— C’est encore heureux !
Pensant qu’une épouse, même aimante, était parfois une croix bien lourde à porter, Guillaume baissa les yeux sur les poulardes dorées à point que ses deux jeunes valets, Victor et Auguste, venaient de déposer devant lui. Il aimait à découper lui-même et se montrait d’une extrême habileté dans cet exercice qui lui permettait, en les servant, de dire un mot aimable à chacun de ses invités. Mais, cette fois, il planta la longue fourchette dans le dos d’une des volailles, agita de l’autre main un couteau menaçant, puis relevant brusquement les paupières il fit peser sur sa femme un regard lourd de reproches et déclara :
— Mes chers amis, je vous demande excuses pour ces passes de fleuret à peine moucheté qui ne sont pas de mise à un repas de baptême. Peut-être pourrions-nous éviter tout ce qui peut être sujet à division en parlant de choses plus aimables ? Si perdus que nous soyons au bout de notre Cotentin, nous y recueillons tout de même certains bruits, surtout ceux qui touchent la Marine Royale. Ainsi – il préleva avec délicatesse, à l’intention de Mme de Chanteloup, une aile qu’il déposa dans l’assiette qu’on lui présentait – le commandant des forts de la Hougue me disait, ces jours, que le Roi songeait à vous nommer amiral, mon cher Bougainville, ce qui est une preuve nouvelle de son estime.
— Je pencherais plutôt pour une preuve de l’embarras que lui cause la flotte réunie à Brest et qui donne des signes de dissipation. Mon ami d’Estaing a déjà refusé ce périlleux honneur.
— Sans doute parce qu’il ne se sentait pas à la hauteur de la tâche. L’amiral d’Estaing n’est pas un vrai marin. Plutôt un soldat et pour un tel rassemblement de vaisseaux, il faut un homme de mer ayant démontré largement son talent. Je n’en vois pas de meilleur que vous et Sa Majesté me fait sans doute l’honneur de penser comme moi.
— Vous croyez ?
— Je vous le dis sans cesse, mon ami, vous êtes trop modeste, intervint sa femme avec le rayonnant sourire qui était son plus grand charme, Guillaume a raison encore que… je ne sois pas certaine d’apprécier ce grand honneur. Il signifie une nouvelle séparation.
— Brest n’est pas au bout du monde, cousine, dit Rose de Varanville. Et mon cher Félix qui s’y morfond serait très heureux d’y voir enfin un chef à poigne. Il m’écrit que l’esprit de la flotte, travaillé par des meneurs révolutionnaires, l’inquiète… Aïe ! voilà que je vous ramène à ces maudits bouleversements que vous bannissez aujourd’hui, mon cher Guillaume, soupira-t-elle en adressant à son hôte une grimace contrite. Parlons plutôt de ce qui se porte à Paris ! Flore assure que les modistes créent des choses ravissantes.
Le festin s’acheva sans autre incident. Tout au contraire, à mesure que défilaient plats et vins l’atmosphère s’allégeait, devenait plus joyeuse. Adrien, plein comme une barrique, dormait sur sa chaise et ne s’aperçut même pas que l’on sortait de table. Guillaume fit signe à Potentin de s’en occuper mais, en se retournant, il se trouva en face d’Adèle mains jointes et les yeux pleins de larmes :
— Je ne sais que vous dire, mon cousin ! Je suis malade de honte.
Pour une malade elle avait bonne mine, la conduite de son frère ne lui ayant pas fait perdre un coup de fourchette. Guillaume eut un sourire en coin.
— Ne dites rien ! Vous n’êtes pas responsable du comportement d’autrui, d’ailleurs c’est déjà oublié.
— Vrai ? Vous ne nous en voulez pas ?
— Pourquoi vous en voudrais-je ? Allez donc prendre votre café au salon avec les autres. On ramènera Adrien chez vous pendant ce temps-là.
— Merci… oh merci ! J’ai toujours peur de vous déplaire ! Vous êtes un homme tellement…
Tout en cherchant le mot elle voulut prendre sa main mais il la retira :
— Allons, cousine, laissons cela ! J’espère que vous aurez tout de même passé un bon moment. Il faut aller rejoindre les autres…
Pendant ce temps, Rose s’était approchée d’Agnès. Elle la connaissait trop bien pour ne pas s’apercevoir de ce que son sourire avait de machinal.
— On dirait que tu as des ennuis ? Ne veux-tu pas me les confier ?
— Guillaume est furieux après moi ; tu as dû le remarquer ?
— Parce que tu as invité ces gens à dîner ? J’avoue que c’est une drôle d’idée !
