— Je partage votre opinion, dit froidement Raguenel. Mais qui êtes-vous et que voulez-vous ?
L’autre toucha son chapeau du bout d’un de ses pistolets dans un geste qui pouvait passer pour un salut :
— On m’appelle le capitaine Courage et je suis le roi de tous les voleurs du royaume…
— Ma plus grande richesse est dans ces livres que vous voyez ici, fit Raguenel en montrant d’un geste large les murs tapissés de livres. Quant à ma bourse…
— Je n’en veux pas à votre bourse… ni à celle de votre invité. Je suis venu chercher un nom…
— Un nom ?
— Celui de l’assassin dont vous parliez. Je suis certain que vous l’avez appris depuis que vous avez été arrêté à sa place. Je ne vous demande rien d’autre. La dernière de ses victimes était ma maîtresse…
— Et vous la laissiez faire le tapin dans les rues noires au bord du fleuve ? Votre nom me paraît usurpé !
— C’était une femme têtue. Elle voulait à tout prix rejoindre une amie qui avait besoin de secours, rue du Petit-Musc. Elle est tombée sur le criminel au cachet de cire. Je veux sa peau. Mais d’abord son nom !
— Non. Vous le donner serait vous rendre le plus mauvais des services…
— Cela me regarde, il me semble ?…
Et soudain, on l’entendit rire derrière le masque au long nez rouge :
— Ce doit être quelqu’un d’important puisque, si j’ai bien entendu, l’homme à la Robe rouge le protège et lui permet ses… fantaisies, mais fût-il son propre frère – non ! il n’a aucun besoin de son propre frère ! – fût-il… sa plus affreuse créature, le Lieutenant civil en personne, je le tuerai… à ma façon c’est-à-dire lentement !
— Vous êtes fou ! s’écria Théophraste Renaudot, saisi d’une soudaine terreur. Savez-vous ce qu’il vous en coûterait ?
Le capitaine Courage s’approcha de lui, considéra son visage étroit devenu soudain du même gris que sa barbe et, de nouveau, il se mit à rire :
— Ainsi, c’est donc lui ? L’idée m’en était venue mais j’avais besoin d’une confirmation. Grand merci à vous, monsieur !
— Mais je n’ai rien dit ! gémit Théophraste angoissé à l’idée d’avoir manqué à la parole donnée au Cardinal.
— Votre réaction a été des plus intéressantes. Jureriez-vous sur l’Évangile que ce n’est pas lui ?
Devant la mine épouvantée de son ami, Perceval décida d’intervenir.
— Vous n’avez rien dit, non… mais moi qui n’ai rien juré, je le dis : l’assassin, c’est bien Laffemas !
— À la bonne heure ! Voilà quelqu’un de franc… mais, dites-moi ? Vous avez à vous plaindre du personnage ? Pourquoi n’essayez-vous pas de vous venger ?
— Parce qu’une personne qui m’est chère pourrait avoir à en souffrir. Il faut d’ailleurs que je vous mette en garde : quiconque attenterait à la vie de ce si précieux serviteur irait à la mort.
— De toute façon j’irai un jour, et l’on ne me pendra pas deux fois, ricana le bandit.
— Certes, mais prenez bien garde de n’y entraîner personne et qu’il n’y ait aucun doute sur l’exécuteur. Savez-vous qu’un prince a dû donner sa parole de ne pas l’attaquer avant la mort du Cardinal ?
Le soudain silence donna la mesure d’un étonnement invisible sous le masque. Enfin, l’homme émit un sifflement :
— Rien que ça ?… Reste à préciser de quel prince il s’agit ? Il y en a pour qui je n’ai aucune considération…
— Le duc de Beaufort !
— Ah, là c’est différent ! Celui-là me plaît… Eh bien, messieurs, merci du renseignement et merci de m’avoir averti ! J’ai bien l’honneur de vous saluer !
Le masque resta en place mais le capitaine Courage balaya le sol des plumes de son chapeau en s’inclinant avec une sorte de grâce. En même temps, il découvrit une épaisse chevelure brune et bouclée. Après quoi il disparut aussi silencieusement qu’il était arrivé.
— Croyez-vous que vous auriez dû lui dire tout cela ? reprocha Renaudot. Cela peut être dangereux !
Perceval eut un sourire et alla servir deux verres de vin dont il tendit l’un à son hôte :
— Avez-vous oublié qu’avant notre mésaventure commune nous formions le projet de nous risquer dans l’une des cours des Miracles pour demander l’aide du Grand Coesre ? Nous n’allons pas nous plaindre qu’elles soient venues à nous.
— Vous pensez que cet homme est le grand chef mythique ?
— Il s’est annoncé comme le roi des voleurs de France. C’est un titre, il me semble… Allons voir à présent ce qu’il advient de Nicole et de Pierrot. Je suppose que nous allons les trouver ligotés.
