La déception de Guillaume fut sévère. Cet interminable voyage en diligence – il haïssait ce moyen de transport où l’on était entassé dans une promiscuité étouffante et où il avait souffert de sa jambe beaucoup plus qu’à cheval ! – pour trouver finalement visage de bois ! Où chercher Marie-Douce et son fils à présent ? Dieu sait où ce maudit Anglais avait pu les conduire ? Et il se sentait si fatigué à présent !
Il allait tourner les talons quand Joseph qui ne se laissait pas démonter fit fleurir une pièce d’argent au bout de ses doigts :
— Vous ne sauriez pas où elles sont, par hasard ?
— Bien sûr que si, Monsieur, fit le portier soudain épanoui. Ces dames ne me cachent rien de leurs déplacements. Elles sont à Rueil dans un château qui s’appelle Malmaison et appartient à un ami de Milord.
Des profondeurs de l’abîme, Tremaine remonta au soleil de l’espérance. Marie-Douce chez Lecoulteux qui était son ami à lui plus encore que de l’Anglais, c’était à n’y pas croire mais c’était merveilleux ! Dès demain, il serait auprès d’elle !
Tirant à son tour une pièce, il l’offrit à l’homme qui, du coup, oublia les saints principes révolutionnaires pour le couvrir de bénédictions :
— À présent, allons nous coucher, conclut Tremaine. J’ai besoin de me reposer quelques heures ! Nous nous procurerons des chevaux dès le petit matin.
En dépit de ses liens avec son banquier, Guillaume n’était jamais allé à Malmaison : ses précédents séjours à Paris étant trop brefs pour lui en laisser le temps. Ce que déploraient du Moley et sa femme, fiers d’une propriété qui était certainement l’une des plus agréables des environs de Paris. Aussi, lui et Ingoult furent-ils reçus le plus chaleureusement du monde lorsque, vers la fin d’une belle matinée ensoleillée, ils franchirent les grilles défendant une longue maison au toit d’ardoise entourée d’allées régulières et de boulingrins au milieu desquels serpentait un ruisseau avec une petite île chevelue de saules.
— Quelle agréable surprise ! s’écria le financier en accourant vers Tremaine qu’il serra dans ses bras comme s’il eût été son frère. Depuis quand êtes-vous arrivé, Guillaume ?
— Depuis hier seulement…
— Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Je vous aurais envoyé ma voiture ! Ces chevaux de poste sont indignes de vous !…
— Il faut bien que je m’en contente : mon écurie a été vidée par les sectionnaires de Valognes. J’en suis réduit à la malle-poste !
— À plus forte raison !… Mais vous voilà et c’est le principal ! Nous vous gardons quelques jours, bien entendu ? Paris n’est pas vivable en ce moment… Et tenez, voilà ma femme qui nous arrive en compagnie de l’abbé Delille…
— Un abbé ? Chez vous ? En ce moment ?… Un « constitutionnel » alors ?
— Nullement ! Il n’est pas prêtre. Avant la Révolution, il tirait ses revenus de plusieurs abbayes d’où le titre mais c’est avant tout un grand poète et l’étoile du salon de Mme du Moley. N’avez-vous jamais lu ses Jardins ou l’Art d’embellir les paysages ?
— Mon Dieu, non, mais nous sommes des provinciaux nous autres…
— Vous n’avez pas honte ? Il est de l’Académie…
L’accueil de la châtelaine, s’il fut moins expansif, fut aussi chaleureux que celui de son époux. Âgée d’une quarantaine d’années, Sophie-Geneviève Lecoulteux était encore une très jolie femme bien que certains chagrins eussent éteint chez elle un ton d’impertinence brillante pour ne lui laisser qu’un goût prononcé pour les gens d’esprit et une véritable passion pour ses enfants. Avec beaucoup de grâce, elle tendit à Guillaume une petite main spontanée, sourit à l’avocat qu’on lui présentait et déclara qu’elle allait faire préparer les chambres des voyageurs…
Tremaine protesta qu’il n’était pas question pour lui d’encombrer ses amis : il s’agissait d’une simple visite…
— Quelle cruauté ! protesta Mme du Moley. Cette maison est à moitié vide ! Tous nos amis s’enfuient les uns après les autres ! Il y a beau temps que notre grand peintre, Mme Vigée-Lebrun, est partie en émigration et voilà notre cher abbé qui veut partir au loin lui aussi…
Celui-ci, un homme entre deux âges, laid, cacochyme, fluet mais pétillant de vie se mit à rire :
— Je ne demanderais pas mieux que m’éterniser mais on commence à me regarder de travers en haut lieu ! J’ai beau clamer partout que je n’ai pas été ordonné et même que j’ai été marié, on me jette au visage ce titre que vous prononcez si doucement, ma chère amie… Mais les Muses ne vous abandonneront pas ! Il vous reste l’ineffable miss Williams…
Un coup d’éventail le punit de sa petite méchanceté :
— Votre génie devrait vous rendre plus indulgent et vous la faites fuir ! Elle est partie herboriser… Si nous rentrions ? Nos visiteurs doivent avoir besoin de se rafraîchir…
Faisant voler son ample robe de mousseline bleue, elle entraîna Delille vers la maison et son époux engagea les nouveaux venus à la suivre mais Tremaine le retint :
— Un moment, s’il vous plaît, Jean-Jacques ! Je viens d’entendre que vous avez ici miss Williams et je crois savoir qu’elle n’est pas venue seule chez vous mais en compagnie d’une amie… qui m’est chère. En fait… c’est elle que je poursuis jusqu’ici.
