— Tu en sais assez, à présent, pour faire des pansements ou distribuer des tisanes ou du calomel. Pour le reste, je prie le Dr Régnier de bien vouloir s’occuper de mes malades et je compte sur toi pour lui faciliter la tâche…
Guillaume le regardait, songeur.
— Eh bien ! soupira-t-il, je ne pensais pas vraiment que tu accepterais de m’accompagner dans ce coupe-gorge. Surtout sans hésiter un instant. Tu… tu l’aimes encore à ce point ?
— Plus encore peut-être ! Pourtant, je te jure qu’au moment de son départ, tout était rompu depuis longtemps…
— Pourquoi ?
Le médecin leva sur le mari d’Agnès un regard empreint d’une douleur si profonde que celui-ci se sentit ému de pitié.
— Permets-moi de garder ce secret-là pour moi, Guillaume ! Ce n’est pas, crois-le bien, un mystère joyeux mais… c’est tout ce qui me reste d’elle…
— Pardon ! fit Guillaume.
Quelques jours plus tard, le Dr Annebrun débarquait à Paris par la diligence de Cherbourg accompagné du « sieur Nicolet, Jacques, natif de Pierre-Église » atteint d’une maladie des yeux qu’il emmenait consulter à l’hospice des Quinze-Vingts, à Paris, où, à ce que l’on assurait, les élèves du grand Daviel opéraient des cures miraculeuses.
Le malade en question était un homme maigre aux longs cheveux grisonnants, enveloppé d’une épaisse houppelande usagée, qui marchait voûté en s’appuyant sur une canne et qui ne supportait pas la lumière. On lui avait donc appliqué un bandeau noir sur les yeux et quelqu’un se chargeait de le guider. Personne n’aurait reconnu Tremaine sous ce déguisement qui doubla pour lui le supplice de la voiture publique ; encore allongé par le fait que le point de départ, cette fois, était Cherbourg. Ainsi qu’Annebrun le pensait, il avait été plus facile de s’adresser aux autorités de la ville qu’à celles de Valognes pour obtenir des passeports. Le seul point inquiétant avait été ce même relais de Valognes mais, la voiture étant pleine, personne n’y avait pris place et le voyage, en dépit de contrôles fréquents, s’était déroulé sans encombre jusqu’au terminus parisien.
Sur le conseil d’un de leurs compagnons de route, ils prirent logis dans une maison meublée sise place de l’Indivisibilité 8 et tenue par la veuve d’un marchand de faïence native de Bayeux. Ils y trouvèrent des chambres propres et une hôtesse tellement ravie de recevoir un médecin qu’elle ne prêta guère attention à Tremaine qui, avant de se présenter chez elle, d’ailleurs, avait troqué son bandeau noir pour une paire de grosses lunettes. Une heure après leur arrivée, Annebrun n’ignorait plus rien des multiples maux de Mme Lefèvre et savait déjà qu’il aurait à rédiger un certain nombre d’ordonnances mais la paix de leur séjour étant à ce prix, il s’exécuta de la meilleure grâce du monde.
Le seul élément permettant aux deux amis d’avoir des nouvelles d’Agnès étant l’avocat Yves Cormier dont Guillaume savait qu’il habitait rue du Rempart, à l’enclos du Temple, ils s’y rendirent au début de l’après-midi du lendemain. La matinée, Annebrun l’avait employée à se rendre – seul bien entendu ! – aux Quinze-Vingts pour y exposer à l’un des médecins le cas dramatique et tout à fait imaginaire de son patient. À seule fin d’obtenir conseils et directives dûment écrits afin de rapporter un semblant de preuve au cas où, au retour, il aurait affaire à des gens particulièrement curieux. C’était en effet un homme qui ne laissait pas grand-chose au hasard…
L’avocat breton habitait un ancien hôtel sur cour comme il en existait encore trois ou quatre dans cette rue tranquille proche du boulevard où tout donnait l’impression d’être comme autrefois. Seuls manquaient peut-être les cloches du couvent voisin, le froissement soyeux des robes féminines se rendant aux offices et le roulement des carrosses sur les pavés bossus. Cependant l’impression de tristesse était quasi palpable et ne venait pas seulement de la boue noire et glacée dont on avait peine à croire qu’elle avait été blancheur immaculée ou des cimes dépouillées des arbres mais peut-être aussi de la silhouette sinistre du gros donjon carré dont les poivrières grises apparaissaient au-dessus des toits. L’idée qu’après tant de drames il employait sa force à retenir prisonniers un enfant inconnu et une princesse de dix-sept ans avait de quoi serrer le cœur. Revoyant en pensée le petit garçon blond venu frapper à sa porte, Tremaine éprouva une soudaine fierté de lui donner asile. Tant de misère après tant de grandeur forçait le respect et la pitié…
« L’officieux » qui ouvrit – on ne disait plus domestique, serviteur et encore moins laquais ! – ne ressemblait guère au personnage que l’on aurait pu trouver naguère derrière une porte élégante : son visage rude et méfiant sous des cheveux ramassés sur la nuque sentait le chouan et les chemins creux à quinze pas. L’accueil fut conforme à la figure :
— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas…
— C’est normal, fit Guillaume, vous ne nous avez jamais vus. Cependant nous désirons voir Me Cormier au plus vite. Dites-lui que je m’appelle Guillaume Tremaine et que je viens de Normandie !
