— Sommes-nous enfin arrivés, Monsieur ? fit-il d’une voix douce quoique enrhumée. Je suis bien fatigué…

Il regarda les deux hommes et entreprit de descendre. Non sans difficultés à cause du costume de paysanne qu’il portait. Son aspect était si étrange que Guillaume ouvrit la bouche pour poser une question mais il n’en eut pas le temps : Élisabeth qui sortait de la cuisine arrivait en courant. Elle s’arrêta et, à sa vue, l’enfant rougit. D’un mouvement brusque, il arracha la jupe et le fichu qui le déguisaient, les jeta au sol avec colère, découvrant des vêtements noirs. Cependant, Élisabeth s’approchait lentement. Sa frimousse ronde auréolée de boucles rousses exprimait une surprise ravie comme si ce nouveau venu était un ami attendu de longue date…

— Je… je m’appelle Louis-Charles, dit celui-ci. Et je ne suis pas une fille…

— Ce n’était pas la peine de le dire. Vous n’avez pas du tout l’air d’une fille… même avec ça ! Seulement vous allez avoir froid. Venez avec moi à la cuisine pour vous réchauffer…

Elle lui tendit sa menotte qu’il prit sans hésiter :

— Je veux bien. C’est vrai qu’il ne fait pas chaud. Comment vous appelez-vous ?

— Élisabeth !… Est-ce que vous êtes malade ? Ces taches…

— Oh, ce n’est rien, dit Louis en frottant vivement sa joue à sa manche. De la peinture je crois…

Sans un regard pour les deux hommes qui les observaient, muets de surprise, et qui n’ébauchèrent pas le moindre geste pour les retenir, les deux enfants se dirigèrent vers l’autre bout de la maison, en causant avec la gravité aimable de deux grandes personnes bien nées. Seulement, avant de tourner le coin, Louis se retourna pour adresser à son hôte un salut plein de courtoisie :

— Veuillez me pardonner ! Je vous donne le bonjour, Monsieur Tremaine, et je suis très heureux de vous connaître…

Puis il reprit à la fois la main de sa petite compagne et son chemin.

Guillaume sortit enfin de l’espèce de paralysie où l’avait plongé la petite scène qui venait de se jouer sous ses yeux :

— Par tous les saints du Paradis qui est ce gamin ? Et que faites-vous avec lui ?

— Qui il est ? Vous venez de l’entendre. Il s’appelle Louis-Charles. Ou tout au moins il s’appelait ainsi car il n’a plus de nom avouable. Quant à ce que nous faisons ici, lui et moi, eh bien, disons que nous vous demandons asile pour quelque temps…

— Asile ? Vous êtes poursuivis ?

— Lui, non. Moi… pas encore mais c’est sans importance. Ce qui compte c’est lui, sa sécurité, sa sauvegarde. Comprendrez-vous enfin si j’ajoute qu’il devrait être ici chez lui plus que vous-même et que l’appeler Monseigneur serait la moindre des choses ? En d’autres temps bien sûr !

— Qu’est-ce que vous dites ?

Un éclair traversa soudain l’esprit de Guillaume qui se sentit pâlir :

— Cet enfant… ce n’est pas ?…

— Si ! Le Roi !… Louis, dix-septième du nom, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, naguère encore Dauphin et duc de Normandie. Celui que ses misérables gardiens appelaient Louis Capet à la prison du Temple d’où nous l’avons arraché il y a deux semaines…

Ces mots chargés d’inquiétante grandeur, le bailli les murmura, pourtant ils parurent à celui qui les écoutait peser non seulement le poids des siècles mais aussi celui de l'échafaud. Cependant il n’en éprouva qu’un effroi passager. Presque aussitôt, il revit deux petites silhouettes qui s’en allaient en se tenant par la main avec cette facilité qu’ont les enfants d’aller l’un vers l’autre sans encombrer de questions leur élan spontané : Que ce garçon pût être dangereux était sans importance dès l’instant où Élisabeth l’accueillait en ami. Lui, Guillaume, faisait confiance à son instinct.

Comme il gardait le silence, le bailli s’en inquiéta. Arrivé au port, devrait-il rebrousser chemin ?

— Vous ne dites rien ? Que dois-je penser ? Que vous cherchez comment refuser votre porte ?

— Il me semble qu’il l’a déjà franchie ? dit Tremaine avec un haussement d’épaules et un demi-sourire. Nous devrions d’ailleurs l’imiter. Le vent n’est pas bavard par ici mais il existe des endroits plus sûrs pour évoquer les affaires graves. Et il me semble que vous avez beaucoup à raconter. Il y a du feu dans la bibliothèque, je vais demander qu’on apporte de quoi vous restaurer…

— Ce n’est pas de refus ! Nous avons roulé toute la nuit pour cette dernière étape et elle a été longue.