Sous un aspect lourd, épais, voire commun, le banquier ne manquait pas de finesse. Le ton de son ami lui fit sentir que la plaisanterie ne serait pas de mise. Il se contenta de sourire :
— Vous connaissez cette charmante lady Mary ? Comme c’est étrange !
La prononciation anglaise déplut à Tremaine mais il se souvint à quel point le financier était féru de mode et d’usages britanniques :
— Ce qui est étrange c’est que son nom n’ait pas attiré votre curiosité puisque nous portons le même ? À une lettre près, je le veux bien, mais lady Tremayne est tout de même ma belle-sœur.
Une sincère stupeur souleva les sourcils clairsemés de Lecoulteux.
— Je crois que l’on vous a induit en erreur, mon ami. Nous n’avons pas ici de lady Tremayne. Vous pensez bien que j’aurais été frappé de la similitude et que…
— La voilà ! fit Joseph Ingoult d’une voix changée.
À quelque distance des trois hommes et sous l’ombrage mouvant d’une allée de platanes, une femme, la tête penchée sur un livre, marchait lentement, une branche de verdure à la main. Ce rameau représentait l’une des libertés charmantes qu’une maîtresse de maison attentive accordait à ses invités comme d’ailleurs à elle-même : lorsque l’on se promenait dans le jardin et souhaitait ne pas être abordé ni dérangé dans la lecture ou la rêverie, il suffisait de casser une branchette et de la garder au bout des doigts. Marie s’avançait avec une grâce infinie en balançant à peine les plis de sa robe de légère soie noire éclairée d’un grand fichu de mousseline blanche.
Le cœur de Guillaume bondit et il allait la suivre, n’ayant même pas entendu ce que le banquier venait de lui dire, quand Joseph le devança :
— Non ! Laisse-moi ! Je te rappelle qu’elle te croit mort. Il faut la préparer…
Il courut vers la jeune femme qui, en l’apercevant, eut un petit cri de surprise puis, laissant tomber sans plus de façon le livre et le rameau, lui tendit ses deux mains avec un chaud sourire. Pour ne pas gêner son ami, Guillaume se retira derrière la grosse tête ronde d’un oranger en caisse mais sans perdre le couple des yeux. Machinalement Lecoulteux le suivit. Il ne comprenait pas ce qui se passait sous ses yeux mais, au visage tendu de son ami, il pressentait un drame. Là-bas, Marie-Douce et Joseph s’étaient remis à marcher au long de l’allée, l’avocat soutenant légèrement le coude de sa compagne. Ils s’approchaient de la ligne du parterre ponctué d’orangers. Joseph seul parlait ; Marie l’écoutait, la tête un peu penchée sous la masse brillante de ses cheveux qui parurent à Guillaume plus clairs que par le passé. Il put voir aussi que le ravissant visage portait à présent les traces, légères mais certaines, d’un vrai chagrin. Elle était plus menue aussi ou bien était-ce cette robe noire qui la mincissait davantage ? Quoi qu’il en soit jamais elle ne lui était apparue aussi touchante, jamais il ne l’avait tant aimée. Soudain, il entendit son cri :
— Il est vivant ?…
Cette fois, il ne put résister, s’élança aussi vite que le permettait sa légère claudication :
— Marie ! clama-t-il. C’est bien moi !… Je suis là… Me voilà !
