Tout ce que Guillaume réussit à obtenir fut l’installation d’une cloche dans l’une des poivrières du petit château : une volée de tocsin et il accourait avec ce qu’il trouverait pour l’aider. En espérant toutefois ne jamais l’entendre : on aimait beaucoup Rose dans la région ainsi d’ailleurs que la vieille Mme de Chanteloup qui, curieusement, ne s’évanouissait plus à tout bout de champ depuis le sac de son hôtel de Valognes : elle en avait ressenti une telle indignation qu’elle s’était senti pousser une âme guerrière et ne parlait plus que de pourfendre à coups de tisonnier quiconque oserait s’en prendre à ses « petits Varanville ». Elle passait la majeure partie de son temps dans la tourelle de la cloche à scruter les environs à l’aide d’une longue-vue de marine appartenant à Félix.

Chose étrange, depuis qu’il avait fait enlever les jeunes serviteurs et la cavalerie des Treize Vents, Buhot ne s’était livré à aucune autre tentative. Il faut dire que devenu l’agent du Comité de Salut Public, il avait fort à faire dans la région où il trouvait plus commode de faire la guerre à Dieu en s’attaquant aux églises que ses bandes pillaient, souillaient et reconvertissaient en étables ou en soues à cochons (quand on en trouvait encore à engraisser !).

À Saint-Vaast où la population devait garder tout au long des troubles une dignité exemplaire, une troupe d’énergumènes menée par Adrien Hamel et quelques soldats déserteurs des forts entreprit la chasse aux prêtres. N’en trouvant pas – peut-être parce qu’on les cachait trop bien –, ils se rabattirent sur l’église. On enleva le Christ que l’on brûla sur la Poterie puis la bande y entreposa du foin en gardant assez d’espace pour ses chevaux. Les bénitiers servirent d’abreuvoir. Quant aux vases sacrés, les hommes les emplirent de leurs ordures…

Les habitants reçurent l’ordre, s’ils voulaient faire leurs dévotions, de se rendre à Rideauville devenue église « constitutionnelle » et dont le curé Nobot venait d’épouser sa servante mais, bien sûr, personne n’y allait. Pas même ceux du village que le pouvoir venait d’effacer d’un trait de plume : désormais relié à « Port-Vaast », Rideauville n’existait plus. Adrien et ses acolytes s’en donnaient à cœur joie, tyrannisant et terrorisant les plus faibles. Cependant, il n’osait pas gravir La Pernelle où la grande maison et la vieille église érigées bien droites sur leur falaise semblaient le défier, lui et ses pareils.

Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de s’y jeter avec sa horde mais chez lui comme chez tous les lâches, la peur était encore plus forte que la haine. Tremaine, qu’il avait rencontré sur le port un jour où par extraordinaire il se trouvait seul, ne lui avait laissé aucune illusion sur ce qui l’attendait.

— Si tu oses seulement franchir ma porte et même si tu es en nombreuse compagnie, tu n’auras pas le temps de jouir de ton triomphe, lui dit le maître des Treize Vents, je te logerai une balle entre les deux yeux !

— Et les autres ? Tu les tueras aussi, cousin ?

— Peut-être pas tous mais il en restera quelques-uns sur le carreau… Il se peut que j’y laisse ma peau à mon tour mais du moins je mourrai content !

— Mon ami Buhot te fera payer tes menaces bien cher !

Guillaume se mit à rire et se pencha pour regarder l’autre sous le nez :

— Crois-tu ? Il n’est pas stupide ton ami Buhot et il sait parfaitement qu’il peut obtenir beaucoup plus d’un vivant que d’un défunt. Il a trop le sens des affaires pour s’attaquer à l’honnête bourgeois que je suis… Il sait bien que nous pouvons nous entendre.

Adrien préféra en rester là et se garda bien de rapporter le propos à son grand homme. Celui-ci n’aimait pas qu’il se mêle de ce qui ne le regardait pas. Et qui pouvait savoir s’il n’avait pas conclu quelque accord secret avec ce diabolique Tremaine ? Auquel cas venir se mettre à la traverse constituerait un fameux pas de clerc ! Hamel ne dirait donc rien mais pensa qu’il existait peut-être un bon moyen de faire payer son insolence au cousin Guillaume…

Un soir du ci-devant Avent – c’était celui du solstice d’hiver – le jeune Gatien qui servait d’assistant au Dr Annebrun arriva aux Treize Vents hors d’haleine d’avoir tant couru et surtout grimpé : le médecin réclamait M. Tremaine d’urgence !