Prosper Daguet s’apprêtait à conduire calèche et cheval à l’écurie. En connaisseur, il flattait de ses grandes mains la crinière broussailleuse de l’animal :

— Il a besoin d’un pansage mais c’est une bonne bête que vous avez là, Monsieur le Bailli ! Peut-on espérer vous garder quelque temps ?

Le regard du bailli se tourna vers Guillaume qui comprit l’interrogation et répondit :

— Certainement, Daguet ! M. de Saint-Sauveur a besoin de calme et de repos après des jours pénibles…

— C’est surtout mon pauvre Louis qui en a besoin ! Un mien neveu, Daguet, qui vient de perdre une grande partie de sa famille. Je suis presque tout ce qui lui reste à une seule exception qui se trouve en Angleterre où j’espère le conduire lorsqu’il sera un peu remis…

— Pauvre enfant ! Mais il sera bien chez nous, Monsieur le Bailli et vous avez eu raison de l’amener…

Il prit le cheval par la bride et l’entraîna tandis que les deux hommes gravissaient enfin le perron et pénétraient dans le vestibule.

— Vous auriez pu lui dire la vérité, remarqua Tremaine. Comme à tous ceux d’ici. J’en réponds ! L’étendue de son malheur ne les attacherait que davantage ! N’oubliez pas qu’ils sont Normands, comme vous et moi, et qu’avant d’être leur roi, cet enfant est leur duc !

— Je n’en doute pas un instant. Cependant je veux éviter que se crée autour de lui une atmosphère de trop grande révérence. Je désire qu’il soit seulement un garçon parmi les autres. Au moins tant que nous serons ici. D’abord pour votre protection, on ne sait jamais quel courant d’air peut s’échapper, atteindre des oreilles malveillantes et causer votre perte à tous ! Alors, si vous le voulez bien, il sera seulement mon neveu, Louis de la Haye-Richemont. Je souhaitais qu’il change son prénom mais il semble y tenir et, après tout, pourquoi pas ?

Potentin, à son tour, venait saluer l’arrivant sans songer un instant à dissimuler sa joie :

— Il y a si longtemps, Monsieur le Bailli ! Nous en venions à croire que vous nous aviez oubliés. Dieu sait pourtant que cette maison aime à vous recevoir !…

— Et que j’aime à y venir, Potentin, et que j’aime à y venir !…

— Monsieur votre neveu est en train de se restaurer à la cuisine. Il n’a pas voulu attendre que l’on mette pour vous un couvert en règle. Lui et notre petite Élisabeth se bourrent de pain, de miel et de lait…

— À cet âge-là, on meurt de faim toutes les deux heures. Au mien aussi, Potentin ! Vous n’auriez pas un petit quelque chose ?

— Mme Bellec est en train de tout préparer. On va vous servir dans la bibliothèque…

Il vira sur ses talons avec une légèreté inattendue qui traduisait bien son contentement intime. Pourtant, au moment de filer vers l’office, il s’arrêta :

— Puis-je demander, fit-il presque timidement, si vous avez de bonnes nouvelles de Mme Agnès ? Nous savons tous ici qu’elle souhaitait vous seconder dans la noble tâche que vous vous êtes donnée…

Le nom de la jeune femme tomba comme une pierre, générant un soudain silence. Plein de remords pour Guillaume qui, envahi d’une gêne soudaine, se sentit rougir : surpris par l’arrivée imprévue du bailli et surtout de l’enfant royal, il avait complètement oublié celle qui, cependant, portait toujours son nom.

— C’est la première question que j’aurais dû poser, avoua-t-il sur un ton d’excuses, mais je ne sais pourquoi…

— Je vous en prie ! coupa Saint-Sauveur dont le visage venait de vieillir de plusieurs années d’un seul coup. Depuis que je suis arrivé, j’ai craint d’entendre ces paroles et d’avoir à y répondre… Il faut pourtant s’y résoudre : Mme Tremaine a voulu accomplir jusqu’au bout le devoir qu’elle s’était assigné. En dépit de moi, je vous le jure ! J’ai tout tenté pour la renvoyer auprès de vous, Guillaume. Et cela je vous supplie de le croire mais je me suis heurté à une volonté inflexible…

— Je la connais aussi bien que vous ! Que lui est-il arrivé ?

