Donc Cherbourg ? Pourquoi pas ?… Le seul inconvénient étant que l’on y détestait franchement les Anglais et qu’une « lady » risquait de ne pas y rencontrer beaucoup de sympathie. Alors Coutances ? Mais Marie s’y trouverait bien isolée… Au fond, le mieux serait peut-être Granville. Outre les Vaumartin, Guillaume y comptait déjà nombre d’amis…
Ce premier problème résolu et le cap de la naissance passé, il faudrait se préoccuper de l’avenir – immédiat ou lointain – de l’enfant, chercher quelqu’un de sûr à qui le confier puisque son père ne pouvait s’en charger et que l’on n’avait rien à attendre de la grand-mère Vergor… Absorbé dans ses pensées, Guillaume ne prêtait qu’une attention distraite au babil un peu décousu de Marie-Douce mais soudain le silence se fit et il redescendit sur terre : la future mère, vaincue par la fatigue des derniers jours et par une nuit passée à guetter le pas d’un cheval, venait de s’endormir subitement, un morceau de tarte planté au bout de sa fourchette.
Un doigt sur la bouche, il fit taire Mme Perrier puis se levant doucement, il enleva la jeune femme dans ses bras sans l’éveiller, monta l’escalier et déposa le fardeau confiant qui se blottissait contre son épaule sur le lit resté ouvert. Mais lorsqu’il voulut s’écarter d’elle, Marie émit une petite plainte tandis que ses mains le cherchaient en aveugle. Il sourit et se pencha pour baiser la bouche entrouverte :
— Je reviens ! murmura-t-il.
Mais elle ne l’entendait pas de cette oreille. Peut-être qu’elle ne dormait pas si profondément car il l’entendit soupirer :
— Déshabille-toi et viens près de moi !
Penché sur elle, il chuchota contre sa joue :
— Ce ne serait pas raisonnable ! Tu es épuisée, mon cœur, et je ne pourrais que te gêner.
— N…on ! gémit-elle ? J’ai froid sans toi… et tu sais si bien me réchauffer !
Elle s’étira puis ouvrit un œil implorant.
— Tu n’as pas honte ? dit-il en riant. À moitié morte et grosse de sept mois tu veux encore faire l’amour ?
— Hmmm !
— Eh bien, n’y compte pas ! Je veux bien te réchauffer mais pas de cette façon-là…
Cette fois elle ouvrit les yeux tout grands :
— Oh, Guillaume !… En faisant très attention ?…
— Non, diablesse ! Le risque serait trop grand pour toi et pour l’enfant. Je vais venir près de toi mais je veux que tu dormes…
Elle était si lasse qu’elle ne résista guère. À peine Guillaume fut-il étendu près d’elle que, nichée dans ses bras, Marie-Douce s’endormit, la tête sur son épaule. Lui resta longtemps éveillé, écoutant sa respiration apaisée, réfléchissant aussi à cette nouvelle responsabilité qui lui incombait. Cependant il finit par fermer les yeux et rejoindre son amie dans le sommeil…
Il était déjà tard, le soir, lorsqu’ils descendirent au jardin pour respirer les parfums d’un crépuscule exceptionnellement doux et odorant. Le « cousin Théophile » avait jeté à foison et comme au hasard pivoines, giroflées, pavots d’Orient, tulipes, euphorbes et aussi des bouquets d’un étrange fenouil pourpre entre sa maison et la rivière. Au bord de celle-ci, les roseaux ne fleurissaient pas encore mais les lys d’eau laissaient poindre un bout de nez jaune et pointu. En vérité, le jardin sur l’Olonde offrait, sous les dernières fulgurances du soleil en train de se dissoudre, une assez bonne réduction d’un éden fait pour enchanter deux amants.
Appuyée contre Guillaume, Marie, les yeux mi-clos, respirait les senteurs du jardin mêlées à celles plus âpres de la marée. Après cette journée d’amour et de repos, le bonheur de Marie-Douce avait effacé presque entièrement, comme il arrive chez les enfants, les heures pénibles vécues pour l’atteindre. Celui de Guillaume était moins oublieux. Il savait trop que des décisions s’imposaient et que le moment était venu d’en parler. Ensuite, il lui resterait une nuit pour la convaincre : dès le lendemain il lui faudrait rejoindre les Treize Vents où une importante affaire l’attendait.
