— Vous n’y croyez guère et moi non plus !

Alors qu’il se méfiait de la science des médecins laïcs, Richelieu accordait sa confiance à ce Capucin qui, avant de prendre le froc, avait étudié dans de nombreux pays la médecine arabe aussi bien que celle des Juifs. Il se trompait rarement. Ainsi, le père Joseph allait mourir avant la fin de l’année…

Rentré dans le silence de son cabinet, Richelieu réfléchit longuement, adossé à son fauteuil et les yeux clos. Il devinait sans peine ce qui se passerait au lendemain de sa mort s’il ne prenait pas la précaution de former son successeur. Et comme il ignorait de combien de temps il disposait encore, il lui fallait choisir un homme à l’esprit vif et profond à la fois.

Il savait depuis quelque temps déjà qui répondait le mieux à ces conditions, pourtant il ne s’était pas encore décidé à sauter le pas car l’homme en question était l’antithèse du père Joseph : mondain, séduisant, homme d’Église du bout des lèvres – il n’avait jamais reçu la prêtrise –, il l’avait vu à l’œuvre en tant que légat du pape au moment de l’affaire de Casale et il se souvenait encore de l’espèce de joie qu’il avait ressentie en face de ce jeune « monsignore », aussi souriant que lui-même était grave et avec qui les conférences devenaient un vrai plaisir. Ayant découvert en outre que ce garçon aimait la France au point de souhaiter en acquérir la nationalité, il pensa que le temps était venu de le mander.

Aussi, négligeant d’appeler son secrétaire, écrivit-il de sa main au pape pour le prier de lui envoyer, dans le délai le plus bref, monsignore Giulio Mazarini dont il pensait faire son successeur.

La lettre était franche, directe. Richelieu n’ignorant pas qu’en politique, il arrive que la vérité brute ait davantage de poids que les plus habiles détours diplomatiques. Urbain VIII envisagerait sans doute avec plaisir l’idée de voir une de ses créatures prendre le pouvoir en France. Ce serait pour le Saint-Siège un atout non négligeable…

Richelieu, pour sa part, était certain que, sous sa gouverne, Mazarini deviendrait français et s’attacherait à son ouvrage comme un chien à son os…

Une heure après, un messager partait pour Rome à francs étriers. Désormais, le sort en était jeté.

Quelques semaines plus tard, l’Éminence grise mourait avec sur les lèvres un sourire. Pour apaiser les angoisses qui assombrissaient son agonie, l’Éminence rouge était venue lui annoncer, en donnant tous les signes de la joie la plus vive, que Brisach venait de tomber. En fait, Brisach tomba quelques jours plus tard, mais le père Joseph du Tremblay mourut heureux…

Le jour même où le courrier du Cardinal prit le chemin de Rome, un billet anonyme, destiné au Lieutenant civil, était déposé par un gamin au corps de garde du Grand Châtelet où se trouvaient ses services. D’une écriture contrefaite, le mystérieux – ou la mystérieuse – correspondant l’informait que « celle que l’on dit morte ne l’est pas mais se cache dans un endroit que seuls connaissent le duc de Beaufort et l’abbé de Gondi… Un problème amusant, pour un homme d’expérience… ».

D’un geste nerveux, Laffemas commença par froisser le papier entre ses mains, puis le défroissa pour le relire plus attentivement. Le doute n’était pas possible : il ne pouvait s’agir que d’elle, la fille de Chiara, cette toute jeune fille qui avait déchaîné en lui les forces les plus dévastatrices de la passion, mais qui, à présent, éveillait sa rancune. Il gardait le cuisant souvenir de la rude mercuriale que lui avait infligée le Cardinal :

— Je devrais vous faire pendre pour vos crimes d’enlèvement, de contrainte au mariage et de viol qui ont mené une innocente à sa perte. Je sais, en outre, que vous êtes l’auteur de ces crimes perpétrés sur des prostituées que vous marquiez ensuite d’un cachet de cire rouge, et c’est en vain que vous avez tenté d’en charger un innocent. De quelle boue êtes-vous donc fait, Laffemas ?

— Je suis fait du même limon que tout homme né de la femme. J’ai mes vices, j’en conviens, mais ne vous suis-je pas bon serviteur, monseigneur ?

— C’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas encore arrêté.

— Et vous n’en donnerez jamais l’ordre, n’est-ce pas, monseigneur ? Le maître du molosse ignore ou se soucie peu des immondices dont il se régale ou de sa férocité. Ce qu’il lui demande, c’est d’être un gardien sûr, fidèle et impitoyable. Je suis tout cela et plus encore !

