L’aube était si calme que l’on pouvait entendre le murmure de la rivière toute proche – elle coulait le long du jardin – filant à travers les roseaux. C’était une petite rivière, un minuscule fleuve plutôt qui, à un quart de lieue de là, s’offrait le luxe d’un large estuaire où remontait la mer.

Quand il mit pied à terre, Guillaume constata avec ennui que la grille, enchâssée entre deux modestes piliers de grès clair, n’était pas fermée : simplement poussée. Quelqu’un était-il déjà venu en dépit de l’heure plus que matinale ou bien Marie-Douce, au mépris de toute prudence, avait-elle passé la nuit avec pour seule protection la vieille mère de Gilles Perrier ?

Sans s’interroger davantage, le cavalier prit sa monture par la bride et s’enfonça sous les quatre vieux chênes habillés de lichen qui s’essayaient à former une avenue assez large pour qu’une voiture y pût passer. Au-delà s’ouvrait un espace sablé sur lequel s’allongeait le logis avec ses vieilles pierres et ses plantes grimpantes ; pour le plaisir des yeux, deux gros massifs cernés de giroflées et de petit buis enfermaient un jaillissement d’iris dont les nuances allaient de l’azur le plus tendre à un violet presque noir. Cependant, Guillaume ne voyait que les petites fenêtres éclairées de part et d’autre de la belle porte en chêne ciré protégée par les retombées d’une antique glycine aux branches tordues.

Sous sa main, le panneau de bois céda aussi facilement que la grille et il se trouva dans la salle qu’il connaissait si bien et qu’il aimait en dépit du fait que rien n’y rappelait une présence féminine. En effet, pendant plusieurs décennies, les Hauvenières avaient abrité un homme aux goûts simples mais sûrs, un de ces célibataires par vocation comme en produisent parfois un trop grand amour des femmes et une invincible méfiance pour le mariage. Le « cousin Théophile » avait rassemblé là ce qui lui plaisait, cherchant aussi bien le confort que l’agrément de l’œil et le bonheur simple d’être entouré de souvenirs et d’objets aimés. Séduite par le décor autant que par les murs, le toit et le jardin, Marie-Douce s’était refusée à changer quoi que ce soit.

Le regard de Guillaume caressa les brillants meubles anciens en bois fruitier où la cire posait sa glaçure et sa bonne odeur, glissa sur la petite bibliothèque bourrée de livres aux reliures passées et sur la table à écrire placée tout près, effleura l’image du chevalier de Malte, encore superbe dans son cadre de bois dédoré par l’usure du temps et aussi les armes de toutes sortes, briquées comme neuves qui sur le mur crépi à la chaux l’entouraient d’une sorte de cour barbare, s’arrêta enfin sur la femme sommeillant dans un fauteuil au coin de la grosse cheminée de granit où flambait un beau feu destiné à combattre la fraîcheur du matin.

Ce n’était pas Marie-Douce. Les brides du bonnet blanc, rond et empesé, formaient un large nœud sous le double menton d’une figure que les rides n’empêchaient pas de montrer une roseur de bonne santé. Les lunettes avaient glissé sur le nez jusqu’à la petite boule qui le retroussait. Guillaume posa une main sur l’épaule recouverte d’un fichu de laine noire :

— Madame Perrier !

La dormeuse sursauta mais les yeux qu’elle leva sur l’arrivant étaient clairs :

— Ah, monsieur Guillaume ! Je vous demande excuses mais j’ai veillé presque toute la nuit pour que notre jeune dame consente à aller au lit. Si vous aviez vu dans quel état elle nous est arrivée hier ! Elle ne tenait plus debout…

— Je suis là, vous pourrez vous reposer. Gilles rentrera dans la journée. Mais que s’est-il passé au juste ? La lettre m’annonce quelque chose de grave.

— Ça l’est sans doute à son point de vue mais ce n’est pas à moi de vous dire. En attendant je vais vous préparer quelque chose pour vous remettre. Vous devez avoir faim.

Elle se leva en frottant ses reins endoloris par une fausse position et se dirigea vers la cuisine qui faisait suite à la salle et ouvrait, de l’autre côté, sur la partie de la maison occupée par elle et son fils. Au même moment une forme blanche apparut en haut de l’escalier droit, en chêne foncé, qui semblait prolonger les grosses poutres noircies par les fumées de la cheminée et des chandelles.

— Guillaume !… Enfin c’est toi !… Merci à Dieu !

Déjà il grimpait vers l’apparition, l’enlevait... l’emportait jusqu’au fauteuil abandonné par Marie-Jeanne Perrier en faisant pleuvoir une averse de baisers sur le visage, le cou et les boucles de soie pâle où ses mains se noyaient avec une joie aiguë.

