D’ailleurs, une autre préoccupation vint s’emparer de son esprit : alors qu’il fumait une dernière pipe les pieds calés sur les chenets, Mme Perrier entra dans la salle, s’approcha de l’escalier pour écouter les bruits d’en haut puis rejoignit Tremaine :

— Il faut que je vous parle, Monsieur, fit-elle à voix contenue. Je voudrais savoir quelles dispositions vous envisagez de prendre pour la santé de Madame ?

La mine soucieuse de la vieille femme plus encore que ses paroles inquiétèrent Guillaume.

— Pensez-vous que son état en exige de particulières ?

— Sans aucun doute ! Je sais – elle me l’a dit – qu’elle veut accoucher ici et sous ma seule responsabilité…

— Et cela vous inquiète ?

— Davantage encore ! Mes forces ne sont plus ce qu’elles étaient et, à part le mien, je n’ai même jamais assisté à un accouchement.

Le front soudain rembruni, Tremaine vida sa pipe dans la cheminée puis se leva pour la déposer sur le manteau :

— Ce n’est tout de même pas la première femme qui va mettre un enfant au monde par ici ? Il y a bien au moins une sage-femme ? Pour les médecins je sais ce qu’il en est…

— Il y en a une à Port-Bail… seulement c’est bien la plus fieffée commère que je connaisse. Pas de langue plus agile que la sienne à dix lieues à la ronde.

— Ah !

— En outre… et bien que Madame prétende que tout se passera le mieux du monde parce qu’elle est en excellente santé, je ne suis pas certaine d’être de son avis :

Il semblait, en effet, que depuis son arrivée lady Tremayne eût été sujette à quelques malaises difficilement imputables aux seuls inconvénients d’une traversée houleuse.

— Je souhaitais, dit Guillaume, la conduire à Cherbourg mais elle ne veut pas. Je ne peux tout de même pas l’emmener de force.

— Ce serait pourtant la sagesse. Elle est si heureuse de vous voir qu’elle en a oublié ses soucis mais ils n’en demeurent pas moins réels autant que je peux le savoir. Il est possible que je me trompe.

— Un simple doute est suffisant et vous avez bien fait de me prévenir. Votre fils est rentré ?

— Depuis longtemps déjà !

— Dites-lui que j’ai encore besoin de lui. Nous repartirons demain matin avant l’aube. Je pense envoyer une personne capable de nous dire ce qu’il en est au juste !

L’idée d’une solution venait de naître dans l’esprit de Tremaine. La seule possible pour préserver un secret qui, à aucun prix, ne devait passer à portée des Treize Vents : si Mlle Lehoussois acceptait de s’occuper de Marie-Douce, tout serait sauvé mais rien n’assurait qu’elle accepterait. De toute façon, cela signifiait que Guillaume allait devoir mettre son orgueil de côté… Mais, à présent il avait très peur pour Marie.

Bien avant le lever du jour, Gilles Perrier et lui reprirent la route vers l’est. À Valognes, Guillaume s’arrêta à l’hôtellerie du Grand Turc, d’abord pour un repas copieux dont les deux cavaliers ressentaient un urgent besoin, ensuite pour retenir une berline qui devrait, le lendemain dès potron-minet, se rendre à Saint-Vaast afin d’y prendre la vieille demoiselle que Gilles attendrait à l’auberge et guiderait ensuite jusqu’aux Hauvenières. Restait à savoir si celle-ci consentirait…

Lorsque, menant Ali par la bride, il franchit le fossé, la haie de tamarins et poussa enfin la barrière qui fermait la maison de la sage-femme, Guillaume ne conservait plus qu’un semblant de sa belle assurance peut-être téméraire. Mlle Lehoussois l’aimait bien, certes, mais de là à admettre sans broncher qu’il avouât une maîtresse et un futur bâtard il y avait une grande marge !

De toute façon, il était trop tard pour reculer : la vieille demoiselle était chez elle comme l’attestait la « causette » de sa porte ouverte par laquelle on pouvait l’entendre admonester sa chatte Giroflée coupable d’avoir délaissé la chasse aux souris pour les attraits plus tentateurs d’un grand bol de « caillé ». L’apparition de Tremaine prit place tout naturellement dans la conclusion de son discours :

— Tu vois, vilaine, voilà Guillaume qui est tout prêt à t’emmener aux Treize Vents. Il t’enfermera aux écuries où il faudra bien que tu coures la souris si tu veux manger !

— Eh bien, Anne-Marie, vous faites une belle réputation à ma maison ! Clémence qui met un point d’honneur à ce que chiens ni chats n’y dépérissent serait indignée !