— Le bourreau du Cardinal ? Voilà ce que l’on dit de vous…

— Il vous en faut bien un et cela ne me gêne pas. Je suis cruel et je l’avoue, mais qu’est-ce que Votre Éminence ferait d’un saint homme ?

— Vous vous défendez habilement et j’admets que je tiens à vous. Mais ne vous attaquez plus jamais à une jeune fille, noble ou pas. Le viol ou le meurtre d’une vierge, ou les deux, me trouveraient implacable. Allez-vous-en, maintenant ! J’avais de l’affection pour cette petite fille…

Le Lieutenant civil n’avait pas été sans remarquer que seules les jeunes filles lui étaient interdites et que les ribaudes n’avaient pas leur place dans les discours du Cardinal-duc. Elles étaient de la chair à plaisir. Qu’importe ce qui pouvait leur arriver ! Évidemment, il n’était plus certain de trouver à ses agressions le même plaisir. Le jeune corps si frais et si doux de Sylvie hantait ses nuits d’affreux cauchemars depuis qu’on la disait noyée dans le canal d’Anet. Et voilà qu’elle pouvait être vivante, cachée, inaccessible peut-être mais vivante ! La retrouver serait une chasse passionnante car elle non plus n’était pas dans les limites imposées par le Cardinal, puisqu’elle n’était plus vierge…

Il hésita. Irait-il porter le billet à son maître ? Ce serait une vive satisfaction d’amour-propre, mais un manque de prudence. Lui-même se sentirait les mains beaucoup plus libres pour mener son enquête et, quand il aurait retrouvé Sylvie, elle lui appartiendrait d’autant mieux que le Cardinal continuerait à la croire morte.

En vérité, ce jour commençait bien. Laffemas décida de le continuer d’agréable façon en allant présider à l’interrogatoire poussé d’un faux-monnayeur, tout en regrettant que l’on ne puisse plus, comme aux temps joyeux du Moyen Âge, l’envoyer finir ses jours dans un chaudron d’eau bouillante…

CHAPITRE 4

… ET UNE SI GRANDE AMITIÉ

Ce soir-là, maître Théophraste Renaudot soupait chez son ami le chevalier de Raguenel. Entre le père de la Gazette et l’ancien écuyer de la duchesse de Vendôme, une solide amitié était née, encore cimentée par la terrible aventure vécue aux abords du Petit-Arsenal et à la suite de quoi l’un s’était retrouvé gravement blessé et l’autre à la Bastille sous l’inculpation de meurtre. Tous deux aimaient à se réunir autour des plats cuisinés par Nicole Hardouin, la gouvernante de Perceval, qui semblait n’avoir d’autre but dans la vie que de faire engraisser un maître dont la minceur obstinée l’eût offensée si elle n’avait su qu’un chagrin tenace y entrait pour beaucoup. Elle-même se sentait parfois moins de cœur à l’ouvrage depuis que la petite Mlle de L’Isle et Corentin Bellec, le fidèle serviteur du chevalier, avaient disparu sans que personne puisse dire ce qu’ils étaient devenus. Même Jeannette leur avait été enlevée un beau soir par Mgr le duc de Beaufort sous prétexte que sa place était à l’hôtel de Vendôme et que la duchesse avait besoin d’elle. Évidemment, Nicole aurait bien aimé avoir de ses nouvelles, mais pour rien au monde elle ne se fût permis d’aller jusqu’au grand hôtel du faubourg Saint-Honoré afin d’en demander… C’est ce qu’elle expliquait à son éternel promis, l’exempt de police Desormeaux. C’était à lui qu’elle devait l’arrivée dans la maison de Pierrot, un gamin de douze ou treize ans qui avait été un moment gâte-sauce aux Trois-Cuillers, rue aux Ours, et qui l’aidait dans les gros travaux et le service de table où il montrait une certaine habileté.

Connaissant les goûts de Renaudot, Nicole servait ce soir-là un superbe aloyau de bœuf gras à point qu’elle avait acheté aux boucheries du Petit-Pont et mis à la broche sur feu doux en chargeant Pierrot de la tourner attentivement en arrosant parfois la viande du jus de la lèchefrite. Vers la fin, Nicole avait assaisonné ce jus d’un soupçon de vinaigre et d’un peu d’ail finement écrasé. Le tout, accompagné de haricots rouges, avait été précédé d’un pâté d’anguilles au poivre acheté chez maître Ragueneau, le traiteur proche du Palais-Cardinal, et serait suivi d’un blanc-manger à la confiture.