— Elle a été arrêtée une heure à peine après notre départ du Temple. Elle cherchait Gabriel qui n’était pas au rendez-vous général. Elle était persuadée qu’il avait mal compris et attendait dans mon ancien logement. Après avoir confié qui vous savez à des mains sûres, j’y suis retourné moi aussi pour la ramener mais j’ai eu tout juste le temps de me cacher dans une encoignure de porte : des sectionnaires l’emmenaient. Ils l’ont conduite à Sainte-Pélagie 7 où elle a été incarcérée. Je ne pouvais rien tenter de plus : la tâche que l’on m’avait confiée m’attendait et je devais partir. J’espère seulement que ceux de nos amis qui se trouvent encore à Paris ont pu s’occuper d’elle… Mon Dieu ! C’est… horrible !

Il vacilla sur ses jambes, visiblement ivre de fatigue. Apitoyé, Guillaume le prit sous le bras pour le conduire à un fauteuil près du feu.

— Je suis certain que vous n’avez rien à vous reprocher ! À présent il faut vous reposer. Sers, Potentin ! Et prépare des chambres…

— C’est déjà fait… Le petit garçon aussi est fatigué : Béline le couchera dès qu’il aura fini son repas…


Il était tard, ce soir-là, et presque tout le monde était couché à l’exception de Potentin qui aidait Clémence à remettre de l’ordre dans sa cuisine, lorsque Guillaume ouvrit son journal dans l’intention d’y noter, selon son habitude, les menus faits de la journée. Pourtant, s’il tailla une plume et la trempa dans l’encre, il ne se décida pas à la mettre en contact avec le papier. Après être resté un moment un coude sur la table et la main en l’air, il reposa la mince penne blanche, se laissa aller sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux. Comment rendre ce qu’il avait entendu de la bouche du bailli, ce récit singulièrement évocateur mais dangereux au cas où sa maison viendrait à être envahie, fouillée par les gens de Buhot ou de Lecarpentier qui, depuis Cherbourg, mettait le Cotentin en coupe réglée ? Même mentionner l’arrivée du bailli et de son « neveu » risquait de conduire à des conclusions périlleuses. Mieux valait sans doute remettre à plus tard : les conjurés s’étaient donné beaucoup de mal pour brouiller les pistes, allant même jusqu’à faire partir, en même temps que le petit roi, un autre enfant en direction de la Vendée et du camp de M. de Charette. Il fallait que le secret fût gardé peut-être pendant des années encore, les ennemis les plus redoutables de l’enfant n’étant pas les plus évidents ainsi que le prouvait l’étrange histoire de l’évasion, œuvre d’une poignée de fidèles mais orchestrée en sous-main par certains des puissants du jour et singulièrement le plus inattendu : Hébert, le sulfureux rédacteur du Père Duchesne, le torchon révolutionnaire qui ne cessait d’insulter en réclamant du sang.

Qui aurait pu imaginer que ce petit homme de trente-six ans propre, toujours soigneusement habillé, bon époux et bon père – noble d’ailleurs par sa mère ! – aimant la bonne chère et les petits salons, pût jouer un double jeu, affichant tant de haine mais cherchant, surtout depuis la mort de la Reine, à préserver ses acquis ? Intelligent, au surplus, Hébert savait bien que la Terreur ne durerait pas toujours et qu’il serait peut-être bon de se réserver une position de repli. Enlever l’enfant du Temple, le mettre à l’abri, s’avérerait peut-être la meilleure garantie pour ses vieux jours…

En 1791, il avait épousé une ancienne religieuse du couvent de la Conception-Saint-Honoré : Marie-Françoise Goupil, Normande d’Alençon comme lui-même et sans doute fille naturelle d’un des plus valeureux généraux de la Révolution. Alexis Le Veneur, vicomte de Carrouges, paya pour elle jusqu’à son mariage la pension du couvent. Il était un parent du bailli de Saint-Sauveur.

Marie-Françoise Hébert était bonne républicaine mais demeurait secrètement attachée à la religion. Ainsi, s’efforçant de gagner des femmes aux idées nouvelles, l’ancienne religieuse de chœur prenait toujours ses citations dans les Évangiles. Cela lui valut d’intéresser l’un des plus fameux conspirateurs du temps : le baron de Batz, descendant de d’Artagnan, financier retors, âme trouble mais déterminée et vouée au sauvetage de la famille royale. C’est Batz, homme-Protée, toujours entre deux déguisements, qui tenta d’enlever Louis XVI sur le chemin de la guillotine, de soustraire sa famille tout entière au Temple, de fomenter avec le chevalier de Rougeville le fameux Complot des Œillets pour arracher la Reine à la Conciergerie.