Apparemment d’ailleurs, Giroflée ne craignait guère le nouvel arrivant : après s’être frottée amoureusement contre ses bottes poudreuses, elle sauta dans ses bras où son pelage rousseau mit un amusant contrepoint avec la vigoureuse crinière rouge acajou de cet ami sûr. Mlle Lehoussois éclata de rire puis, considérant Tremaine par-dessus les lunettes cerclées de fer qu’elle ne quittait plus guère :

— D’où arrives-tu comme ça, mon Guillaume ? Tu as dû faire du chemin : ce n’est pas entre ta maison et ici qu’on récolte tant de poussière ?

— Je viens de la côte Ouest et j’ai… il faut que je vous parle d’une affaire importante pour moi… une affaire grave !

Elle le considéra plus attentivement, notant les plis creusés dans le front et autour de la bouche mince et dure. Elle connaissait trop bien Tremaine pour ne pas s’étonner de ce préambule hésitant voire embarrassé mais elle ne s’autorisa aucune remarque, se contentant de proposer :

— Tu veux un verre de cidre ? Tu dois avoir soif.

— Plutôt, oui. Je vous remercie.

Elle s’absenta un instant, revint avec un pot fraîchement tiré et de petits bols de faïence à personnages. Tout en les remplissant elle jeta un vif coup d’œil à son visiteur :

— Tu n’as pas l'air à ton aise ? Tu as une mauvaise nouvelle ? Ou bien quelque chose de difficile à demander ?

Il ne fut pas surpris. Il savait depuis toujours combien cette vieille femme sans cesse penchée sur la souffrance, la mort et la vie possédait de pénétration confinant même parfois à une sorte de divination.

— Les deux à la fois ! soupira-t-il. Je me trouve dans une situation grave et j’ai besoin de votre aide.

— Tu ne me surprends pas. Je flaire un ennui depuis l’autre soir. Pour un homme qui vient de baptiser son premier fils, tu avais l’air bien soucieux. Et puis j’ai entendu dire que tu avais quitté les Treize Vents dans la nuit. C’est si grave cet accident à la mine de Carteret ?

Guillaume la regarda avec stupeur :

— Incroyable ! C’est à se demander s’il est possible de garder un secret dans ce fichu pays !

— Oh, ça peut arriver mais si tu ne voulais pas qu’on s’occupe de toi dans la région, il fallait y faire une entrée plus modeste. C’est une manière de défi, ta belle maison, alors ne t’étonne pas qu’on s’intéresse à ce qui s’y passe. À présent raconte-moi ton histoire !

Ayant dit, elle resservit Guillaume, but une bonne gorgée puis s’établit confortablement dans son fauteuil de bois à coussins rouges, les pieds bien posés, les mains nouées sur son giron dans une attitude pleine d’attente. En bonne Normande, Anne-Marie Lehoussois bavardait peu mais adorait entendre les autres se raconter. Avec cet homme-là on pouvait espérer de l’intéressant…

Sa mine un rien gourmande agaça Guillaume qui lâcha :

— Vous allez être servie ! Je vous donnerai, ensuite, toutes les explications que vous voudrez mais voici, en peu de mots, la situation : il y a trois ans, le hasard m’a remis en présence de celle qui était le grand amour de mon enfance, celui que je n’ai jamais pu oublier. Par un de ces tours comme le Destin les aime, elle est devenue ma belle-sœur : lady Marie Tremayne à présent veuve de ce traître de Richard. Elle a hérité une petite maison près de Port-Bail et c’est là que nous nous retrouvions. Elle non plus n’a jamais cessé de m’aimer. Seulement à présent, elle attend un enfant et elle n’a plus que moi pour veiller sur elle…

Le silence qui s’abattit sur l’agréable salle si gaiement éclairée par ses faïences anciennes pesait le poids du boulet de canon que la vieille demoiselle parut avoir reçu en pleine poitrine. Elle ouvrit la bouche sans parvenir à émettre un son, le souffle totalement coupé. Son visage, d’abord écarlate puis blême, épouvanta Guillaume qui craignit un malaise. Un élan le précipita aux pieds d’Anne-Marie mais elle le repoussa sans douceur :

— Laisse-moi tranquille ! Va plutôt me chercher une goutte de mon eau-de-vie de pomme. Et dis-m’en un peu plus. Tes nouvelles méritent en effet une explication…

— Je ne vous cacherai rien. Tout a commencé il y a bien longtemps, à Québec. J’étais alors un gamin de sept ans. Marie en avait tout juste quatre lorsque je l’ai vue pour la première fois…

Il parla longtemps et avec une chaleur croissante, plaidant sans en avoir conscience mais avec passion cette cause qui lui tenait tellement à cœur…

— Je n’essaie pas de me chercher des excuses, soupira-t-il en conclusion. Tout ceci ne peut que vous déplaire profondément mais vous êtes mon seul recours…

Au coup d’œil qu’elle lui jeta il comprit qu’il était bien loin de l’avoir gagnée. Jamais encore il ne lui avait vu ce visage dur et surtout ce regard où ne brillait plus la petite flamme d’humour qu’il aimait tant…

— Et ta femme ? fit-elle sans presque desserrer les lèvres.

