Marie ne l’avait pas vu depuis qu’il avait rejoint en Roussillon le maréchal-duc de Fontsomme, son père, dont les forces appuyaient celles du prince de Condé. Elle ignorait même qu’il fût de retour mais, de toute évidence, il savait déjà à quoi s’en tenir. Visiblement heureux de la rencontre, son salut qu’il accompagna de l’ombre d’un sourire s’en ressentit.
— Vous êtes la première personne que je rencontre, madame… et j’en suis infiniment heureux.
— Je ne savais pas votre retour mais je suppose que M. le maréchal votre père vous a envoyé porter ses vœux à la Reine et à Mgr le Dauphin ?
— En effet, madame, mais – et vous l’ignorez sûrement – mon père ne pourra jamais plier le genou devant son prince : il est mourant et il fallait cette grande circonstance pour que je quitte son chevet.
— Mourant ? Mais que s’est-il passé ?
— Devant Salses, des éclats de mitraille l’ont atteint alors qu’à cause de la chaleur, il ne portait pas sa cuirasse. Les choses allant mal pour nos armes, Monsieur le Prince a bien voulu m’ordonner de le ramener à Paris. D’essayer tout au moins car en vérité, nous ne pensions pas qu’il arriverait chez lui vivant. Pourtant cela est et, à cette heure, il lutte contre la mort parce qu’il n’a jamais admis d’être vaincu, mais il l’attend cependant avec la plus chrétienne résignation. M. de Paul est venu le voir, hier, et il en a tiré une vraie joie…
— Je suis navrée, mon ami, dit doucement Marie en posant sa main sur le bras du jeune homme. Cette grande douleur est trop proche de la disparition de celle que vous aimiez… que nous aimions tous !
Elle s’attendait à une crispation du visage, à des larmes mal contenues peut-être, mais il n’en fut rien. À sa surprise, le regard que Jean d’Autancourt posa sur elle se fit serein, tendre et presque lumineux.
— Vous voulez parler de Mlle de L’Isle ?
— Bien sûr. De qui d’autre ? Vous avez appris, j’imagine ?…
— Oui. Le bruit en est arrivé jusqu’à moi, au bout de la France, mais j’ai refusé d’y croire…
— Il le faut bien pourtant ! M. de Beaufort lui-même en a porté la nouvelle à Leurs Majestés. La pauvre enfant, victime d’un misérable qui a payé son crime de sa vie, repose au château d’Anet. Mme la duchesse de Vendôme qui est encore auprès de la Reine pourra vous le confirmer. Elle a fait graver une dalle à son nom dans la chapelle…
Il y eut un silence, puis le jeune homme sourit de nouveau :
— Je ne lui poserai pas la question parce que rien de ce que l’on pourrait me dire n’entamerait ma conviction. Mlle de Lisle est peut-être morte, mais Sylvie ne l’est pas.
— Que voulez-vous dire ?
— C’est difficile à expliquer : je sais qu’elle n’est pas morte, voilà tout !
— Vous voulez dire qu’elle vit en vous comme vivent en nous ceux que nous aimons et que la mort a pris ?
— Non. Pas du tout. Je la porte en moi depuis le premier regard échangé dans le parc de Fontainebleau, si intimement liée à moi que si elle avait cessé de respirer, si son cœur ne battait plus, le mien se serait arrêté aussi et je l’aurais ressenti dans chaque fibre de mon corps comme l’une de ces blessures mortelles par lesquelles le sang s’écoule…
— C’est insensé !
— Non. C’est de l’amour. Je n’ai jamais aimé, je n’aimerai jamais qu’elle et tant que je ne l’aurai pas vu de mes yeux, je répéterai qu’elle vit et que je saurai bien un jour la retrouver… mais je vous retiens là alors que vous êtes si précieuse à Sa Majesté et je vous en demande mille pardons. Le Roi est ici, m’a-t-on dit, et je vais demander la faveur d’être introduit en sa présence.
Il s’éloigna, laissant Marie confondue. Admirative aussi devant un si grand amour. Jean d’Autancourt n’avait rien d’un songe-creux. Il parlait avec tant de conviction, une telle assurance que Marie sentit ses certitudes vaciller. Il n’offrait aucune explication, il n’avançait aucune preuve : simplement il savait, Dieu sait comment, et le plus fort était que, contre toute logique, Marie avait à présent envie de lui donner raison.
