L’émotion un peu calmée, François Pignot eut un petit rire :

— On dirait qu’ils sont d’accord avec nous les vieux invalides des forts ? Si un corsaire anglais traîne vers les Saint-Marcouf comme c’est leur habitude, ils vont se demander ce qui se passe ! Une fameuse idée que vous avez eue là, Guillaume !

— On parviendra bien un jour à les écarter de nos parages et ça définitivement. Quand les temps seront moins troublés, on essaiera de s’en occuper. En attendant allons tous trinquer à la santé de nos marins passés, présents et à venir !

Ce fut en rentrant aux Treize Vents que Guillaume trouva sur sa table de travail la lettre de Joseph Ingoult…

Il y avait plusieurs mois qu’il ne l’avait vu. Délaissant Cherbourg où la vie lui semblait plate auprès de ce qui ce passait dans un Paris en train de devenir une sorte de chaudron de sorcières, l’avocat, pourvu d’ailleurs d’une fortune assez belle pour ne pas se soucier du lendemain, préférait écouter son cœur plutôt que de s’intéresser à de sordides affaires locales. L’amour – sans espoir d’ailleurs ! – qu’il portait à Mme de Bougainville le poussait à se consacrer à la protection du bonheur de la jeune femme dont il savait cependant combien elle était attachée à son époux. Flore ne quittait guère son château de Suisnes à l’écart de toute agitation et y coulait des jours paisibles auprès de ses enfants sous la protection des deux Suisses réclamés par son époux et de ses jardiniers mais le navigateur passait beaucoup de temps à Paris où il se rendait fréquemment aux Tuileries. L’état où l’on avait réduit la famille royale le navrait et, pour le distraire, il allait causer géographie avec un Roi qu’il aimait bien pour avoir pu en apprécier le cœur généreux et les grandes connaissances scientifiques. Installé à l’hôtel White, rue des Petits-Pères à Paris, où se retrouvaient nombre d’Anglais et d’Américains venus contempler la Révolution en spectateurs et où Bougainville comptait des amis et des habitudes, il surveillait le mari de sa belle et de temps en temps galopait jusqu’à Suisnes pour lui faire son rapport et la rassurer ; ce qui lui valait les regards mouillés et reconnaissants des beaux yeux dont il rêvait. Naturellement, il était souvent invité à de petits séjours… Tout le monde l’appréciait et les enfants l’adoraient.

Pour sa part, Guillaume éprouvait quelque peine à comprendre cette façon de vivre mais partait du principe que si son ami était heureux ainsi, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. En outre, l’avocat étant un excellent correspondant, ses lettres apportaient jusqu’aux Treize Vents un peu de l’air de Paris et il était toujours utile de savoir ce qui s’y passait. Agnès elle-même daignait sourire lorsque l’épistolier racontait une anecdote, un potin, décrivait une nouvelle mode ou commentait la dernière pièce en vogue.

Cette fois, la lettre n’était pas pour ses yeux et son contenu fit à Guillaume l’effet d’une bombe :

Après un bref survol de la situation politique et de la vie quotidienne, Joseph écrivait : « Ce que j’ai à dire maintenant est grave et j’ai hésité un moment à troubler ta paix si chèrement acquise. Mais je t’ai vu si malheureux !… Alors voilà : par le plus grand des hasards j’ai retrouvé lady Marie. Sans qu’elle le sache d’ailleurs. Elle vit à Paris avec son fils, Kitty et une amie, Helen Williams. En outre il y a un homme qui veille sur elle. C’est un Anglais, sir Christopher Doyle, une personne d’une cinquantaine d’années que je vois parfois à l’hôtel White où il a des relations. Mais ne va pas t’imaginer que tous deux mènent joyeuse vie. Marie est toujours vêtue de noir et je suppose qu’elle porte ton deuil. Je ne me suis pas présenté à elle parce que j’estime qu’il t’appartient de décider s’il est préférable de ne pas la détromper. Elle vit dans la dignité et le calme. En outre, ce baronnet est un homme de bien. Tu en tomberais d’accord en dépit de la haine que tu portes à ses compatriotes. Son attitude est celle d’un père, ou d’un frère aîné et, de toute évidence, il donne à Marie la protection dont elle et son fils ont besoin.

« Tu me reprocherais cependant de ne pas t’avoir prévenu mais je te demande de bien peser la décision que tu prendras. Si tu veux te manifester, il faudrait que tu puisses offrir à Marie de vivre avec toi au grand jour. À tout hasard, je te signale que l’on parle beaucoup, dans les clubs, de la prochaine loi sur le divorce.