Resserrant son étreinte autour de son amie, il la conduisit sous une tonnelle de glycines disposée au bord de l’eau, véritable salon de fraîcheur destiné aux pesantes chaleurs de l’été. Ce soir, il y faisait délicieusement bon. Après un dernier baiser, il attaqua :
— Je suis à peu près certain de te contrarier, ma douce, mais je te demande de croire que je désire seulement ton bien et celui de notre enfant : tu ne peux pas rester ici…
Elle était en effet contrariée : tout de suite elle fut sur la défensive :
— Pourquoi ne resterais-je pas chez moi, où je suis bien et où j’ai autour de moi des gens attentionnés ?
— Parce que Marie-Jeanne Perrier n’est pas sage-femme et qu’en cas de besoin il serait difficile de te procurer un médecin. Je ne peux pas rester auprès de toi comme je le voudrais et je vais endurer l’enfer si je ne suis pas certain que tu peux, très vite, recevoir les meilleurs soins…
— Et où, selon toi, les recevrais-je ?
— À Cherbourg, par exemple. Joseph pourrait te trouver un logement près de chez lui. Il a dans son voisinage un médecin de valeur. En outre, la distance serait moins longue entre toi et moi… J’ai des intérêts là-haut et je m’y rends souvent. Nous pourrions nous voir davantage ?…
Il pensait que ce dernier argument était susceptible de faire pencher la balance de son côté et fut un peu choqué de constater que Marie ne s’y arrêta même pas une seconde.
— Je n’aime pas les villes en général et Cherbourg en particulier : il y règne en ce moment une agitation qui ne me plaît pas. Ici je suis pleinement heureuse… même quand tu n’es pas là parce que tout m’y parle de toi, de nous. Je veux que mon enfant naisse là où il a été conçu, dans ce lit où nous nous aimons. Pas de sage-femme, pas de médecin ? La belle affaire ? Ma santé est excellente…
— Les femmes les plus solides ignorent si un danger quelconque ne se présentera pas…
Elle haussa les épaules avec insouciance :
— Tu oublies que je suis canadienne. Dans nos forêts les Indiennes accouchent sans tant de manières. En général, au lendemain de la naissance, elles installent le bébé sur leur dos et vont couper du bois. Inutile d'insister, Guillaume ! Je ne bougerai pas d’ici.
— Tu me fais beaucoup de peine, Marie. Tu veux donc que je sois malheureux ?
Elle se mit à rire, de ce rire frais et léger qui évoquait pour Guillaume les cascatelles du Val de Saire : Ne te donne pas tant de mal ! Tu ne seras pas malheureux le moins du monde. La naissance devrait avoir lieu autour de la Saint-Jean d’été. J’espère que tu viendras ?
— Je serai là, tu peux en être sûre, mais si l’enfant arrivait plus tôt ?
Elle rit de plus belle :
— Je te ferai prévenir, voilà tout. C’est aussi simple que ça ! D’ailleurs, je ne serai pas seule : outre Mme Perrier qui comme toute femme de la campagne doit posséder quelque expérience, Kitty va me rejoindre. Tu verras que nous nous arrangerons très bien !
— Admettons ! Tu as déjà vu un médecin ?
— À quoi bon ? Les choses ne sont pas différentes de ce que j’ai déjà connu : tu oublies que j’ai deux enfants. Celui-ci se comporte exactement comme les premiers.
Guillaume se leva et marcha jusqu’au bord de l’eau. Il était mécontent de Marie-Douce et de lui-même.
— De toute façon, il te faudra une nourrice et ce n’est pas si facile d’en trouver par ici où les femmes aident leurs époux à la pêche et mènent une vie dure :
— Mais je n’en veux pas ! protesta la jeune femme qui, dans un geste d’une charmante impudeur, découvrit ses seins magnifiquement épanouis : « Regarde ! Je suis certaine d’avoir autant de lait qu’il nous en faudra… »
Attendri par cette crânerie, ce courage joyeux, Tremaine revint s’agenouiller auprès de Marie pour refermer lui-même sur deux baisers les dentelles qu’elle venait d’écarter.
— Ce que tu peux être obstinée, mon cœur ! Mais je ne suis pas de force contre toi. Tu demeureras ici, au moins jusqu’à la naissance, et je vais voir ce qu’il m’est possible de préparer pour t’assister…
— Comment cela jusqu’à la naissance ? Que crois-tu que je vais faire ensuite : abandonner mon bébé et repartir pour l’Angleterre ? Je viens de te dire que je voulais le nourrir moi-même : cela suppose un certain nombre de mois sans bouger. D’ailleurs et autant te le dire tout de suite, je n’ai aucune intention de rentrer à Londres.
— Tu veux rester ici ? s’écria Guillaume abasourdi.