— Marie !… Mon amour… ma douceur !

Elle pleurait, à présent, de bonheur et de soulagement comme si, après une dure tempête, elle venait enfin d’atteindre le port. Guillaume alors la berça sans poser de questions : à tenir Marie-Douce dans ses bras, il avait senti quelque chose d’anormal. Ou de trop normal : le corps qu’il étreignait n’était plus mince ni souple mais dur, arrondi, déformé de toute évidence par une grossesse déjà avancée.

S’agenouillant devant la jeune femme, il écarta doucement les cheveux qui retombaient et les mains qu’elle appliquait sur son visage :

— Marie… tu es enceinte ?

— Oui… de sept mois. Notre dernière nuit sans doute : nous nous sommes tellement aimés…

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu aurais pu m’écrire, me faire venir. Au moins alerter Joseph puisqu’il est notre boîte aux lettres !

Elle eut un petit rire presque gai.

— Te faire venir ? Toi, en Angleterre, alors que tu as juré de ne jamais y mettre les pieds ?

— Il n’y a pas de serment qui compte dès qu’il s’agit de toi. J’irais voir le Diable s’il le fallait mais n’as-tu pas commis une grande imprudence en venant ici ? Quand es-tu arrivée ?

— À Cherbourg avant-hier. La mer était détestable et notre ami Ingoult absent.

— Il est chez moi. Ton voyage a dû être horrible : nous avons eu de forts coups de vent en fin de semaine et toi tu t’es jetée au milieu de cette furie ? Dans ton état c’est vraiment de la folie !

— Ne me gronde pas ! Il fallait que je vienne. Oh, Guillaume, comment t’expliquer ce que j’éprouve alors que la nouvelle ne te cause certainement aucune joie ? Cet enfant, je veux le garder. Il est toi et moi réunis. L’idée qu’on pourrait me l’enlever me fait horreur…

La douce voix s’enrouait tandis que de nouvelles larmes coulaient des grands yeux couleur de turquoise marqués de cernes douloureux. Navré, Guillaume prit entre ses mains le joli visage de son amie pour en baiser doucement les paupières, le nez, la bouche tremblante.

— Ne pleure plus ! Personne ne veut te l’enlever.

— Si, ma mère !… Lorsqu’elle s’est aperçue de mon état, elle a d’abord été transportée de joie : elle s’imaginait que le père était un homme qu’elle souhaite depuis longtemps me voir épouser, puis, quand je l’ai détrompée, j’ai bien cru qu’elle devenait folle. Elle m’a traitée de tous les noms !

— Tu lui as dit que je suis le père ?

— Elle ne sait même pas que tu existes encore ! Elle imagine Dieu sait quelle aventure sordide !

— Pourquoi ne pas le lui avoir dit alors ?

— Parce que c’eût été pire. Je crois qu’elle a toujours détesté ton souvenir… Elle a d’abord voulu que je me débarrasse de l’enfant mais outre que je m’y opposais formellement, elle a dû renoncer à me faire violence parce que j’étais enceinte de cinq mois. Alors elle a décidé de m’enfermer…

— Faire violence ? Enfermer ? Qu’est-ce que c’est que cette mère ?

— La mienne. Note bien qu’à sa façon elle m’aime et croit travailler à un bonheur que je suis incapable de trouver seule. Simplement elle confond ses aspirations et les miennes. Elle rêve de me voir épouser un pair d’Angleterre qui me ferait comtesse.

— Vieux et laid, bien entendu ? ricana Guillaume. Quelle sainte femme en vérité !

— Non. Il est juste un peu plus âgé que toi et il n’est pas désagréable. Seulement ce n’est pas lui que j’aime.

— Tu le connais depuis longtemps ?

Marie-Douce eut un petit sourire malicieux.

— Qu’est-ce que tu essaies de savoir ? S’il était déjà apparu avant notre rencontre ? C’est oui. Si j’aurais pu souscrire aux vœux de ma mère en l’épousant ? C’est peut-être. Tous chez moi souhaitaient ce mariage…

— Il t’aime ?

— Il le dit et si j’en crois sa patience c’est peut-être vrai mais moi je n’aime que toi ; je ne veux que toi et l’enfant que tu as mis en moi. Je crois que je viens de t’en donner la preuve en revenant dans notre maison.

La passion qui vibrait dans sa voix éteignit la flamme de fureur jalouse déjà occupée à lécher le cœur de Tremaine. Il enveloppa la jeune femme de ses bras pour mieux sentir sa chaleur, sa douceur et ce charme qui la rendait unique. Tout en caressant ses cheveux il reprit :

— Revenons-en à ce que tu disais. Elle t’avait enfermée ? Mais comment ? Sous quel prétexte ?

