Marie l’écouta en silence, oubliant le plus souvent de grignoter l’amandine qu’elle tenait du bout des doigts. Au récit des souffrances endurées par Sylvie, elle laissa couler ses larmes, applaudit à l’incendie de La Ferrière puis demanda :
— Et l’autre ? Le vrai criminel. Qu’en faites-vous ?
François haussa les épaules avec accablement :
— J’ai commis la folie d’aller demander sa tête au Cardinal. La « mort » de Sylvie m’en donnait le droit.
— Et qu’a-t-il dit ?
— Que cet homme, d’une parfaite intégrité paraît-il, était trop précieux au service de l’État. J’ai dû donner ma parole de gentilhomme de ne pas attenter à ses jours tant que Richelieu vivrait…
— Eh bien, mon ami, il faut faire en sorte qu’il ne vive pas trop longtemps ! Vous n’avez pas, que je sache, juré de ne pas conspirer ?
— Non. Telle a été aussi la réaction de Pierre de Ganseville mon écuyer…
— Vous voyez bien ! Nous allons y réfléchir, ajouta la jeune fille en secouant les miettes attachées à ses dentelles. D’autant qu’il a soufflé au Roi des ordres barbares : la Reine n’aura pas le droit d’élever elle-même son fils ; pas même jusqu’à ce qu’il porte des culottes. Le Dauphin a une maison d’importance, sur laquelle règne souverainement Mme de Lansac. Une femme qu’on a nommée parce qu’elle est la fille de M. de Souvré, l’ancien gouverneur du Roi ! Une femme sèche uniquement attachée à son rang ! Pauvre petit enfant ! Il aurait été tellement plus heureux et mieux soigné avec ma chère grand-mère Mme de La Flotte pour qui j’avais demandé le poste…
— Et le Roi a osé vous le refuser ? À vous dont il est l’esclave ?
— Un esclave qui ne s’encombre guère de ses fers quand le Cardinal parle, mais laissons cela et revenons à Sylvie ! Que pouvons-nous faire si cet hurluberlu raconte son aventure à tout le monde ?
— Me trompé-je, ou bien est-il en route pour Venise ? Ce qui se passe à Belle-Isle ne doit pas passionner les gens du Rialto ? Cela nous donne un peu de temps. Moi, je ne peux pas bouger et, quand je serai guéri, je devrai retourner aux armées sans attendre. Et vous ?
— Moi ? Comment voulez-vous que je puisse m’éloigner en ce moment ? Mais au fond, qu’avons-nous à craindre dans l’immédiat ? L’humeur de Mme de Gondi qui doit croire Sylvie votre maîtresse et risque de la faire souffrir ?
— Elle n’est plus chez Mme de Gondi. Quand j’ai su que l’abbé comptait aller embrasser son frère avant son départ pour l’Italie, j’ai dépêché là-bas Ganseville qui l’a sortie de chez eux pour l’installer dans une maison écartée où elle n’a plus rien à craindre de la duchesse qui, en effet, la traitait fort mal. Ce dont je ne l’aurais jamais crue capable…
— Comme si vous connaissiez quelque chose aux femmes ! Vous ignoriez bien le penchant de cette bigote pour vous ?
— Avec sa mine confite et ses yeux baissés ? J’étais à cent lieues d’imaginer…
— L’ennui avec vous, mon cher François, c’est que vous êtes toujours à cent lieues d’une foule de choses. Vous n’avez jamais imaginé, par exemple, que je pouvais être éprise de votre personne ?
— Vous ? Mais quelle merveille !
— Tout beau, mon cher ! Si je vous parle de ce petit accès, c’est parce qu’il est passé. Une mauvaise fièvre, cela arrive à tout le monde mais Sylvie, elle, n’aimera jamais que vous. Il serait temps de vous soucier de ses sentiments. Oubliez-vous ce qu’écrit l’abbé ? Il l’a sauvée du suicide.
— Non, je n’ai pas oublié, murmura François assombri de nouveau. Pourquoi en est-elle venue là ?
— Je l’ignore… Peut-être parce qu’elle se croyait abandonnée de vous à jamais. Quand on vous plante là sur une île du bout du monde et à moitié sauvage, c’est une impression que l’on doit avoir assez facilement. Il faut que vous trouviez le moyen de lui faire parvenir une lettre où vous la rassurerez sur votre tendresse, et il faudrait qu’en même temps, la duchesse de Retz apprenne que… que M. de Paul s’inquiète de cette enfant perdue qu’il aimerait… amener à la vie religieuse par exemple ? exposa Marie qui inventait à mesure qu’elle parlait. Cela devrait calmer les ardeurs belliqueuses de notre bigote ! En cas de visite des sbires du Cardinal, elle se taira.