— C’est le monde à l’envers ça ? fit Guillaume goguenard. Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Je ne sais pas. Le docteur a seulement dit qu’il avait quelque chose à vous montrer.

Seller un cheval, prendre le jeune garçon en croupe et dégringoler jusqu’au hameau fut l’affaire de quelques instants, pourtant la hâtive nuit de décembre était presque tombée lorsqu’ils parvinrent à destination. Pierre Annebrun, assis à sa table, était en train d’écrire dans son cabinet quand Tremaine, introduit par Gatien, y pénétra. Il leva la tête et Guillaume fut frappé de la tristesse et de la fatigue répandues sur ce visage qu’il avait toujours connu resplendissant de santé.

Depuis le départ d’Agnès, c’était la première fois que les deux hommes se trouvaient seuls et face à face. Une sorte d’accord tacite les avait tenus écartés l’un de l’autre jusqu’à ce jour. De toute évidence, le médecin ne tenait aucunement à rencontrer Guillaume et celui-ci, à peu près persuadé que Pierre était le mystérieux amant de sa femme, n’avait pas cherché à en savoir plus. Le chagrin inscrit sur la figure de cet ancien ami lors de leur dernier revoir en disait plus qu’un long discours et paraissait à Tremaine une punition suffisante. Il n’avait aucune peine à imaginer ce que pouvait souffrir Annebrun s’il aimait vraiment la jeune femme. Aussi s’était-il hâté de répondre à son appel : il s’agissait sans doute d’une affaire grave…

— Eh bien ? dit-il seulement quand leurs yeux se rencontrèrent.

Pierre se leva pesamment et fit le tour de son bureau pour rejoindre son visiteur :

— Il s’est passé tout à l’heure à Saint-Vaast quelque chose d’affreux. J’aurais pu éviter de te prévenir mais je crois que, ça, tu ne me le pardonnerais pas…

L’accentuation, inconsciente ou non, sur le « ça » fit lever les sourcils de Guillaume. Il ne put se retenir de le souligner :

— Que pourrais-je bien avoir à te pardonner sinon d’éviter ma maison ? Ma gratitude envers l’homme qui m’a sauvé et remis debout est encore loin de se tarir…

Annebrun détourna la tête pour fuir le fauve regard qui fouillait le sien.

— Tu ne me dois rien… et surtout pas de reconnaissance. J’ai… j’ai été payé au-delà de ce que je méritais et…

— Et c’est ce… paiement qui t’empoisonne l’existence, n’est-ce pas ?… Je crois savoir de quoi il retourne mais si tu le veux bien nous en parlerons plus tard. Qu’est-ce qui s’est passé à Saint-Vaast ?

— Viens voir !

Tout en guidant Tremaine vers l’escalier et l’étage, Annebrun raconta comment l’approche de Noël venait de pousser quatre vieilles femmes du bourg à une tentative insensée : essayer de récupérer dans l’église profanée les vases sacrés pour les laver et les purifier. La pensée du sacrilège commis par la bande à Buhot était insupportable à leur piété et à leur profond amour de Dieu.

— Elles sont allées à l’église sans se cacher ?

— Exactement. Elles comptaient sur leurs cheveux blancs, leur réputation sans tache et leur âge pour se faire respecter…

— Leurs familles n’ont pas essayé de les retenir ?

— Elles n’en ont pas. Trois d’entre elles sont veuves sans enfants ; la quatrième n’a jamais été mariée. Au risque de leur vie, elles voulaient donner au Seigneur une dernière preuve de leur amour et de leur fidélité…

— Et alors ? Qu’est-ce qu’on leur a fait ? Ces brutes ne les ont tout de même pas…

— Tuées ? Non. Blessées seulement et sans gravité mais je crois qu’elles auraient préféré mourir. Non seulement ces sauvages ont refusé de les écouter mais ils s’en sont emparées, les ont battues après avoir déchiré une partie de leurs vêtements puis les ont… tondues !

— Quoi ?

— Oui, tondues à ras ! touzées comme on dit par ici ! Puis ils les ont traînées sur la Poterie pour les obliger à danser autour de leur foutu arbre de la Liberté…

Guillaume sentit ses cheveux se dresser sur sa tête de fureur et d’indignation…

— Et personne n’a rien fait pour les en empêcher ? Où étaient-ils les gens de ce pays ?

— Que pouvaient-ils faire sinon regarder ? Les autres ont des armes, des pistolets, des sabres. Si on s’était opposé à eux, ils pouvaient tuer, non seulement leurs captives, mais d’autres gens encore. Ensuite…

— Parce qu’il y a encore quelque chose ?