— D’autres y ont vécu avant moi et il n’est pas un endroit au monde où je me plaise autant !
— Mais enfin… tes habitudes… tes enfants ? Tu ne veux pas les retrouver ?
— Pas maintenant en tout cas ! Ils ne comprendraient pas et peut-être même qu’ils me mépriseraient…
— T’estimeront-ils davantage si tu les délaisses complètement ?
Le petit sourire de Marie-Douce en disait plus long qu’un discours, cependant elle y ajouta un soupir et :
— Je ne suis pas certaine qu’ils s’en aperçoivent. Leur grand-mère compte beaucoup plus que moi : elle leur procure les plaisirs de la vie mondaine que je n’aime guère. Ils ont fort bien compris qu’avec mes « goûts campagnards » j’aie voulu garder la maison normande mais ils n’ont aucune envie d’y venir.
— Tu en souffres ?
— J’en ai souffert. Beaucoup moins à présent mais tu peux comprendre pourquoi celui-ci – elle caressa tendrement la rotondité de son ventre – je désire le garder et l’élever moi-même.
— Je t’y aiderai de toutes mes forces, fit Guillaume ému, mais il y a tout de même des réalités dont tu dois tenir compte. Ce pays, travaillé par des courants souterrains, risque de devenir dangereux. Je m’en rends compte chaque jour un peu plus. Je ne suis pas le seul car je connais des châteaux où l’on songe à émigrer bien que la région soit encore assez calme.
— Pourquoi ne le resterait-elle pas ?
— Il y a des signes. Depuis qu’au début de cette année on a élu des municipalités dans les villes et les villages, les esprits s’échauffent au seul mot de liberté sous lequel se glisse parfois celui de revanche. L’autre jour, un jeune laboureur m’a montré fièrement le manche de sa bêche sur lequel il avait gravé les noms de Mirabeau et de La Fayette.
— Il savait donc écrire ton laboureur ? C’est assez rare.
— Je n’en suis pas certain mais quelqu’un a dû le faire pour lui… D’après Joseph qui suit de près les événements de Paris, il pourrait être dangereux, d’ici quelque temps, d’être noble, prêtre ou étranger. Toi, tu es anglaise…
— En aucune façon !
— Ce n’est pas ce qui est écrit sur ton passeport et je serais plus tranquille si tu acceptais, avant que les grandes marées de septembre ne rendent difficile le passage de la Déroute, que tu me laisses vous conduire tous les deux à Jersey. D’ici c’est très rapide. Si l’enfant naît fin juin tu seras tout à fait remise. Tu pourras y attendre en paix qu’on en finisse avec cette révolution. Gardée par les Perrier ta maison ne s’envolera pas…
Pensant qu’il se montrait convaincant, Guillaume espérait bien avoir partie gagnée. Aussi fut-il profondément déçu quand Marie déclara avec fermeté :
— Il n’en est pas question ! Aucune force humaine ne me fera aller dans cette île. Pas même toi !
— Mais enfin pourquoi ?
Repoussant légèrement son amant, Marie-Douce qui ne l’était plus guère se leva et reprit à pas vif le chemin de la maison. Guillaume suivit, bien entendu :
— Voyons, mon cœur, c’est un caprice comme en ont les futures mères. Pourquoi ne veux-tu pas te rendre à Jersey ? Bien qu’anglais c’est un endroit ravissant.
Elle s’arrêta et lui fit face :
— Ce n’est pas un caprice mais je ne veux pas y aller. Ne me demande pas mes raisons, je ne te les donnerai pas ! Elles appartiennent à une période de ma vie que je souhaite oublier. Et j’espère que cela te suffira… Souviens toi de notre pacte !
En effet, s’étant aperçus lors de leurs retrouvailles que l’évocation de certains épisodes du passé de l’un comme de l’autre pouvait donner naissance à des ferments de mésentente, ils décidèrent de ne plus se poser de questions touchant ces années où la moitié de la terre les séparait. Ils avaient souscrit ce pacte en toute bonne foi et d’un commun accord. Ce qui n’empêchait pas Guillaume de griller d’envie de lui faire entorse. Que pouvait-il y avoir dans cette paisible et assez provinciale île de Jersey qui déplût si fort à Marie ? Tout le reste de la soirée, il y pensa cherchant un moyen de tourner la difficulté. Peine perdue : au seul nom de Jersey Marie se refermait comme une huître. Il fallut renoncer. Tout au moins pour cette fois…
"Le réfugié" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le réfugié". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le réfugié" друзьям в соцсетях.