Hébert savait bien qui était ce gentilhomme prêt à tout pour la royauté et qui s’efforçait, à coups d’agiotages, de pourrir les chefs révolutionnaires. Marie-Françoise, elle, ne connaissait Batz que sous l’apparence d’un certain abbé d’Alençon, homme doux et sans malice, dans le sein duquel il lui arrivait d’épancher ses scrupules et ses états d’âme. C’est cet homme de bien qui servit de lien entre le journaliste et ceux qui s’étaient juré d’arracher de sa prison le fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

L’âme de ceux-ci était une Anglaise fort riche. On l’appelait Mme Atkins. Née Charlotte Walpole, c’était une ancienne actrice du théâtre de Drury Lane qui, de l’avoir approchée plusieurs fois, avait conçu pour la reine Marie-Antoinette un attachement quasi fanatique. Au point de s’être introduite un jour dans le cachot occupé par son idole à la Conciergerie pour lui proposer d’échanger leurs vêtements et de prendre sa place jusque sur l’échafaud. La Reine, bien sûr, avait refusé mais conjuré cette amie si dévouée de sauver au moins la vie de son fils et, surtout, « de ne le remettre jamais à ses oncles qui souhaitaient le voir mort ».

L’extrême liberté dont jouirent à Paris les Anglais et les Américains jusqu’à l’automne 1793 permit à Charlotte Atkins de préparer des plans. Bien qu’elle fût obligée de retourner parfois en Angleterre, elle était liée avec ceux de l’Ouest attachés au même combat : le marquis de Frotté et, surtout, un avocat breton, Yves Cormier, très riche lui aussi par son mariage et qui habitait l’enclos du Temple. Ce furent lui et l’Anglaise qui fournirent l’argent destiné à Hébert et aux préparatifs de l’enlèvement. Très soigneusement monté d’ailleurs !

Depuis juillet 1793, l’enfant-roi, arraché à sa mère, s’était vu confié au cordonnier Simon et à sa femme dans le but d’en faire un « vrai républicain ». Étrange changement d’existence pour un petit garçon de huit ans, élevé à Versailles entre une mère idolâtre et une cour de femmes empressées à lui plaire ! En dépit des soins de la femme Simon, tout de suite séduite et qui s’attacha à lui, le contact d’un homme tel que son nouveau « gouverneur » ne pouvait que le terrifier. On lui apprit des jurons, des injures, des mots dont il ne comprenait pas la signification. On lui fit boire du vin, parfois jusqu’à lui brouiller les idées. Fût-il resté plus longtemps qu’on en eût fait un voyou accompli ! Heureusement, le cordonnier n’eut pas le temps de poursuivre cette éducation dont il était si fier !

Au début de l’année, à la surprise générale, il décida d’abandonner une fonction éminemment lucrative pour reprendre son ancien poste de commissaire de section qui ne lui rapportait rien. Et le 19 janvier, les Simon quittaient leur logis de la Tour pour un petit appartement dans l’enclos du Temple :

— Le déménagement de Marie-Jeanne Simon fut une sorte d’événement, raconta le bailli. En dépit de son asthme et d’un embonpoint excessif elle passa sa journée à monter et descendre pour veiller à l’entassement de ses hardes dans la charrette qui attendait dans la cour enneigée. Elle semblait heureuse de s’en aller en dépit du fait qu’elle laissait là l’enfant qu’elle disait aimer. Sans doute pour le consoler, on avait envoyé la veille un grand cheval de bois et de carton. À l’intérieur, il y avait un garçon endormi qui par la taille, les cheveux et quelques traits ressemblait un peu au prince. C’est celui-ci que l'on montra, toujours endormi, aux commissaires de service, quatre nouveaux comme par hasard, et dont ils donnèrent décharge. Il était alors neuf heures du soir. Il faisait très froid et un épais brouillard régnait quand la charrette des Simon franchit les corps de garde et s’éloigna vers le nouvel appartement où nous attendions… Ils emportaient avec eux un lourd secret et aussi le fameux cheval de bois sous prétexte que le jeune « Capet » en avait peur. Avant l’aube, nous quittions Paris, lui et moi, dans une charrette transportant des tonneaux. Nous allions jusqu’à une maison amie dont vous comprendrez que je préfère taire le nom. D’autres relais avaient été disposés…

— Mais l’enfant que vous laissiez derrière vous ? Il a bien dû parler, se plaindre, protester, que sais-je ?