Cette fois, François éclata de rire :
— Vous avez le génie de la conspiration, ma chère Aurore. L’idée me semble bonne, et d’autant plus que j’ai tout dit à monsieur Vincent après mon entrevue avec le Cardinal…
— À merveille ! Faites-lui demander de venir vous assister dans le triste état où vous vous trouvez et implorez son aide. Il ne vous la refusera pas. Quant à conspirer… ma foi je m’y sens toute disposée. Outre que la Reine a assez souffert, il ne faut pas que notre chaton demeure des années à s’étioler sur son rocher perdu ! Je vais y penser…
Et, replaçant le masque sur son visage, Marie de Hautefort tendit une main sur laquelle François appuya ses lèvres et ramassa de l’autre la soie azurée dont elle allait s’envelopper. Au moment où elle sortait, il demanda :
— Vous êtes bien sûre de ne plus m’aimer ?
— Quel fat ! s’écria-t-elle en riant. Non, mon cher, je ne vous aime plus : vous êtes un homme beaucoup trop compliqué ! Il me faut un cœur simple…
Quelques jours plus tard, un petit prêtre tout ordinaire, l’un de ceux que monsieur Vincent envoyait en mission dans les campagnes misérables, quittait Saint-Lazare, un baluchon sur l’épaule. Ce départ n’avait rien d’exceptionnel et n’attira l’attention de personne, mais sans doute ce petit prêtre avait-il une assez longue route à parcourir, car il s’en alla prendre le coche de Rennes…
Le même jour, au château de Rueil où le cardinal de Richelieu était revenu, celui-ci recevait l’une des filles d’honneur de la Reine, Mlle de Chémerault, qui était à la fois fort jolie et fort rouée, qualités qui lui valaient d’être son meilleur agent de renseignement auprès de la souveraine. Pourtant, Richelieu ne semblait pas enchanté de la voir :
— Je vous ai recommandé d’éviter autant que possible de me rencontrer, que ce soit ici ou au Palais-Cardinal…
— Il m’est apparu que ceci méritait bien que je prenne la peine de venir jusqu’à vous. Au surplus, nul n’ignore à la Cour que je vous suis dévouée. La Reine et Mme de Hautefort ne manquent jamais une occasion de me le faire sentir…
— Que m’apportez-vous là ?
— Une copie que j’ai faite d’une lettre que Mme de Hautefort justement a reçue de Lyon au lendemain de la naissance de Mgr le Dauphin, mais qui était arrivée à Saint-Germain un peu avant. Sa réaction a été fort intéressante, elle s’est précipitée à l’hôtel de Vendôme où M. de Beaufort se trouvait seul.
Sourcils froncés, le Cardinal parcourut le texte qu’on lui offrait puis releva la tête vers sa visiteuse, fort belle en velours d’un rouge profond qui rendait pleine justice à sa beauté brune :
— Et qu’avez-vous conclu de cette lettre ? demanda-t-il d’un ton bref.
— Mais… que la si dramatique disparition de Mlle de L’Isle pourrait l’être beaucoup moins qu’on a bien voulu le dire. En dépit des mots couverts mais plutôt transparents qu’emploie l’abbé, je ne vois personne d’autre à la Cour que cela pourrait concerner… Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que tout cela cache…
Le Cardinal garda le silence. Quittant sa table de travail, il se dirigea vers la haute cheminée où brûlait le grand feu que sa santé fragile réclamait. Il prit dans ses bras son chat favori qui dormait là, roulé en boule sur un coussin, et frotta son visage au pelage soyeux. Son regard se perdait au milieu du chatoiement des flammes :
— Moi, cela ne m’intéresse pas ! fit-il d’un ton sec… et je vous serais obligé, mademoiselle de Chémerault, d’oublier que vous avez jamais lu cette lettre…
— Mais cependant…
— Dois-je dire, j’ordonne ? Je sais tout ce qui concerne Mlle de L’Isle et j’entends que l’on ne poursuive pas des recherches qui, d’une certaine façon, contrarieraient mes projets…
Avec une majestueuse lenteur, il se retourna vers la jeune fille qui ne songeait pas à dissimuler sa déception et son regard impérieux la transperça :
— Vous détestez Mlle de L’Isle n’est-ce pas ? Est-ce à cause du jeune Autancourt ?
