— Ma mère ne représentait pas grand-chose pour elle : une simple paysanne !… Rose, voulez-vous sonner pour que l’on m’apporte quelque chose de chaud ? Je suis aussi moulu qu’un vieux bois attaqué par les charançons… Pendant ce temps j’irai chercher cette lettre…

— Que vous devez lire seul ! Je vais surtout demander à Daguet de me ramener à Varanville. Vous n’avez plus besoin de moi ici et ma filleule sera heureuse d’avoir son papa pour elle toute seule ! Et puis… Félix sera content de me revoir, j’imagine ?

— Voilà ce qui arrive lorsque l’on est trop chaleureux avec ses amis, ma chère Rose ! Ils ont une sacrée tendance à abuser de vous. Demain j’irai vous voir tous les deux. J’ai bien des choses à vous dire et vous me tiendrez lieu de confesseurs…

— Cela m’étonnerait qu’on vous refuse l’absolution mais… permettez-moi encore une question : pensez-vous aller rechercher Agnès ?

— Et abandonner encore une fois les enfants ? S’ils n’ont pas suffi à retenir leur mère, je n’ai aucune raison de lui courir après. J’ignore à quel mobile elle a obéi mais elle a choisi son destin. Je n’ai pas l’intention de m’y opposer…

— On dit que Paris est devenu dangereux ?…

— Je peux vous assurer que l’on y vit encore très agréablement. Ne vous tourmentez pas, Rose ! Je suis certain qu’Agnès sait parfaitement ce qu’elle fait…

— Peut-être cherche-t-elle seulement à vous effrayer…

— En ce cas elle reviendra et trouvera la porte grande ouverte.

— Vous l’accueillerez ? C’est vrai ?

— Vous ai-je jamais menti, à vous qui êtes un peu ma conscience ? Je vous jure que Mme Tremaine reprendra sa place comme si de rien n’était. Peut-être aurons-nous une sérieuse explication mais nous avons trop à nous pardonner l’un et l’autre pour qu’il en soit autrement…


La lettre d’Agnès n’en apprit pas beaucoup plus à Guillaume sinon que la jeune femme avait été fort émue par une missive du bailli de Saint-Sauveur :

« … Je vais rejoindre mon père et ceux de notre caste décidés à se dévouer pour ce qui a toujours été la raison d’exister de nos semblables : le service du Roi. Sur ce point, nous ne serons jamais d’accord. Ce n’est pas votre faute ni la mienne mais vous devez comprendre qu’après tant d’années passées à subir les ordres ou les volontés d’autrui j’éprouve le besoin de gouverner ma propre vie.

« Les enfants vous préfèrent et n’ont pas vraiment besoin d’une mère qui leur est moins proche que Potentin ou Clémence. Je servirai mieux leur avenir là où je vais. Mon père a besoin de moi bien qu’il ne le dise pas et je veux lui prouver que sa fille est digne de lui ainsi que de sa lignée.

« Au cas où vous sentiriez quelque crainte à mon sujet il vous faut l’apaiser : Gabriel m’accompagne et veillera sur moi. Vous savez comme il m’est dévoué. D’autre part – et j’espère que vous ne le trouverez pas mauvais ! – j’emporte les bijoux que vous m’avez offerts et quelques objets qui me sont chers et qui, peut-être, pourront servir une plus noble cause que celle de votre affectionnée Agnès… » Puis, un peu plus loin : « Je doute que vous puissiez abonder dans mon sens, Guillaume, mais lorsque après notre victoire, choses et gens auront repris leurs places d’autrefois vous serez peut-être heureux de la gloire qui reviendra aux Treize Vents… »

Guillaume était trop las pour s’abandonner à la fureur que lui inspira d’abord cette lettre insensée. C’était pis encore que ce qu’imaginait Rose ! Agnès était saisie par la folie de l’héroïsme et laissant les siens à leur médiocrité se lançait en aveugle dans une aventure délirante. Chacun de ses mots insultait son mari en soulignant l’immense distance sociale qui les séparait. Plus que jamais elle était l’aristocrate et lui le roturier épousé dans un moment d’aberration ! C’était incroyable, effarant, inadmissible ! C’était… à mourir de rire !

La lettre qu’elle laissait aurait pu être celle d’un chevalier croisé pariant pour la Terre Sainte ! Il n’y manquait que les recommandations d’usage et la clef de la ceinture de chasteté !