— C’est possible. Certain même ! Le subterfuge n’a peut-être pas résisté bien longtemps. Je ne pense pas cependant que ce soit la raison de l’arrestation d’Agnès. Depuis quelques semaines, elle habitait chez moi, au Temple, mais trois ou quatre jours avant l’enlèvement, nous avions eu, l’un et l’autre, l’impression d’une sorte de surveillance. C’est pourquoi j’ai voulu l’empêcher d’y retourner cette fameuse nuit mais elle n’a rien voulu écouter : il fallait qu’elle retrouve Gabriel…

— Elle lui était attachée depuis l’enfance ; c’est un sentiment qui peut se comprendre. Mais vous disiez qu’elle partageait votre appartement depuis quelques semaines seulement ? Où s’est-elle donc installée quand elle est partie d’ici ?

— Rue de Lille, chez Mme Atkins à qui je l’ai présentée. Toutes deux s’entendaient fort bien. La ferveur royaliste d’Agnès plaisait à cette noble femme et je ne vous cache pas que l’idée d’amener le Roi ici est née entre deux tasses de thé. Seulement, quand, en septembre dernier, la Convention a pris un décret considérant comme otages les Anglais résidant en France, Charlotte Atkins est passée en Suisse. Votre femme n’a pas voulu la suivre et m’a rejoint… J’espère de tout mon cœur que l’avocat Cormier réussira à la tirer de ce mauvais pas. Je ne vois d’ailleurs pas ce qu’on pourrait lui reprocher de grave : elle s’est contentée de porter des billets, rendre quelques visites…

— Vous trouvez que ce n’est pas grave ? C’est mortel que vous devriez dire, bailli ! Quels sont les crimes de ceux qui meurent chaque jour sous le couteau de la guillotine ?…


Donc, ce soir-là Guillaume, n’écrivit rien. Par contre, il rêva beaucoup. Pas au périlleux honneur qui incombait à sa demeure mais à Agnès. En dépit de ce qui les séparait, de ces embûches où s’était brisée leur entente peut-être trop fragile et surtout de ce désert d’indifférence dont la distance et le temps semblaient reculer les limites, il ne supportait pas l’idée, la sachant en danger, de rester sans réactions. Si elle venait à mourir sans qu’il eût rien tenté pour la sauver, il ne supporterait plus jamais sa propre image…

Refermant son livre de raison, il le rangea soigneusement, prit une feuille de papier et se mit à rédiger à l’intention de Potentin une longue liste de directives et de recommandations touchant aussi bien la maison et les enfants que ses affaires. Puis il écrivit une lettre pour le bailli afin qu’elle lui soit remise après son départ à la suite de quoi, renonçant à se coucher, il s’installa dans le cher vieux fauteuil aux éléphants d’ébène et entreprit d’y achever sa nuit.

Ce fut Potentin qui l’éveilla avant l’aube en venant voir pourquoi il y avait encore de la lumière dans la bibliothèque :

— Je n’avais pas envie de me coucher, fit Tremaine en manière d’excuse. Il fallait que je prenne certaines dispositions avant de partir.

— Je vous connais trop bien pour vous demander où vous allez. En fait, je m’attendais à cette décision. Ou plutôt : j’en avais peur…

— Seulement tu me comprends. Elle est toujours ma femme, Potentin, et si elle est en danger, je me dois de l’aider.

— Sans doute mais, au moins, n’y allez pas seul ! Vous devriez demander au Dr Annebrun de vous accompagner…

— Pour quelle raison, mon Dieu ?

Les yeux bleus du majordome plongèrent avec assurance dans ceux de Tremaine :

— Vous la connaissez aussi bien que moi la raison. Il se tourmente beaucoup pour Mme Agnès depuis son départ. En outre il vous faut des laissez-passer qu’on ne vous donnera pas, à Valognes. Lui est médecin : on ne les lui refusera pas dès l’instant où vous ne serez pas en vue.

— C’est toi qui as raison, comme toujours ! fit Guillaume avec un sourire. En attendant, monte chez Mlle Anne-Marie et demande-lui si elle veut bien me recevoir tout de suite. Je sais qu’elle ne dort guère. Ensuite, tu viendras m’y rejoindre avec Mme Bellec : je dois vous parler à tous les trois. Puis tu me prépareras un bagage : les vêtements les plus ordinaires et les plus usés que tu pourras trouver. En parlant d’Annebrun, tu m’as donné une idée…

Mlle Lehoussois ne dormait pas en effet. Assise plutôt que couchée dans son grand lit, son dos et sa tête, enveloppés d’un fichu blanc, étayés par plusieurs oreillers, elle regardait le jour se lever en égrenant son chapelet.