Mme Tremaine tenta de se défendre :
— Un baptême c’est tout de même une fête de famille, non ?
— Toutes les familles ne sont pas bonnes à montrer. J’en connais qui gardent soigneusement sous clef un grand-père égrotant ou une tante à l’esprit dérangé. En tout cas c’était peu charitable de rappeler aussi brutalement à ton époux qu’il n’est pas sorti de la cuisse de Jupiter. Je dirais même plus : c’est un peu trop Nerville.
Agnès baissa la tête sur ses doigts occupés à maltraiter un mouchoir de dentelle :
— Ne dis pas cela !… Je ne sais pas ce qui m’a pris ! J’ai éprouvé tout à coup le besoin d’humilier Guillaume.
— De lui faire sentir quelle chance il a eue, lui le petit-fils du saulnier, d’épouser une grande dame ? Ce n’est pas vraiment toi ce genre de caprice !
— Sait-on jamais ce que l’on est au juste ! Et puis Adèle se montre toujours si gentille ! Je dirais même si dévouée !
— À ta place je me méfierais de ce dévouement, conseilla Rose-la-clairvoyante. Un aveugle verrait nettement qu’elle est amoureuse de Guillaume !
— Comme beaucoup d’autres ! fit Agnès amèrement. Et moi je ne suis pas certaine qu’il m’aime encore.
— Oh !… les grands mots, les grandes inquiétudes ! Bien sûr qu’il t’aime encore. Tu es très belle et tu lui donnes des marmots superbes. Je suis sûre qu’il tient beaucoup à toi.
— Peut-être… pourtant, je ne peux m’empêcher d’être inquiète. Je… je sens quelque chose sans pouvoir dire de quoi il s’agit.
— Tu crains une autre femme ? J’en serais bien étonnée. Il ne s’absente pas si souvent. Ou alors il faudrait une créature douée d’une remarquable patience et d’une grande discrétion. Ce qui n’est le cas d’aucune de celles qui cherchent à lui plaire. N’importe laquelle, en cas de victoire, emboucherait la trompette de la renommée, l’encadrerait dans son salon et l’épinglerait à son corsage comme une breloque !
— C’est peut-être une paysanne ?
— C’est impossible. Pour rien au monde ton époux ne compromettrait le rang où il s’est élevé à la force des poignets pour s’amuser à culbuter une goton de village dans la paille d’une grange ou dans un chemin creux. Il y a des choses que l’on ne peut pas se permettre lorsque l’on n’est pas le seigneur d’un lieu. Toute la contrée serait déjà au courant. Crois-moi, Agnès, et cesse de te tourmenter… et puis parlons d’autre chose ! le voilà !
Un peu réconfortée, Agnès prit son amie par le bras, alla rejoindre avec elle ses autres invités et ses devoirs de maîtresse de maison. Ce soir, quand tous seraient partis, elle s’excuserait auprès de Guillaume. Ensuite ils signeraient peut-être ensemble le plus doux des traités de paix…
Il était déjà tard et la fête – sous la grande tente dressée dans le parc pour abriter les buffets – battait son plein quand un cavalier poussiéreux franchit la grille largement ouverte des Treize Vents.
Élisabeth l’aperçut la première. Alexandre et elle se livraient alors à leur jeu favori qui consistait à faire galoper la pauvre Béline de côté et d’autre dans l’espoir toujours déçu de les rattraper. Mais cette fois, ayant manqué se jeter dans les jambes du cheval, l’enfant s’arrêta pour observer le nouveau venu. Elle ne le connaissait pas et il ne devait pas être au courant de la fête parce qu’il était vêtu « en tous les jours » d’une blouse de grosse toile bleue déteinte sur des culottes de velours côtelé avec des houseaux et des brodequins de cuir.
L’homme regarda les deux petits puis la gouvernante rouge et suante qui les prenait avec nervosité chacun par une main.
— C’est bien ici chez M. Tremaine ? demanda-t-il.
— Pour sûr mais qu’est-ce que vous lui voulez ? C’est fête aujourd’hui et…
La curieuse n’eut pas le temps d’en demander davantage. Potentin lui aussi avait aperçu l’arrivant et se portait à sa rencontre.
— Que puis-je pour vous ? monsieur, fit-il courtoisement.
— J’ai une lettre pour M. Tremaine des Treize Vents. Je viens de Carteret.
Il tendait un billet soigneusement plié qu’il venait de tirer de sous sa blouse.
Potentin eut un imperceptible tressaillement :
— Je vais la remettre. Si vous voulez bien me suivre jusqu’à la cuisine vous pourrez y prendre un peu de réconfort.