Il n’eut pas à donner d’autres explications : sortant d’une pièce du rez-de-chaussée, un homme d’une quarantaine d’années, sobrement mais assez élégamment vêtu, apparut dans le vestibule et jeta un rapide coup d’œil sur les visiteurs :
— Laisse, Tudal ! Je sais qui est Monsieur !
Il introduisit les arrivants dans un cabinet de travail, sombre en dépit de deux hautes fenêtres habillées de lampas jaune, où un bouquet de chandelles éclairait un grand bureau-cartonnier couvert de papiers et de dossiers. Puis désigna deux chaises :
— Prenez place, s’il vous plaît !
— Je ne pensais pas que mon simple nom me ferait recevoir si vite ! dit Tremaine.
— Il représente pour moi une bonne nouvelle : si vous connaissez le mien c’est que vous avez rencontré M. de Saint-Sauveur…
— En effet. Il est arrivé à bon port avec ce qu’il était chargé de me remettre, ajouta-t-il avec un bref regard à son compagnon indiquant que celui-ci n’était pas au courant de l’enlèvement. J’espère que, de votre côté, vous avez aussi une bonne nouvelle ?
— Vous entendez : au sujet de Mme Tremaine ?
— Oui. Le Dr Annebrun, grâce à qui j’ai pu arriver jusqu’ici sans encombre, est l’un de nos meilleurs amis et, comme moi, il est très inquiet. Avez-vous pu la faire libérer ?
— Non hélas ! Son cas est plus grave que nous le pensions parce que dépassant de très loin les menus services que nous lui demandions et le fait qu’elle logeait chez le bailli : elle a été dénoncée pour complot contre Robespierre ! Lorsqu’elle a été arrêtée, c’était bien elle que l’on cherchait. Personne d’autre !
— C’est insensé ! Dénoncée par qui ?
— Je n’arrive pas à le savoir en dépit de quelques relations avec des gens qui gravitent autour du Comité de Salut Public. Que l’accusation n’ait aucun sens, j’en demeure d’accord mais, depuis qu’une jeune femme venue de Normandie a poignardé Marat, il est très facile de jeter la suspicion sur une autre Normande. Toute la province est en train de devenir suspecte…
Guillaume vit qu’Annebrun pâlissait et lui-même sentit croître la nervosité qu’il éprouvait depuis son entrée dans ce Paris infernal :
— Quelle stupidité ! Il suffit de regarder Agnès pour se rendre compte qu’elle est parfaitement innocente !
— Vous n’avez pas vu Mlle de Corday : elle était belle, jeune, digne et pure autant que peut l’être Mme Tremaine. Seulement, elle avait frappé et le dénonciateur anonyme savait ce qu’il faisait…
— Mais enfin on ne peut pas la condamner sur un simple ragot ?
Yves Cormier haussa les épaules avec un sourire amer :
— Je ne désespère pas de voir condamner un jour le chien qui oserait aboyer aux basques d’un conventionnel ! Si vous êtes dénoncé vous êtes coupable ! C’est aussi simple que ça ! Tout ce que je peux vous dire, pour l’instant, c’est qu’elle est toujours vivante.
— Où est-elle ?
— À la Conciergerie. C’est dire qu’elle sera jugée dans un proche avenir. Voilà des semaines que je cherche comment la tirer de là sans y parvenir. Alors chaque jour je me rends à la prison, vers cette heure-ci, pour consulter la liste des condamnés…
Pierre Annebrun explosa soudain :
— Consulter des listes ? Ne pouvez-vous vraiment rien tenter d’autre ?
L’avocat tourna vers lui un visage las dont les cernes évoquaient des nuits sans sommeil :
— Rien ! affirma-t-il en frappant du poing sur sa table. Et cela me ronge, mais dès l’instant où il est question de l’incorruptible le plus timide défenseur jouerait sa tête avec une forte chance de la perdre…
— J’ai ici des relations qui entretiennent d’excellents rapports avec les gens en place, reprit Guillaume. Ainsi, mon ami Lecoulteux du Moley…
— À été arrêté la semaine dernière et, d’après ce que je peux savoir, Hébert lui-même ne tardera à rejoindre une prison. Le bruit court qu’il a tenté de faire évader le Dauphin du Temple, ajouta-t-il avec un petit rire sec.