— Qu’elle aille au diable ! s’écria Guillaume en se jetant sur son lit sans même ôter ses bottes. Et surtout qu’elle y reste ! On ne s’en portera pas plus mal chez nous autres, les manants !

Soulagé par cette conclusion, il ferma les yeux et s’endormit.

XIII

« JE M’APPELLE LOUIS-CHARLES… »

Les jours, les mois passèrent sans ramener Agnès…

Sans que Guillaume tentât, non plus, quoi que ce soit pour la rejoindre. Même s’il en avait eu l’intention, c’eût été une grave imprudence de laisser les enfants et la maison sous la seule protection de serviteurs déjà âgés : la Révolution, désormais aux mains de fanatiques impitoyables, oubliait ses grands rêves de fraternité, d’égalité et surtout de liberté pour basculer dans l’arbitraire et dans l’horreur.

Peu de temps après le retour de Tremaine à La Pernelle, le peuple de Paris, mené par le brasseur Santerre, envahissait de nouveau les Tuileries mais cette fois saccageait, pillait, massacrait les Suisses restés fidèles au Roi. Celui-ci et sa famille se réfugiaient à l’Assemblée d’où on les conduisit au Temple. Dès le lendemain ils étaient emprisonnés dans le vieux donjon des anciens chevaliers. Au même moment, on arrêtait en masse prêtres et nobles. On les entassa dans des cachots. Et puis peut-être parce qu’on ne savait qu’en faire on les y massacra méthodiquement, l’un après l’autre à la suite d’une parodie de jugement. Contraste saisissant : pendant ce temps – quelques jours après seulement ! – une armée « d’avocats et de savetiers », mal vêtue, mal nourrie mais jeune, mais héroïque, remportait la victoire de Valmy, puis celle de Jemmapes et barrait à l’envahisseur la route de Paris. Tant de gloire allait couvrir tant de monstruosités sans parvenir à les effacer. Devenue une république partagée entre frères ennemis, les Girondins et les Montagnards, la France mettait son Roi en jugement et, à une voix de majorité, l’envoyait à l’échafaud…

Un jour on apprit qu’au matin du 21 janvier, la tête de Louis XVI était tombée sur la place de la Révolution. Le Cotentin fut saisi d’effroi : on comprenait trop bien que pour avoir osé frapper si haut, les nouveaux maîtres ne reculeraient plus devant rien et que nul ne pouvait plus se dire en sûreté. Les égorgeurs de septembre avaient répandu la terreur, la mort du Roi acheva de démoraliser les cœurs honnêtes et paisibles qui espéraient des temps meilleurs. Dans l’ouest de la France, aux confins de Bretagne, en Mayenne et au sud de la Normandie les paysans se levaient à l’appel de « Jean Chouan » bientôt relayés par les Vendéens qui allaient chercher leurs seigneurs au fond de leurs manoirs pour s’en faire des chefs et marcher à la vengeance contre ceux qui osaient massacrer Dieu et le Roi.

À mesure que s’écoulait la sinistre année 1793, la guillotine installée à demeure en face du pont tournant des Tuileries fit tomber les têtes les plus illustres d’un parti comme de l’autre : après le Roi, la Reine, après les Girondins, la noble Madame Roland et l’héroïque Charlotte Corday. Sous prétexte de patriotisme, les vengeances personnelles s’exerçaient implacablement… À travers le pays, les Représentants en mission, traînant après eux l’instrument de mort, commençaient à exercer leur dictature. Si l’on portait un nom, on ne vivait plus qu’en se cachant. Le temps de la « douceur de vivre » était bien fini.

Aux Treize Vents comme dans tout le Cotentin, la grande affaire était plus la pénurie de blé et de diverses denrées que les discours ronflants et les menaces des Représentants (les gens de Cherbourg mirent proprement à la porte Prieur de la Marne qui d’ailleurs n’était pas bien méchant). Le grain n’arrivait pas, le ravitaillement n’était pas facile et plus que jamais il fallait prendre garde à l’Anglais dont les navires étaient présents tout autour de la presqu’île depuis Jersey qui accueillait « l’Agence royaliste » du prince de Bouillon et de nombreux émigrés, jusqu’aux îles Saint-Marcouf désormais occupées militairement par les navires de Sidney Smith. C’est tout juste si les pêcheurs osaient encore sortir des ports de la côte Est.

Cependant, grâce à la prévoyance de Clémence Bellec, les habitants de la maison Tremaine étaient à peu près nourris et réussissaient à en aider d’autres. On économisait beaucoup, voilà tout !