Depuis son installation aux Treize Vents, elle n’avait pas quitté sa chambre. Non que sa santé eût été atteinte par le traitement barbare qu’elle avait subi mais elle refusait de se montrer tant que ses cheveux n’auraient pas atteint une longueur suffisante pour soutenir avec dignité la haute coiffe normande qu’elle avait toujours portée avec fierté. Cette coquetterie tardive amusait Guillaume à qui elle avait refusé de s’affubler d’une perruque. Il prétendait qu’elle passait son temps à observer la repousse et la mesurait chaque matin avec le plus grand soin. En fait, elle tricotait, priait et lisait beaucoup. Seuls Clémence, Potentin et Tremaine avaient accès auprès d’elle. Pour les autres, même et surtout les enfants dont elle craignait les questions, elle passait pour malade. Ce qui ne l’empêchait pas de se tenir au courant du moindre événement de la maison et des alentours.

Lorsque Guillaume entra chez elle, il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche :

— Tu viens me dire au revoir. C’est bien !…

— Vous approuvez ?

— Naturellement. Cela ne te ressemblerait pas de rester dans tes pantoufles. Cependant, je voudrais te poser une question : est-ce que tu l’aimes toujours ?

Elle avait chaussé ses lunettes, par habitude plus que par besoin car elle l’observait par-dessus.

— Non, dit Guillaume. Il y a même des moments où je me demande si je l’ai vraiment aimée. Je veux dire en absolu. Je crois qu’il y a toujours eu en moi une vague méfiance. Allez savoir pourquoi !

— Parce que tu es comme tous les hommes : quand le corps s’est calmé, le cœur finit toujours par oublier.

— C’est faux ! Je n’ai jamais oublié Marie-Douce et ne l’oublierai jamais…

— Peut-être ! En ce cas c’est encore mieux que tu ailles jouer ta vie pour Agnès… Au fait ! Pourquoi cette réunion chez moi et de si bonne heure ? ajouta-t-elle en voyant entrer Clémence et Potentin.

— Parce que je n’ai pas le droit de partir en vous laissant dans l’ignorance. Une fois de plus, je vous confie ce que j’ai de plus cher et vous devez savoir…

— Qui est le soi-disant neveu du bailli ? Je crois que je l’ai su dès le moment où il a mis pied à terre devant le perron et arraché ses jupes, fit la vieille sage-femme avec un petit rire sec. Là non plus tu ne pouvais pas faire autrement que l’accueillir mais…

Guillaume ne demanda même pas comment Mlle Anne-Marie avait pu deviner. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait preuve d’une curieuse clairvoyance proche de la divination et, de toute façon, elle avait toujours incarné pour lui la suprême sagesse.

— Mais ? répéta-t-il comme elle gardait le silence.

— … mais je crains qu’il ne porte pas bonheur à cette maison. Il est beau et charmant cet enfant vêtu de noir et ce serait offenser Dieu que le repousser mais j’ai peur que son deuil ne soit aussi contagieux que la rougeole ! Plus tôt il reprendra son chemin et mieux cela vaudra…

— Pour qui ?

— Pour tout le monde mais surtout pour Élisabeth. Je les ai vus hier soir monter l’escalier en tenant chacun une bougie à la main. Il y avait des étoiles dans les yeux de la petite… Il ne faudrait pas qu’elle s’attache à lui !… Maintenant viens m’embrasser et va-t’en vite ! Je dirai à Potentin et à Mme Bellec ce que tu voulais leur apprendre…

— Si vous voulez bien oublier votre « maladie », dites au revoir pour moi aux petits ! Il vaut mieux que je parte avant leur réveil. Ce sera moins difficile… Dites-leur seulement que je suis allé à Cherbourg pour quelques jours.

Avec une profonde tendresse, il enveloppa sa vieille amie de ses grands bras, ému de sentir une joue humide sous ses lèvres. Elle murmura :

— Dieu te garde, mon petit ! Et surtout te ramène…

Guillaume quitta les Treize Vents sans avoir revu le bailli. La lettre que Potentin lui remettrait tout à l’heure suffirait à sauver les usages. Quant à Pierre Annebrun, il n’était pas du tout certain, en se rendant au Hameau Saint-Vaast, d’en obtenir ce qu’il voulait. Difficile à un médecin de s’absenter !

Pourtant, à peine eut-il annoncé qu’Agnès était prisonnière que Pierre, sans autre commentaire, convoqua Sidonie et Gatien. À l'une il ordonna de lui préparer un bagage léger, à l’autre de porter à son confrère de Quettehou, le Dr Régnier, la lettre qu’il allait écrire puis il ajouta :