— Oh, c’est tout simple : elle m’a verrouillée dans ma chambre en annonçant à grands cris que j’étais atteinte d’une maladie contagieuse, ce qui lui a permis d'éloigner les enfants. J’avoue qu’au début j’étais d’accord justement à cause d’eux. Je ne souhaitais pas qu’ils se posent des questions à mon sujet et qu’ils se trouvent à proximité au moment crucial. Je pensais, une fois délivrée, venir ici avec le bébé. Mais ma mère ne l’entendait pas ainsi et j’ai su que j’étais vraiment prisonnière lorsque j’ai compris ses intentions : faire disparaître l’enfant dès sa naissance qui aurait lieu, par souci de discrétion, chez une femme de la banlieue londonienne.

— Elle voulait le tuer ? s’écria Guillaume au comble de l’indignation.

— Tout de même pas ! L’enfant devait être laissé à cette créature contre un peu d’argent et à la condition que l’on n’entende plus parler de lui.

— C’est la même chose. La complice avait donc toute latitude pour vendre le petit à des Bohémiens ou Dieu sait quoi. Quelle horreur ! Comment as-tu réussi à l’échapper ?

— Grâce à Kitty, ma femme de chambre. Elle m’est totalement dévouée…

— Et pas tes autres serviteurs ?

— Ce sont ceux de ma mère. Tu sais que notre maison de Kensington lui appartient. Seule Kitty est de mon côté, aussi n’a-t-il pas été bien difficile de changer un butler, une servante et un cocher en gardiens. Après avoir tout préparé secrètement pour ma fuite, un soir où Blossom, le cocher, était de garde, Kitty dont il est amoureux s’est chargée de… l’occuper puis de l’endormir. Nous nous sommes enfuies toutes les deux mais pour donner le change nous nous sommes séparées. Moi j’allais au bateau qui a levé l’ancre presque aussitôt ; elle se rendait chez une cousine où personne n’ira la chercher : elle me rejoindra dans quelques jours…

L’entrée de Mme Perrier porteuse d’un plateau mit fin aux confidences. Marie et Guillaume s’attablèrent bientôt devant un copieux déjeuner servi dans une belle argenterie ancienne, sur une de ces nappes campagnardes à carreaux rouges et blancs que Guillaume affectionnait parce qu’elles lui rappelaient son enfance canadienne.

Tout en réparant ses forces entamées par une journée de fête et une nuit de cheval, Tremaine réfléchissait tout en écoutant assez distraitement Marie-Douce qui bavardait un peu à bâtons rompus, simplement heureuse d’avoir réussi son évasion et de l’avoir retrouvé, lui. Elle était si gaie à présent, en dépit de sa petite mine, qu’il n’eut pas le cœur de la replonger trop vite dans le dangereux marais des soucis.

L’idée d’avoir un enfant de celle qu’il aimait causait à Guillaume une véritable joie mais il avait trop les pieds sur terre pour ne pas envisager les complications qui risquaient d’en découler : tout d’abord l’accouchement. Cette maison isolée derrière les grandes dunes ne pouvait guère obtenir du secours en cas de besoin. Seul voisinage immédiat : les tourelles noircies du vieux château d’Olonde rêvant au bord d’un antique chemin aux profondes ornières. Nulle aide à en espérer : jadis fief puissant des Canville, une noble et grande famille dont l’ancêtre accompagna jadis le Conquérant outre-Manche, Olonde s’endormait à présent dans une solitude hautaine, ses maîtres résidant plus souvent en Angleterre que dans le Cotentin. Quant aux deux petits villages le plus proches : Canville-la-Roque et Saint-Lô-d’Ourville, aucun médecin n’avait jugé utile de s’y installer. Pour en trouver un il fallait courir à Port-Bail – une lieue ! – ou même jusqu’à Saint-Sauveur-le-Vicomte : deux lieues et demie ! Que faire si, au moment critique, les choses se présentaient mal ? À la seule idée d’un danger, la gorge de Guillaume se serrait…

Le plus sage serait sans doute de conduire dès demain Marie-Douce dans une ville. À Cherbourg par exemple où Joseph Ingoult ne demanderait pas mieux que de veiller sur elle ? Il s’était pris d’amitié pour Marie et jouait volontiers le dieu tutélaire de leurs difficiles amours. Outre l’acheminement des lettres, c’était lui qui se chargeait de trouver les bateaux lorsqu’elle rentrait chez elle et lui encore qui l’accueillait à chacun de ses débarquements. Guillaume le soupçonnait d’ailleurs d’éprouver un plaisir pervers à jouer ce rôle d’entremetteur parce qu’il ne se sentait tenu à aucune loyauté envers l’épouse légitime dont il savait parfaitement qu’elle ne l’aimait pas.