Le lendemain de ce beau jour, dans son appartement de l’hôtel de Vendôme, Beaufort écoutait, avec quelque mélancolie, le vacarme d’une ville prise de folie. Depuis la veille, les cloches ne cessaient de sonner. On chantait à Notre-Dame un Te Deum solennel. Des feux de joie s’allumaient sur les places et, sur celle qui portait le nom de Dauphine, il y avait concert de hautbois et de musettes. Des cortèges allégoriques menés par les corporations se formaient. On dansait un peu partout et comme, devant tous les hôtels aristocratiques, des pièces de vin étaient mises en perce. Ce soir, tandis qu’éclateraient les feux d’artifice, les Parisiens seraient ivres comme toute la Pologne en l’honneur de leur futur roi…
François aurait aimé se mêler à cette agitation autour du berceau d’un petit garçon qu’il avait envie d’aimer, mais sa blessure à la jambe qui avait lésé un tibia ne lui permettait guère de courir les rues comme il prenait tant de plaisir à le faire pour la simple joie de se mêler à un petit peuple qui lui faisait toujours si bel accueil. Les femmes le trouvaient beau, les hommes appréciaient sa simplicité, sa générosité et sa bravoure. Tous enfin aimaient à se rappeler qu’il était le petit-fils de ce Vert-Galant dont la mémoire demeurait si populaire… Aussi, ce jour-là, se sentait-il un peu abandonné : sa mère, sa sœur, son frère ainsi que ses meilleurs amis étaient à Saint-Germain pour offrir leurs vœux et leurs félicitations. De toute façon et même ingambe, il n’aurait pas pu les accompagner : les ordres de la Reine transmis par Marie de Hautefort étaient formels : en aucun cas, il ne devait se montrer à la Cour avant qu’on ne l’y autorise. Amère rançon de quelques moments de pur bonheur qu’on semblait avoir oubliés !
Il achevait une mélancolique partie d’échecs avec Ganseville – Brillet était allé célébrer l’événement à Notre-Dame – quand un valet vint annoncer qu’une dame désirait lui parler en privé. Une dame qui refusait de se nommer mais s’annonçait « de la part de Leurs Majestés ». Son cœur, alors, bondit de joie : ainsi, en ce jour de triomphe, Anne pensait à lui ! Il n’y avait pas à se tromper sur le pluriel des majestés !
Toute enveloppée d’une mante de soie légère, un masque du même bleu sur le visage, la visiteuse entra sans rien dire mais il suffit que le capuchon glisse un peu, découvrant un front pur et de magnifiques cheveux dorés, pour qu’il l’identifie :
— Madame de Hautefort ! Ici ? Chez moi… et en un tel jour ? Mais quel grand bonheur !
D’un mouvement d’épaules, Marie fit glisser sa cape tandis que ses doigts ôtaient le masque.
— Ne prenez pas cette mine de coq triomphant, mon cher François. Je ne viens pas du tout de « sa » part, seulement de ma part à moi. Mais d’abord, sommes-nous bien seuls ?
— Vous n’en doutez pas j’espère ? Pierre de Ganseville qui vient de sortir veille sûrement sur cette porte refermée.
— Je suis venue vous parler de Sylvie. Où est-elle ?
— Question stupide ! Comme si vous ne le saviez pas ? gronda-t-il, tout de suite irrité.
— Non. Je sais où l’on dit qu’elle est : dans la chapelle d’Anet. Pas où elle se trouve en réalité. Car elle est vivante, n’est-ce pas ?
— Qui a bien pu vous mettre pareille idée dans la tête ?
— Le jeune marquis d’Autancourt, d’abord, qui ne croit pas du tout à sa mort parce que l’immense amour qu’il lui voue lui souffle qu’elle existe toujours.
— Quelle sottise ! s’écria Beaufort devenu rouge de colère. Ce jeune blanc-bec rêve tout éveillé et y croit ! On devrait lui mettre la tête dans l’eau froide !
Marie se mit à rire :
— Ce jeune blanc-bec, mon cher duc, n’a que deux ans de moins que vous mais, moralement, il est de dix ans plus âgé. Quand il dit qu’il aime, on peut lui accorder crédit. Et croyez-moi, il aime Sylvie.
— Folie ! Et folie dangereuse pour sa propre raison. Ne peut-il se contenter de la pleurer, au lieu de se répandre en bavardages stupides ?
— C’est à moi qu’il a parlé en privé. Je n’appelle pas cela se répandre. Quant aux dangers de cette folie, je les crois moindres que ceux de la vôtre.
— Je suis fou, moi ? En vérité, madame, vous me tenez le même discours chaque fois que nous nous rencontrons mais vous devriez comprendre qu’en ce moment, elle ne peut guère porter tort à qui que ce soit. Surtout pas à celle qui cependant m’oublie !