Il s’attendait à ce qu’elle courût vers lui et se jette dans ses bras. Au lieu de cela, elle eut un gémissement désespéré, vira sur ses talons et s’enfuit vers la maison comme si le diable en personne la poursuivait. Pétrifié sur place, Guillaume la vit disparaître derrière une porte-fenêtre. Le choc fut si brutal qu’il faillit s’abattre sur le sable. Il vacillait quand Joseph le rejoignit et l’empoigna par un bras.
— Tu ne pouvais pas attendre encore un peu ? reprocha-t-il. Tu lui as fait peur.
— Peur ? Tu veux dire que je l’ai terrifiée ! Mais pourquoi, pourquoi ?
Lecoulteux arriva pour entendre l’interrogation douloureuse. Il prit Guillaume par l’autre bras :
— Venez, Tremaine ! fit-il d’un ton compatissant que personne, sans doute, n’avait encore entendu venant de lui. Vous avez besoin de vous remettre. Allons jusque chez moi ! Tout ceci, va, je l’espère, s’arranger avec quelques explications…
Tandis qu’on l’emmenait, Guillaume se remémora soudain les paroles qu’il n’avait pas retenues tout à l’heure.
— Ne me disiez-vous pas, il y a un moment, qu’il n’y avait pas ici de lady Tremayne ?
— Je l’ai dit en effet mais…
— Alors, sous quel nom connaissez-vous cette dame ?
— Lady Doyle. Elle a épousé la semaine dernière l’un de mes bons amis anglais avec qui je suis en affaires depuis longtemps déjà. Nous avons des intérêts communs en Hollande mais aussi en France où il a toujours aimé vivre. Il possède d’ailleurs une propriété dans le Bordelais qui lui vient d’une grand-mère française.
— Ils sont mariés depuis quand ?
— Quatre jours ! Cela s’est passé ici et dans une grande intimité, bien entendu…
— Quatre jours ! exhala Tremaine. Si seulement j’étais arrivé plus tôt !… Pourrais-je voir cet homme de bien, ce protecteur des belles dames abandonnées ?…
— Ne sois pas sarcastique ! conseilla Ingoult. C’est à toi que tu fais du mal…
— De toute façon vous ne le verrez pas ! Il est parti avant-hier pour Bordeaux afin d’y régler je ne sais quel litige. Il nous a confié sa femme… Tremaine ! J’ai la conviction d’être en train de vous blesser et c’est une chose dont j’ai horreur mais…
— Mais vous n’y comprenez pas grand-chose, n’est-ce pas ?
À cet instant l’abbé Delille reparut. Il tenait par la main un petit garçon de deux ans environ, encore en jupe, et qui trottinait près de lui avec un grand sérieux comme s’il était conscient de l’honneur qu’on lui accordait. Cependant, sa petite silhouette potelée et vigoureuse formait un contraste amusant avec celle fluette, exiguë, légèrement courbée, de l’académicien. Celui-ci rythmait leur marche en fredonnant une chanson. Tous deux semblaient s’entendre à merveille…
— Tenez ! dit Lecoulteux, voilà le fils de lady…
— Ne me dites pas qu’il s’appelle Doyle, lui aussi ?
— Ma foi, je n’en sais rien ! fit le banquier surpris de la violence du ton. On ne présente guère un enfant si jeune. Ici on lui dit Arthur, tout simplement…
Il se tut brusquement, frappé d’une idée soudaine. Son regard alla de la tête du petit garçon dont les cheveux, d’un beau roux foncé, bouclaient serré à celle de Tremaine dont aucun fil blanc n’adoucissait encore la chaude couleur d’acajou. Il eut un léger tressaillement sans pour autant se permettre de commentaire. Il se contenta de murmurer :
— Que puis-je pour vous, Guillaume ?
— Je veux parler à Marie. Sans témoins ! Ensuite je vous le promets, je repartirai…
— Pourquoi tant de hâte ? J’ai besoin de vous moi aussi et votre venue est une aubaine inespérée…
— Soit, je resterai quelques jours à Paris mais, je vous en prie, faites en sorte que je la voie !
Un moment plus tard, Lecoulteux ouvrait devant son ami la porte d’un petit salon donnant directement sur le jardin. Marie était là, assise dans une bergère au coin de la cheminée éteinte. Lorsqu’il entra, elle leva sur Guillaume des yeux noyés de larmes qu’elle épongea très vite avec un petit mouchoir pris dans sa manche mais dans lequel il lut plus de crainte que d’amour :
— Ainsi c’est vraiment toi ! soupira-t-elle. Tout à l’heure, je me suis crue le jouet d’une illusion…
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