Après avoir confié le cavalier à Clémence Bellec alors occupée à diriger le bataillon des laveuses de vaisselle réquisitionnées pour la circonstance, il se mit à la recherche de Guillaume qu’il trouva dans la bibliothèque où il fumait et buvait en compagnie de Bougainville et de quelques notables de Saint-Vaast.
— Un messager vient d’apporter ceci. Il dit qu’il vient de Carteret.
Un nom magique apparemment ! Guillaume se leva aussitôt, s’excusa auprès de ses amis qui, lancés dans une vive discussion, n’attachèrent aucune importance à sa sortie, fourra le billet dans sa poche et entraîna Potentin jusqu’à sa chambre. Là seulement et les portes closes, il ouvrit le message d’une main qui tremblait légèrement. Une lettre de Carteret – un port situé à une lieue au nord de Port-Bail où, pour avoir un alibi dans la région, Tremaine s’était fait céder par les frères Sorel, concessionnaires des mines du Cotentin, une autorisation de forage sur des gisements de charbon et d’étain – cela voulait dire que Marie-Douce était revenue et qu’elle l’appelait. C’était la première fois qu’elle agissait ainsi : d’ordinaire, elle le prévenait par lettre deux ou trois semaines avant son départ.
La feuille dépliée portait seulement sept mots : « Venez, je vous en supplie ! C’est grave. » Il y avait aussi la signature convenue : « Vergor ».
— Un ennui ? murmura Potentin qui observait son maître et savait parfaitement ce que Carteret signifiait.
La longue confiance qui unissait les deux hommes avait toujours interdit à Guillaume de cacher quoi que ce soit à cet ami de son enfance, jadis confident et serviteur de Jean Valette, son père adoptif. Le majordome n’ignorait donc rien de ses amours cachées et s’il ne les approuvait pas, du moins pouvait-il comprendre. De plus, n’ayant jamais marchandé son dévouement ou son affection, il était toujours prêt à apporter son aide.
Pour toute réponse, Guillaume lui tendit la missive. Visiblement il était à la fois heureux et inquiet.
— Vous y allez, naturellement ? fit Potentin.
— Il faut que je sache ce qui se passe. Elle dit que c’est grave… Va préparer mon bagage ! Je vais prévenir ma femme.
— Vous lui direz quoi ?
— Qu’il y a eu un accident à la mine de charbon et qu’on a besoin de moi.
— Vous ne pouvez tout de même pas partir tout de suite ? La maison est pleine d’invités qui pourraient ne pas apprécier d’être plantés là à cause d’un simple accident dans une mine.
— Tu as raison, fit Tremaine contrarié. Qu’as-tu fait du messager ?
— Je l’ai laissé à la cuisine. Clémence s’occupe de lui.
— J’y vais. Ce ne peut être que Gilles Perrier le gardien des Hauvenières. Il ne dit pas trois paroles par jour et les femmes n’en tireront que ce qu’il voudra bien dire mais j’aime tout de même mieux ne pas le leur laisser trop longtemps. Je vais le réexpédier… jusqu’à l’auberge de Quettehou pour qu’il s’y repose. Il rejoindra demain.
— Et vous ?
— Quand les invités seront partis…
Il était tard en effet et la nuit close lorsque les sabots d’Ali, le cheval favori de Guillaume Tremaine, firent voler le sable dans l’allée des Treize Vents. Derrière la vitre de sa fenêtre, Agnès le regarda partir à la fois soulagée et inquiète. L’explication orageuse qu’elle redoutait n’aurait pas lieu. Bien plus : Guillaume semblait avoir totalement oublié ses griefs envers elle. Il fut même aimable en lui disant au revoir et son baiser plus chaleureux que d’habitude. Aussi la jeune femme ne put-elle s’empêcher de trouver bizarre que l’annonce d’un drame l’eût remis soudain de si belle humeur…
II
UN JARDIN SUR L’OLONDE...
Il sentit les lilas avant même d’en apercevoir le foisonnement mauve dans la grisaille du jour en sa petite pointe. C’était la première fois qu’il pouvait les voir en fleur, Marie-Douce ne venant jamais si tôt en saison et il s’émerveilla de leur abondance. Sans trop savoir pourquoi, leur paisible épanouissement le rassura et aussi l’effilochement de fumée au-dessus des cheminées : la longue maison si tranquillement enveloppée de fleurs pouvait-elle vraiment abriter un drame ? Tout au long de sa chevauchée nocturne son cœur s’était contracté et dilaté en alternance suivant qu’il imaginait sa bien-aimée blessée, malade, douloureuse ou qu’il pensait seulement à l’instant où il allait la prendre dans ses bras.
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