Il se leva et tira sa montre :
— Le Tribunal révolutionnaire va bientôt lever sa séance du jour, dit-il. Si vous le permettez, je vais me rendre là-bas. Vous pouvez m’attendre ici…
— Il n’en est pas question ! affirma Guillaume. Nous vous suivons.
Cormier regarda tour à tour ces deux hommes animés de la même farouche détermination et comprit qu’il était inutile d’essayer de les dissuader :
— Comme vous voudrez ! soupira-t-il. Après tout, on obtient bien des choses avec de l’argent…
— Je n’en manque pas !
— Nous parviendrons peut-être à obtenir une entrevue mais je vous supplie de me laisser négocier et, surtout, de ne rien brusquer ! Nous pourrions y rester tous les trois !
Ils gagnèrent à pied les quais de la Seine par des rues de plus en plus désertes à mesure que l’on approchait du Grand Châtelet, mais, lorsqu’ils atteignirent le Pont-au-Change, ils virent qu’il était noir de monde en dépit du froid et du ciel bas d’un vilain gris jaunâtre qui annonçait encore de la neige. La rue de la Barillerie prolongeant le pont regorgeait, elle aussi, d’une foule houleuse mais plutôt gaie. On entendait des rires et même des chansons. Au même instant, l’horloge de la Conciergerie sonna quatre coups. Yves Cormier fronça les sourcils.
— Que font là tous ces gens ? murmura Guillaume.
— Ils attendent les condamnés pour les escorter jusqu’à l’échafaud. Les charrettes qui conduisent ces malheureux sont rangées dans la cour de Mai, près du grand escalier du palais sous lequel se trouve l’entrée de la prison. Il va falloir attendre que cette cohue se disperse pour approcher sinon nous serons refoulés.
Guillaume ne répondit pas ; touché par un pénible pressentiment il regardait ce flot humain d’où surgissait parfois l’éclat sourd et sinistre d’un fer de pique. Les tours médiévales de la Conciergerie qui crevaient les écharpes de brouillard montant du fleuve lui paraissaient plus funestes encore. Elles ressemblaient à un rempart dressé entre les vivants et le royaume des morts.
Debout avec ses compagnons à l’angle du pont à présent entièrement dégagé des maisons qui le bordaient naguère 9 il luttait contre l’envie de se jeter dans cette masse mouvante et haineuse, de s’y frayer un chemin à coups de poing et de frapper, et de frapper jusqu’à ce qu’il atteigne enfin sa femme et puisse la ramener à la lumière du jour… De son côté, Pierre Annebrun couvait des pensées analogues :
— J’ai bien envie d’y aller quand même ! gronda-t-il entre ses dents mais Cormier l’entendit et posa une main péremptoire sur son bras aux muscles crispés :
— Ce serait folie ! Si fort que vous soyez, vous seriez accablé par le nombre. Et pour quel résultat d’ailleurs ? Il suffit d’un peu de patience : dans un moment nous pourrons aller sans danger jusqu’au palais. Et tenez ! Voilà la première charrette qui sort !
En effet, les grilles venaient de s’ouvrir saluées par une clameur féroce et une carriole s’avançait encadrée de gendarmes à cheval et à pied, portant au-dessus des têtes les formes raidies de six personnes, quatre hommes et deux femmes qui se tenaient debout, attachés aux ridelles par la lanière de cuir qui liait leurs coudes ramenés dans le dos. Une autre charrette suivit avec sept condamnés…
Tandis que le lugubre cortège atteignait le pont, Guillaume et Pierre, les yeux agrandis d’horreur, contemplaient ces malheureux que l’on menait à une mort ignoble accompagnés d’insultes, de grasses plaisanteries et de couplets grivois. On leur avait coupé les cheveux ras la nuque, largement découpé les cols de chemise des hommes et le haut des robes des femmes privées de leurs fichus et pourtant, ainsi avilis, exposés, livrés sans défense et sans même l’assistance d’un prêtre à la joie barbare de gens qui ne les connaissaient même pas, ils montraient tous – et c’est l’un des faits les plus étonnants de cette effroyable période car les exceptions furent rarissimes même chez les adolescents ! – une dignité et un courage qui auraient dû forcer le respect. Certains même souriaient avec une nuance de défi. D’autres priaient à haute voix, cherchant à étouffer les railleries sous les paroles sacrées… Tous luttaient pour ne pas trembler sous le froid qui les bleuissait…
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