— Un moment, mon ami ! Nous ne nous comprenons plus ! Rappelez-vous qu’il ne s’agit pas ici de la Reine mais de Sylvie. Et je dis qu’en la déclarant morte vous avez peut-être paré au plus pressé mais que vous avez commis une folie… et je ne suis pas seule à le prétendre.
De la corbeille de dentelles blanches où reposaient des seins ravissants, Marie tira un billet au cachet brisé qu’elle agita sous le grand nez de son hôte :
— Qu’est-ce que cela ! maugréa celui-ci.
— Que de temps perdu, vous auriez dû me demander de qui est cette lettre ! Je vous le dirai tout à l’heure. Souffrez, en attendant, que je lise… mais de grâce asseyez-vous ! Rien n’est pénible comme de vous voir sautiller sur une seule patte comme un héron !
Puis, sans attendre les réactions de François, elle lut, après avoir précisé que la lettre venait de Lyon :
« Avant de poursuivre mon voyage vers la cité des Doges, je cède, ma chère amie, à l’extrême besoin où je suis de vous donner un bon avis qui vous semblera peut-être obscur mais je vous sais si fine que vous n’aurez certainement guère de peine à trouver le bout du fil. Dites à cet imbécile de B. que sa protégée n’est pas si bien cachée ni aussi à l’abri du péril qu’il le croit. Outre les atteintes d’un désespoir dont j’ai eu le bonheur de sauver sa vie en manquant d’y laisser la mienne, il est insensé de confier un être aussi charmant à une femme tout naturellement portée à la détestation parce qu’elle est secrètement éprise de ce matamore… »
— Par tous les diables de l’enfer ! rugit François en jaillissant une nouvelle fois de son siège, si brusquement que sa jambe appareillée glissa et manqua de le faire choir. Je tuerai ce petit curaillon dès qu’il ramènera en France son vilain museau…
— Parce que vous vous êtes reconnu ? flûta Marie avec un sourire ingénu qui porta à son comble l’exaspération de Beaufort. De rouge, il devint violet :
— Et lui aussi je l’ai reconnu : un seul être au monde peut écrire de telles infamies sur moi : ce misérable abbé de Gondi que le diable emporte…
— Cessez donc d’en appeler à messire Satan ! Vous voulez la suite de la lettre ?
— Si c’est de la même eau…
— Non. C’est plein de grâce à mon égard. On me dit qu’il eût été bien préférable de m’appeler au secours et de me confier l’affaire. On y dit aussi qu’il n’est peut-être pas trop tard pour remettre la personne à un couvent sûr où son âme, à défaut de son corps, serait au moins en sûreté…
Cette fois, François explosa :
— Un couvent ! Mon petit oiseau chanteur dans un couvent ! Elle y mourrait étouffée !
— Il semblerait, dit Marie redevenue grave, qu’elle ne soit guère plus heureuse dans ce refuge où vous l’avez jetée. La lettre parle des atteintes du désespoir. On dirait que la pauvre enfant a tenté d’en finir avec une vie qui…
— Si vous croyez que je n’ai pas compris ? Je ne suis pas aussi stupide que le prétend votre cher ami… Pourquoi, mon Dieu, mais pourquoi ?
Et, se laissant tomber sur un tabouret, François cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer. Un peu émue par cette explosion de chagrin et le désarroi qu’elle traduisait, Marie vint poser sur son épaule une main apaisante :
— Calmez-vous, je vous en supplie, et tâchons de voir les choses en face !…
— Que puis-je faire, alors que je ne peux même pas monter à cheval pour courir là-bas…
— À la rigueur, vous pourriez prendre une voiture mais cela n’arrangerait rien. En revanche, vous pourriez… commander qu’on vous porte ici un peu de vin et quelques massepains : je n’ai rien pris de la journée et je meurs de faim. Ensuite vous allez tout me raconter. Et d’abord je reprends ma première question : où est-elle ?
— À Belle-Isle parbleu ! dit Beaufort en agitant une sonnette qui fit apparaître Ganseville : « Dis qu’on nous apporte du vin et des gâteaux. »
Il accompagna Marie dans sa collation et la chaleur du vin d’Espagne lui remonta un peu le moral. En outre, il sentait qu’il allait éprouver un grand soulagement à partager son secret – qui n’en était plus un, hélas, depuis que ce touche-à-tout de Gondi l’avait surpris – avec cette jeune fille si fière et si droite qui aimait sincèrement Sylvie et en laquelle il pouvait mettre toute sa confiance. Pourquoi diantre n’y avait-il pas songé plus tôt ? Mais comment penser clairement sous l’empire de l’indignation, de la douleur et de la révolte ?
"Le roi des halles" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le roi des halles". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le roi des halles" друзьям в соцсетях.