Ainsi des chandelles dont on usait seulement pour aller se coucher. La belle salle à manger, les salons étaient fermés. On vivait dans la grande cuisine où le feu éclairait et chauffait à la fois. Tout le monde prenait place autour de la longue table en respectant une sorte de protocole auquel Clémence et Potentin tenaient beaucoup : ainsi naturellement Guillaume présidait, face à lui Élisabeth occupant le siège de sa mère. Consciente de l’honneur qui lui incombait, elle remplissait ce rôle avec une étonnante dignité.

Chaque soir, Guillaume passait un moment dans sa chère bibliothèque pour y consigner dans son journal les menus faits de la journée ou les grands événements proches ou lointains. Joseph Ingoult et les Bougainville étaient revenus en Cotentin. Après les massacres de septembre, le marin jugea que Suisnes était encore beaucoup trop proche de Paris. À la suite du 10 août et de l’extermination des Suisses il avait donné à ceux qui gardaient la maison, Foutigue et Pierre, le moyen de regagner leur canton natal. Déguisés par ses soins et bien pourvus d’argent, ils purent quitter la France sans encombre. La famille partit ensuite pour La Becquetière, près de Granville, laissant Suisnes et ses centaines de rosiers à la garde du brave Cochet. Naturellement, le chevalier servant de la belle Flore se fit une joie d’escorter ses amis. Cependant, lorsqu’ils furent à bon port, il n’osa pas s’imposer davantage et, non sans soupirs, reprit le chemin de Cherbourg où il ne tarda pas à s’ennuyer ferme. Aussi le vit-on à plusieurs reprises aux Treize Vents où il se sentait moins seul.

En dépit des exactions dont les Comités de surveillance se rendaient coupables dans les villes – à Valognes l’hôtel du Mesnildot et celui de la marquise d’Harcourt entre autres furent pillés sans merci par le boulanger Hartel, le cordonnier Lebrisez et un certain Longien ! –, en dépit des serviteurs enrôlés de force dans l’armée et des propriétaires jetés en prison, les gens des campagnes réussissaient à garder un certain calme. Ce fut plus difficile après l’affaire de Granville : le 24 novembre 1793, l’armée vendéenne, courant vers la mer afin d’y opérer sa jonction avec les émigrés de Jersey et les Anglais, vint assiéger la vieille ville. Lecarpentier, alors député de la Convention pour le nouveau département de la Manche, accourut de Cherbourg et mit la cité en défense. Une défense farouche où se brisa l’élan de l’armée royale – ce que l’on allait appeler « la virée de galerne » – mais ce fut la fin de tout ce qu’il pouvait subsister d’ordre. Seul régna l’arbitraire surtout lorsqu’une loi institua officiellement le gouvernement révolutionnaire. La police politique tomba aux mains des districts et les prisons s’emplirent. Le paisible Bougainville lui-même se retrouva incarcéré à Coutances.

Par chance on l’aimait bien dans le pays, on en était même assez fier et il n’eut pas trop à se plaindre du régime : les siens pouvaient venir le voir et lui porter quelques douceurs, plus des billets cachés dans leurs souliers… Bien entendu, Joseph Ingoult vola au secours de la bien-aimée après avoir conseillé à Tremaine de ne pas s’en mêler ainsi qu’il en manifestait l’intention :

— Il vaut mieux que tu restes chez toi. Il y a trop de gens qui peuvent avoir besoin de ton aide…

C’était le moins que l’on puisse dire. La menace s’étendait chaque jour un peu plus. À sa grande fureur, Félix de Varanville s’était vu contraint d’émigrer pour éviter d’être emprisonné comme « officier rebelle ». Rose, habituée à assumer seule les responsabilités du domaine, s’était interdit les larmes au moment de son départ. Elle continuait à veiller sur ses champs, ses cultures et sa maison mais on l’entendait moins souvent rire. Naturellement, Guillaume jura de la protéger ainsi que ses enfants, en regrettant toutefois qu’elle eût refusé de venir se réfugier aux Treize Vents comme il l’en priait :

— On n’a encore tué personne jusqu’à présent, déclara-t-elle à son ami, et, mon cher Guillaume, je tiens à mes meubles !

— Si l’une des bandes qui rôdent dans Valognes et aux alentours décide de s’en prendre à eux, j’aimerais autant que vous ne soyez pas brûlée avec eux…

— Rassurez-vous ! j’ai encore de quoi me défendre et je tire juste ! Que l’on pille mon garde-manger, je le veux bien, mais pas la maison de Félix…