Une brusque colère rougit le visage de la fille d’honneur :
— C’est une raison, il me semble ? Avant qu’il la rencontre, c’était à moi qu’il portait ses hommages et je n’ai pas encore renoncé à devenir duchesse.
— Avez-vous déjà parlé de cette lettre à quelqu’un ?
— Vous savez bien, monseigneur, que je parle d’abord à Votre Éminence.
— C’est bien ainsi que je l’entends. Alors oubliez cette missive.
— Mais…
Un seul regard suffit à la faire taire puis, calmement, le Cardinal jeta le papier au feu. Matée mais furieuse, elle plongea dans sa révérence à laquelle il répondit d’un signe de tête avant de revenir s’asseoir à sa table de travail en appuyant au dossier sa tête lasse.
— Pauvre petit oiseau chanteur ! murmura-t-il. Si Dieu, dans sa compassion, a voulu que tu survives au sort affreux que t’ont fait les hommes, s’il t’a évité le mortel péché de suicide, ce n’est pas à moi d’aller contre sa Sainte Volonté. Vis en paix… si tu le peux !
L’entrée d’un religieux vint interrompre sa méditation.
— Il vous demande, monseigneur.
— Va-t-il plus mal ?
— Non, l’esprit est clair mais il s’agite beaucoup.
À la suite du froc de bure grise, Richelieu gagna un petit appartement du rez-de-chaussée situé un peu à l’écart qui se composait d’une bibliothèque et d’une cellule de moine. Là, un vieillard à longue barbe grise vivait ses derniers jours. Non qu’il eût atteint un grand âge mais, à soixante et un ans, le père Joseph du Tremblay que l’on avait surnommé l’Éminence grise se mourait, brûlé à la fois par une bizarre épidémie de fièvre qui avait frappé le Roi lui-même ainsi qu’une bonne partie de ses mousquetaires et chevau-légers, et aussi par le travail incessant d’un cerveau implacable passionnément attaché aux affaires de l’État. Ce fils d’ambassadeur qui avait rêvé de croisade et voué sa vie à la lutte contre la maison d’Autriche était le conseiller intime et combien précieux du Cardinal.
Quand celui-ci pénétra dans sa chambre, il se jeta presque hors de sa couchette, tendant vers le ministre une main jaune et sèche qui tremblait :
— Brisach ! haleta-t-il… Brisach… Où en sommes-nous ?
La prise de cette forteresse importante, tête de pont sur le Rhin qui barrait aux Impériaux l’accès à l’Alsace et la communication avec les Pays-Bas, hantait les nuits et les jours du vieil homme. Il y voyait une sorte de couronnement de son œuvre politique mais, assiégée pour le roi de France par l’un de ses meilleurs soldats, le duc Bernard de Saxe-Weimar, et ses reîtres allemands, la place se défendait avec acharnement.
Richelieu sourit, prit la main tendue et la garda dans les siennes :
— Les dernières nouvelles sont bonnes, mon ami, apaisez-vous ! Brisach, prise en tenaille, manque de vivres et d’eau et ne saurait nous échapper. Sa chute n’est plus qu’une question de jours…
— Ah !… Dieu tout-puissant !… Il nous faut Brisach ! Un échec anéantirait tous les efforts consentis durant cette interminable guerre. L’Espagne en reprendrait courage…
— Il ne saurait en être question. Nos armées progressent sur tous les fronts…
Tirant un escabeau, le Cardinal s’assit près du lit de son vieux compagnon qui, saisi d’une sorte de hâte, passait en revue tous les théâtres d’opérations de l’interminable guerre qui porterait devant l’histoire le nom de guerre de Trente Ans et qui opposait depuis 1618 la Couronne de France à l’énorme coalition Habsbourg, ceux d’Espagne et ceux d’Autriche.
Il est toujours douloureux de constater les ravages de la vieillesse et de l’usure sur une grande intelligence et, au bout d’un certain temps, le Cardinal ne put plus le supporter. Il partit en disant qu’il allait voir si d’autres dépêches arrivaient, entraînant avec lui le médecin religieux qui soignait le père Joseph :
— Combien de temps encore ? demanda-t-il lorsqu’ils furent hors de portée des oreilles du malade.
— C’est difficile à dire, monseigneur, parce qu’il s’agit d’une constitution vigoureuse et avide d’exister, mais l’esprit, ainsi que vous avez pu le constater, commence à sombrer dans les ténèbres de la sénilité. Le corps n’y résistera pas… Disons… un mois ! Peut-être deux.
— La guérison est exclue ?
— Non seulement la guérison, mais toute forme d’amélioration… à moins que Dieu n’accomplisse un miracle…
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