— Oui. Ils les ont obligées à aller jusqu’à la Hougue : ils voulaient les jeter à l’eau mais là, les vieux soldats qui se trouvent encore dans le fort ont ouvert le portail et sorti un canon… On n’est pas trop brave dans cette bande ! On a même pris la fuite en courant et les pauvres femmes ont enfin été secourues…

— Et toi, tu étais où ?

— Ici. Je soignais le vieux Guérin qui s’est démis un bras en essayant de retourner sa barque tout seul mais Sidonie avait tout vu et elle a exigé qu’on m’amène l’une de ces malheureuses…

On était arrivé à la porte de la chambre que Guillaume avait occupée si longtemps mais, la main sur le loquet, Annebrun ne se décidait pas à ouvrir. Guillaume prit feu : son poing pesa rudement sur celui du médecin qui d’ailleurs résista :

— Laisse-moi entrer ! Qui est là-dedans ?

— Tu ne t’en doutes pas un peu ?

Si. Guillaume pressentait ce qu’il allait voir : Anne-Marie, sa chère Anne-Marie Lehoussois, celle « qui n’a jamais été mariée »… La porte s’ouvrit enfin et il put contempler le navrant spectacle de ce bon visage couvert de meurtrissures et qui, sur l’oreiller, semblait celui d’une morte. Sidonie qui la veillait se leva et vint sur la pointe des pieds vers les deux hommes :

— Elle s’est endormie, murmura-t-elle. Ne faites pas de bruit !

— Je ne crois pas qu’elle nous entende, dit Annebrun. Je lui ai donné de l’opium…

Guillaume resta un moment près du lit, les yeux pleins de larmes, regardant dormir sa vieille amie. Sidonie avait recouvert d’un bonnet de lingerie tuyautée le crâne nu mais quelques estafilades dues au rasoir apparaissaient sur le front… Il se pencha et y posa ses lèvres avec une infinie tendresse. Puis, se redressant :

— Est-ce que quelqu’un sait où sont, à cette heure, Adrien Hamel et ses vaillants amis ? Repartis pour Valognes ?

— Même pas ! gémit Mlle Poincheval qui se mit à pleurer. Ils sont chez mon… frère, au cabaret ! C’est leur quartier général…

— Il choisit bien ses clients, votre frère !…

— Il aimerait certainement mieux en avoir d’autres, intervint le médecin. C’est recevoir ces mauvais ou se résigner à voir brûler sa maison…

En manière d’excuses et de réconfort, Guillaume tapota doucement l’épaule de la vieille fille et sortit de la chambre. Revenu dans le cabinet du médecin, il ouvrit sa redingote, découvrant les deux pistolets passés dans sa ceinture. Il tira les armes et les vérifia…

— Tu veux attaquer le cabaret à toi tout seul ? demanda Annebrun.

— Tout seul ? Pourquoi ? L’aventure ne te tente pas ?

— Tu sais bien que si ! dit Pierre en haussant les épaules, mais les bougres sont nombreux et un léger renfort ne nous nuirait pas…

— Sans doute mais à cette heure-ci, ils doivent être ivres à ne plus voir clair ! Allons toujours examiner comment l’affaire se présente chez Poincheval. Nous aviserons selon les circonstances mais une chose est certaine : je ne rentrerai aux Treize Vents qu’après avoir fait payer leur crime à ces misérables.

Le médecin approuva de la tête et ouvrit une armoire pour y prendre des pistolets qu’il chargea soigneusement :

— Allons-y ! dit-il seulement en se dirigeant vers le portemanteau afin de s’habiller pour sortir. Guillaume suivait ses mouvements avec un demi-sourire : l’assistance d’une force de la nature telle que Pierre Annebrun était réconfortante pour ce genre d’expédition…

Quelque chose de plus chaud encore l’attendait au-dehors. Quand les deux hommes sortirent sur le perron, ils virent venir à eux une masse mouvante et noire, impressionnante parce qu’elle avançait en silence. Elle s’arrêta à leur vue et la voix de Michel Quentin leur parvint volontairement assourdie :

— Ah, vous êtes là, Guillaume ? C’est tant mieux ! Je comptais demander au docteur de vous envoyer chercher. Vous savez ce qui s’est passé aujourd’hui ?

— Oui. Nous allions justement nous en occuper et donner à ces gens la correction qu’ils méritent.

— Correction ? Ça ne suffit plus : la vieille Jeanne Harel vient de mourir et Mathilde Dubois ne vaut guère mieux !… Alors c’est d’exécution qu’il s’agit. Vous êtes d’accord ?