« Je sais, il y a cette parole donnée à la femme et que tu n’es pas homme à renier. Encore faudrait-il cependant qu’Agnès n’abuse pas de son pouvoir et ne se moque pas de toi. Demande-lui donc ce qu’elle va faire, une ou deux fois la semaine, dans les bois près de la Croix d’Ourville. Il y a là, au sud du chemin qui mène à La Pernelle, une manière de tour à moitié démolie où elle rencontrait l’automne dernier – assez inconfortablement mais avec assiduité – un homme dont je tairai le nom… »

La lettre au bout des doigts, Guillaume se jeta dans le grand fauteuil d’ébène tendu de cuir noir qu’il affectionnait et resta là un long moment, la tête renversée contre le dossier, les yeux clos. Sa main nerveuse froissa le papier mais c’était sans importance : chacun des mots tracés par la plume de Joseph s’enfonçait dans son cerveau avec la cruauté d’un fer rouge : Marie-Douce « protégée » par un autre homme ! Avec évidemment l’excuse de le croire mort mais pourquoi si vite ? Qu’est-ce qui avait pu lui donner cette certitude ?… Quant à Agnès, sa liaison adultère, si elle le stupéfiait, ne lui inspirait que de la colère. Aucune douleur !… Il était trop facile de comprendre, à la lumière de cette révélation, pourquoi elle s’obstinait à le repousser. Être sûre de lui ?… Quelle incroyable hypocrisie ! Ce qu’elle voulait, c’était le tenir en laisse comme un chien bien dressé en lui laissant espérer l’abandon magnanime de son corps en guise de morceau de sucre. Fais le beau, petit Tremaine ! Sois bien sage et on daignera peut-être te pardonner d’avoir « couru le guilledou »… Et il resterait là, à attendre stupidement tandis que la femme aimée, lasse d’avoir trop pleuré, se tournait vers un autre parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement ?… Ainsi, Buhot n’avait pas menti : les meubles vendus, l’Anglais… tout cela était vrai ! Et lui, Guillaume, comment n’avait-il pas senti qu’on lui disait la vérité ? Marie n’était pas riche, surtout coupée de sa famille et il ne l’ignorait pas. Elle avait besoin qu’on l’aide et il le faisait jusqu’à son accident. Seulement, il la croyait repartie pour Londres… Quel gâchis ! Quel stupide, sordide gâchis !

La pensée du complice de sa femme l’effleura à peine. Ce n’était pas lui le plus important, le plus irritant : un fantôme sans visage et rien de plus. L’insupportable était de savoir que la mère de ses enfants allait se rouler dans les feuilles mortes, les bruyères sèches ou Dieu sait quoi comme une coureuse de grands chemins en chaleur…

Brusquement, il jaillit de son siège, fonça vers la porte en oubliant sa canne, manqua s’étaler sur le parquet trop bien ciré du grand salon et se jeta dans l’escalier qu’il grimpa avec une incroyable vitesse compte tenu de sa mauvaise jambe. L’heure du dîner approchait. Agnès devait être chez elle à se préparer. En dépit des restrictions du train de vie, elle tenait à ce qu’il revêtît un certain décorum.

Assise devant sa coiffeuse, la jeune femme accrochait de longues girandoles de perles à ses oreilles quand son mari enfonça sa porte plus qu’il ne l’ouvrit.

Elle sursauta et le sourire qu’elle esquissait s’effaça devant l’image effrayante que lui renvoyait le grand miroir garni de bronze doré. Convulsé par la fureur, le visage de Guillaume avait quelque chose de terrifiant. Il ne lui laissa pas le temps d’articuler la moindre parole, se jeta sur elle, la saisit par un bras pour l’arracher de son siège puis, la traînant jusqu’à son lit, il l’y lança comme un simple paquet :

— Déshabillez-vous ! ordonna-t-il.

En dépit de sa peur, elle n’avait pas poussé un cri mais retrouva courage en sentant sous elle un terrain solide :

— Vous êtes… fou ? balbutia-t-elle avec cependant une nuance de dédain qui excita la fureur de Tremaine.

— Pas le moins du monde ! Pour la première fois je vous vois telle que vous êtes : une fille facile que l’on peut trousser sur le revers d’un fossé. Alors j’estime avoir assez attendu et j’ai l’intention de coucher avec vous, que ça vous plaise ou non. Déshabillez-vous !

— Jamais !