Les deux convives dégustèrent d’abord en silence, puis en commentant les dernières nouvelles de la Gazette où il était beaucoup question des troubles soulevés en Normandie par les Nu-Pieds contre les collecteurs d’impôts. Dans nombre d’endroits, la misère était grande et rendait les gens enragés. Ainsi, à Rouen, des gens du peuple s’étaient emparés d’un agent du fisc, lui avaient enfoncé des clous dans le corps et fait passer un tombereau dessus. Les bourgeois vivaient calfeutrés chez eux, tandis que les Nu-Pieds couraient la campagne. Le Roi envoyait contre eux le maréchal de Gassion…

— C’est l’une des plaies de notre temps que cette grande misère dont sont victimes tant de pauvres gens. Le Cardinal, en tant que prêtre…

— Il y est sensible, soyez-en sûr. Je sais des exemples, coupa Renaudot, mais il gouverne de haut… de trop haut pour se soucier de ce qui est pour lui incident mineur. Il se doit à la France…

— Mais la France n’est pas une abstraction. Elle est faite de terre sans doute mais surtout de chair et de sang. Or il est impitoyable.

— Les hommes l’ont fait impitoyable. Songez qu’il est sans cesse sous la menace du poignard des assassins… J’admets cependant qu’on peut le trouver terrible. Il enverrait, paraît-il, M. de Laffemas à la suite de Gassion…

— Le bourreau après les hommes d’armes ! Pauvres gens ! Il est vrai que, pour ceux de Paris, cela peut représenter une bonne nouvelle. Cet homme est le diable…

Il y eut un silence que les deux hommes employèrent à se passer un pot de faïence à ramages bleus empli de tabac avec lequel ils bourrèrent leurs pipes qu’ils allumèrent à un brandon pris au feu de la cheminée. Pendant un moment, le gazetier tira sur la sienne sans rien dire, suivant d’un œil vague les volutes de la fumée. Puis, soudain, il lâcha comme si une force intérieure le poussait à parler :

— Savez-vous que… deux autres femmes ont été assassinées depuis un mois ?

Réveillé de la douce torpeur où il commençait à plonger, Raguenel sursauta :

— Comme… comme naguère ?

— Exactement. Seul le cachet a changé. Cette fois, il porte la lettre sigma… mais le processus est le même : violée, égorgée, marquée.

— Pourquoi ne m’avoir encore rien dit ?

— Je n’aurais même pas dû vous en parler. Lorsque j’ai appris le premier de ces nouveaux meurtres, j’ai demandé audience au Cardinal et il m’a interdit, non seulement d’en faire état dans la Gazette, mais d’en parler à qui que ce soit. Si je manque pour vous à ma parole, c’est parce que vous êtes mon ami et qu’il est normal, selon moi, que vous soyez mis au fait, vous qui avez déjà payé si cher votre participation à notre aventure…

— Ainsi, fit Perceval aussi lentement que s’il cherchait ses mots, le Cardinal aurait choisi, alors qu’il connaît le meurtrier, de le laisser poursuivre sa monstrueuse carrière ?

— Il a besoin de ce misérable et il estime sans doute qu’il y a là un exutoire nécessaire, car d’une façon quelconque cet assassin est fou. J’ajoute que la vie de quelques ribaudes ne représente rien pour Richelieu : ces filles, selon lui, ont choisi de vivre dangereusement.

— Jusqu’au jour, peut-être, où il s’en prendra à des femmes honnêtes ! fit Raguenel avec amertume…

— Une femme honnête n’est pas faite autrement qu’une ribaude, gronda soudain une voix inconnue. Elles ressentent la souffrance de la même manière, à cette différence près que la seconde l’endure peut-être mieux que la première. J’ajoute qu’elles ont toutes deux une âme donnée par Dieu.

Tandis que son invité se retournait, Raguenel se leva pour faire face au personnage qui s’encadrait dans la porte, un pistolet chargé à chaque poing. Le nouveau venu était grand et vigoureux. Vêtu d’une veste d’uniforme d’un rouge déteint sous un manteau noir rejeté en arrière, il était chaussé de bottes noires bien cirées, ganté de cuir assorti et portait, comme un gentilhomme, l’épée au côté et un chapeau à plumes noires, un peu défraîchies mais encore présentables. Quant à son visage, il disparaissait sous un grotesque masque de carnaval.