas d’accord et il y en avait. Beaucoup craignaient de laisser les leurs dans le besoin. Le blé était rare et cher, la spéculation effrénée et si, à Paris, durant les premiers mois de 1792 les salons continuèrent à vivre agréablement et les théâtres à prospérer, les campagnes souffraient durement d’une pénurie qui allait s’aggravant.
Avec un profond chagrin, les gens des Treize Vents virent partir les plus jeunes d’entre eux : ceux des écuries, le jeune Auguste, les garçons de ferme et aussi Victor que sa tante Clémence Bellec inonda de ses larmes. Seuls aux côtés du maître demeurèrent Potentin et Daguet. De même les caméristes furent congédiées avec une bonne rétribution. C’était prudence et il valait mieux pour elles rentrer dans leurs familles. Du vif et frais troupeau des petites chambrières, il ne resta que Lisette, trop attachée à la maison et d’ailleurs orpheline. Le mari de Jeanne Coulomb, la nourrice d’Adam, vint réclamer sa femme : il n’avait rien, bien au contraire, contre les Tremaine, mais il valait mieux que Jeanne retourne s’occuper de son époux et de ses propres enfants qui avaient bien besoin d’elle. Les langues tourneraient moins…
La brave femme pleura à creuser les cailloux : elle s’était attachée à son nourrisson mais aussi à l’existence moelleuse qu’elle menait aux Treize Vents. La vie à la ferme la tentait beaucoup moins. À l’inverse Béline, qu’aucune force humaine n’aurait pu arracher à son emploi, eut bien du mal à cacher sa satisfaction : Adam rejoignait Élisabeth sous sa houlette et tout était très bien ainsi. D’ailleurs le petit garçon approchait de ses deux ans et, depuis quelques mois déjà, un solide adjuvant de bouillies suppléait à la nourrice dont la production personnelle n’avait plus grand-chose à lui offrir.
Désormais, on mena petite vie dans la belle maison près de l’église de La Pernelle dont les cloches demeuraient muettes. Le vieux M. de La Chesnier s’était éteint quelques mois plus tôt, persuadé de manquer à ses devoirs en abandonnant ainsi son cher Cotentin livré aux forces du mal. Il reposait à présent sous une dalle du chœur où ses amis le descendirent pieusement. Tous les objets et les documents rassemblés par lui durant sa vie et touchant les vaisseaux de M. de Tourville incendiés sous la Hougue un terrible jour de juin 1692 – il y portait un intérêt passionné ! –, il les avait donnés à Guillaume dont il savait bien qu’il en prendrait un soin extrême.
Chaque année, à la date fatidique, M. de La Chesnier disait la messe des morts puis, avec Guillaume, il se rendait à la Chaise du Roi, ce rocher où selon la légende – fausse d’ailleurs – le roi Jacques II d’Angleterre que Tourville et ses navires devaient ramener sur son trône perdu aurait regardé ses anciens sujets incendier tranquillement les vaisseaux que l’amiral français, trahi par la marée après sa victoire de Barfleur, avait dû échouer sur les vases solides de Saint-Vaast pour les réparer. L’Anglais avait murmuré trois mots qui lui valaient à jamais l’exécration des gens du Cotentin et de tous les marins de France : « Mes braves Anglais ! »… alors que ceux-ci exécutaient méthodiquement, à cent contre un, les hommes de l’escadre meurtrie.
Le vieux prêtre trouvait de tels accents pour décrire le grandiose et terrifiant spectacle, les cris des blessés que l’on achevait dans les entreponts où se trouvaient les infirmeries, que l’on aurait pu imaginer qu’il y était. Guillaume, pour sa part, croyait voir s’embraser les huniers de l'Ambitieux devenu vaisseau-amiral depuis la mort sous Cherbourg du Soleil royal, du Gaillard, du Terrible, du Merveilleux, du Tonnant, du Foudroyant, du Saint Philippe, du Souverain, de l’illustre, du Prince, du Magnifique, de l'Entendu et du Courtisan. Il vibrait de la même fureur, de la même indignation et sa haine de l’Anglais s’en trouvait réchauffée.
Cette année-là – 1792 – le grand drame devenait centenaire. Aussi, après être allé plier le genou et dire un bout de prière sur la tombe de son vieil ami, Guillaume rejoignit-il seul le rendez-vous rituel. Puis, aidé de Potentin et de Daguet, il coupa tous les lys et les roses de son jardin, les entassa dans des corbeilles que l’on plaça dans l’une des voitures. Le cocher y attela deux chevaux achetés au comte Hervé de Tocqueville – dont les écuries, assez éloignées des regards de Buhot, étaient encore intactes –, prit les rênes et les trois hommes descendirent jusqu’au port de Saint-Vaast. Là ils n’eurent que l’embarras du choix parmi les barques de pêche : lorsque Tremaine eut annoncé ses intentions, tout le monde désirait les emmener…
Il choisit le cotre de François Pignot, mari de Thérèse, la marchande de poisson qui cachait si bien les prêtres dans ses paniers, mais comme une véritable flottille voulait l’accompagner, il distribua une partie des fleurs à ces hommes aux mains rudes, émus à la pensée de l’hommage que l’on allait rendre à leurs anciens.
Le temps était beau, la mer calme, bleue, pleine ; la marée étale… Presque tous prirent les rames, pourtant François Pignot hissa une voile, une seule. Plus pour le souvenir que pour l’utilité ! Il en fallait si peu pour atteindre le Rhun, le passage entre l’île de Tatihou et la terre ! C’est là qu’avait coulé l'Ambitieux, le vaisseau-amiral.
Arrivé à destination, presque à toucher l’île, Tremaine empoigna un porte-voix et cria :
— Messieurs ! À la mémoire de M. de Cotentin de Tourville, amiral de France, à la mémoire des marins tombés ici même, à la mémoire des vaisseaux sacrifiés pour rien ! Que Dieu les ait en sa sainte garde !
Saisissant les deux pistolets armés qu’il portait à sa ceinture il les déchargea dans l’air bleu. Une acclamation lui répondit et, à son immense surprise, le fort de la Ilougue et celui de Tatihou tirèrent chacun un coup de canon. Puis le bras de mer se couvrit de fleurs…
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