Elle était devenue pâle comme une morte mais ses yeux gris, presque noirs alors, luisaient de rage :

— Si vous me voyez telle que je suis, il y a longtemps que moi je sais ce que vous serez toujours : un rustre, un…

Elle n’acheva pas. Guillaume venait de la relever d’une secousse brutale et commençait à déchirer ses vêtements. Elle tenta bien de se défendre mais la force naturelle de Tremaine décuplée par la colère le rendait irrésistible. Il l’éplucha durement comme s’il était un ours et elle un tronc d’arbre qu’il s’agissait de dépouiller de son écorce, sans se soucier de la griffer quelque peu. Puis, quand il l’eut dénudée, il la repoussa sur la courtepointe où elle se recroquevilla, attendant qu’il s’abatte sur elle pour mettre sa menace à exécution, mais il se contenta de considérer un instant ce corps blanc qui ne lui inspirait plus le moindre désir. Puis, tapant légèrement ses mains l’une contre l’autre en un geste désinvolte :

— Voilà qui est fait ! dit-il avec satisfaction. À présent, si vous voulez bien me confier le nom de l’homme généreux avec qui vous vous vautrez dans la poussière d’une vieille tour, j’aurai plaisir à lui faire savoir que vous êtes prête à l’accueillir plus confortablement… Moi, décidément, vous ne me dites plus rien ! Allons ? J’attends !

Elle se redressa aussi vivement qu’une vipère qui va frapper, rafla la courtepointe et s’en drapa :

— Ne comptez pas sur moi pour vous l’apprendre ! Oui, je vous ai trompé ! Oui, j’ai un amant mais qui m’a donné l’exemple ? Vous ne saviez que m’engrosser pour pouvoir rejoindre votre maîtresse. Vous ne songiez pas, alors, à me traiter de fille facile. Et dire que j’ai été assez sotte pour reprendre la vie commune avec vous !

— Vous appelez ça reprendre la vie commune ? Vous n’êtes ma femme que de nom…

— Et alors ? Qu’aviez-vous imaginé ? Que j’allais me précipiter dans vos bras dès que vous pourriez tenir debout ?

— En tout cas je n’imaginais certainement pas que vous vous comporteriez comme une catin au risque de couvrir de ridicule cette maison et mes enfants…

— Ils sont les miens aussi. J’espère que vous ne le contestez pas ? Vous en êtes bien le père ?

— Bénissez leurs cheveux rouges ! Sans eux, je vous jetterais peut-être dehors à la minute même.

— Vous iriez jusque-là ?

— Pourquoi pas ? Ne m’avez-vous pas donné l’exemple ?

— C’est vrai. Je… je l’oubliais.

Sa voix devenait douloureuse tout à coup. Elle s’était assise au pied du lit, le tissu brodé serré contre sa poitrine et Guillaume eut l’impression que quelque chose venait de se casser en elle. Il revit soudain la jeune fille en robe grise du souper de Valognes, avec ses yeux tristes et son air contraint. Il éprouva une vague pitié.

— Eh bien ? fit Agnès après un moment de silence. Que comptez-vous faire de moi ?

Guillaume haussa les épaules :

— Je n’en sais rien. Que je le veuille ou non et même si notre mariage a été une erreur, nous sommes liés l’un à l’autre. Vous m’avez donné une famille à laquelle je suis très attaché… Jamais je n’avais imaginé que pareille situation pourrait se produire…

— Par contre vous imaginiez fort bien d’entretenir un second ménage à quelques lieues de cette maison. Pensiez-vous à moi et à nos enfants quand vous en faisiez un à cette femme ? Vous n’avez pas l’air de comprendre que la situation est la même, seulement c’est votre orgueil qui souffre à l’idée que je me suis donnée à un autre !

— On dirait que vous en êtes fière ? Puis-je savoir enfin de qui il s’agit ?

— Sûrement pas ! Vous devrez vous contenter de moi comme victime. Cependant je ne vois aucune raison de vous cacher qu’il sait me rendre heureuse et que je ne regrette rien, bien au contraire ! C’était une belle joie lorsque je rentrais encore chaude de lui de vous retrouver réduit à l’impuissance. Je brûlais d’envie de vous raconter ce que je venais de vivre… avec tous les détails ! Un connaisseur comme vous aurait sûrement apprécié…

Le poing de Tremaine se leva prêt à frapper, à écraser ce visage narquois qui osait triompher avec tant d’impudeur. Au prix d’un immense effort sur lui-même, il parvint à se maîtriser. Son bras retomba le long de son corps.