— Quoi, ma femme ?

— Oui. Agnès ! Que devient-elle dans ce beau roman ? Tu l’as oubliée, balayée ? Ou plutôt non, tu ne l’as pas oubliée mais tu as trouvé la solution idéale : tu lui as offert un enfant à elle aussi. Sa grossesse te laissait les coudées franches. Vous êtes bien tous les mêmes !

— Je lui ai fait un enfant quand elle l’a bien voulu ! s’écria Guillaume qui commençait à être las de son rôle de suppliant. Pendant des mois elle m’a tenu à distance parce qu’elle avait peur de l’accouchement. Mais elle est revenue lorsque j’ai cessé de l’approcher. De toute façon, Marie-Douce ne pouvait la gêner : elle habite Londres et ne vient que deux fois l’an. Et à douze lieues d’ici.

— Elle habitait mais, si je t’ai bien compris, elle compte bien rester à présent. Elle veut élever son enfant dans ce pays… et je gage que tu la rejoindras beaucoup plus souvent ?

— Je suis le père de ce bébé à venir ! Il faudra tout de même bien que je m’en occupe ? À condition qu’il vive et, de cela, je ne suis pas certain si vous refusez d’examiner sa mère et de l’aider à lui donner le jour.

— Il n’y a aucun doute là-dessus : je refuse !

— Vous êtes sage-femme ! Vous n’avez pas le droit de vous dérober devant qui réclame votre secours !

— En effet… si j’étais la seule du Cotentin mais, grâce à Dieu, il en existe d’autres et si tu te donnes un peu de peine tu en trouveras.

— Je n’en doute pas mais j’ai besoin d’une femme discrète qui n’aille pas clabauder à tous vents ! Vous, je vous croyais mon amie ?

— Je suis aussi celle de ta femme et je choisis mon camp : le sien ! Quant à ton fameux secret, si cette… lady s’obstine à vouloir rester de ce côté de la Manche, il aura vite fait d’arriver jusqu’aux Treize Vents ! Peux-tu imaginer alors la réaction d’Agnès ? Que crois-tu qu’elle fera ?

— Je n’en sais rien et c’est pourquoi j’ai besoin de vous : justement pour la préserver ! Que vous le croyiez ou non, je l’aime toujours !

— Elle aussi ? Quel cœur accommodant ! Il est vrai que vous vous arrangez très bien de ce genre de situation, vous les hommes… Tu ne dépares pas la collection !

— Je ne sais pas comment vous expliquer ? Agnès représente tout le présent et tout l’avenir, Marie-Douce un passé qui m’est infiniment cher… infiniment précieux mais elle est aussi un présent que j’adore !

— Voyons les choses en face ! S’il te fallait choisir ?

— Il y a des choix impossibles ! je ne peux… ni ne veux renoncer à l’une ou à l’autre !

— Alors, tu renonces à moi ! Je ne t’aiderai pas à te créer un second ménage.

— Il n’en est pas question. Agnès est ma femme et elle le restera. Marie-Douce n’a jamais essayé de prendre sa place !

— Jusqu’à maintenant tout au moins ! Une fois mère de ton enfant, elle pourrait changer de point de vue. Si elle tient tant à vivre en France c’est sûrement avec une arrière-pensée.

— Vous ne pouvez que préjuger puisque vous ne la connaissez pas ! En dépit de son âge, c’est une enfant : son cœur et son esprit sont limpides ! Acceptez d’aller la voir demain et moi je vous promets de faire l’impossible pour la convaincre de s’installer loin d’ici.

Las d’avoir tant parlé, Guillaume laissa le silence tomber entre lui et Mlle Lehoussois. Celle-ci réfléchissait et son visiteur pensa qu’il valait mieux lui accorder quelque répit afin qu’elle prenne conscience des conséquences d’un refus catégorique… Tremaine comprenait le point de vue de la vieille demoiselle ; il savait qu’en lui confiant son problème il la blesserait dans l’amour un peu trop admiratif peut-être qu’elle lui portait mais, depuis bien longtemps, il la considérait comme une seconde mère et à qui se confier si ce n’est à ce cœur-là ?