Ils l’étaient, et soigneusement car le capitaine Courage n’était pas venu seul, mais tous deux s’accordèrent à dire qu’on ne les avait pas brutalisés et que les procédés de l’étrange personnage étaient somme toute assez civils.
— Il s’est assuré que mes liens ne me faisaient pas mal, dit Nicole, et il m’a même tapoté la joue en m’appelant « ma belle ! ».
— Dites-nous tout de suite que c’est un gentilhomme ? ironisa Renaudot.
— J’en ai connu de moins courtois ! Quant aux serviteurs de la loi n’en parlons pas ! riposta Nicole qui n’avait pas toujours à se louer de son bon ami l’exempt Desormeaux…
Perceval se contenta d’ordonner à Pierrot d’aller chercher du bois pour conforter son feu et garda pour lui ses réflexions. Un gentilhomme ? Pourquoi pas ? La voix et le ton de l’homme lui avaient donné à penser et, après tout, Dieu seul savait qui pouvait avoir intérêt à s’enfouir dans le cloaque aux miracles !
Trois jours plus tard qui était jeudi, jour de la parution de la Gazette, les Parisiens apprirent que leur Lieutenant civil, agressé alors qu’il regagnait tardivement son domicile, n’avait dû son salut qu’à une intervention inopinée du guet. Il s’en tirait avec une légère blessure qu’il n’aurait guère le temps de soigner, étant chargé en Normandie et auprès du maréchal de Gassion d’une mission pacificatrice.
— L’imbécile ! Il a manqué son coup, gronda Perceval qui faillit bien froisser le précieux journal que son ami Théophraste lui apportait en personne.
— Il a voulu allez trop vite. Un coup comme celui-là, ça se prépare. Et maintenant…
— Maintenant il va se garder ! Fasse seulement le Ciel que M. de Beaufort n’ait pas à pâtir de ce pas de clerc !
— Je ne crois pas. Le Cardinal a reçu du capitaine Courage une lettre grandiloquente, véritable cartel destiné à Laffemas, affirmant que le scripteur n’aurait ni trêve ni repos tant que le Lieutenant civil oserait respirer encore l’air du bon Dieu !
— Comment l’avez-vous appris ?
— Son Éminence me l’a dit. Elle a même ajouté une interdiction formelle d’en parler dans la Gazette. Elle craint trop que ledit capitaine gagne le cœur des peuples et ne devienne légende.
— Eh bien, voilà qui est rassurant ! Mgr François n’a rien à craindre…
— J’en suis moins sûr que vous. Je ne suis pas certain qu’on ne le soupçonne pas, sous le masque de Courage. Ce genre de folie lui va si bien… Oh, il ne sera pas attaqué de front, mais le Cardinal pourrait lui tendre quelque jour un piège de sa façon. Il n’aime décidément pas les Vendôme et celui-là moins encore que les autres. Il est beaucoup trop séduisant…
— Vous qui fréquentez la Ville et la Cour, me direz-vous s’il est devenu l’amant de Mme de Montbazon dont on accole le nom au sien depuis pas mal de temps ?
— Toujours difficile de connaître la vérité en cette matière, mais il est possible que ce soit vrai. Mlle de Bourbon-Condé que le duc recherchait en mariage vient d’épouser le duc de Longueville qui était justement l’amant de Mme de Montbazon. Ce chassé-croisé serait assez dans sa manière. Naturellement on clame partout qu’il est fou d’elle, mais je me demande s’il n’alimente pas la rumeur pour rendre la Reine jalouse…
Resté seul, Raguenel médita longtemps les dernières paroles de son ami. Il pensait qu’une nouvelle passion chasse l’autre et que dans un sens il était bon que François oublie ses trop dangereuses amours mais, dans un autre, songeant à sa petite Sylvie, il se réjouit pour une fois qu’elle soit là-bas, sur son île du bout du monde. Apprendre cela lui ferait trop de mal…
Il connaissait Belle-Isle pour y avoir accompagné jadis la duchesse de Vendôme et ses enfants. Il savait la splendeur de ses paysages et le port du Secours, avec son vieux prieuré, lui rappelait quelque chose. Un bref billet de Ganseville, lorsque l’écuyer avait traversé Paris pour rejoindre son maître, lui avait dit qu’il y avait installé Sylvie, Jeannette et Corentin, et que tout lui semblait au mieux. Certes, le temps des vacances et celui de l’hiver devaient y être différents mais, bien protégée et à l’écart des intrigues de cour auxquelles elle n’avait été que trop mêlée, l’enfant retrouverait peut-être un peu de son ancienne joie de vivre. L’espérer et prier pour elle, c’était tout ce que Perceval pouvait faire, en offrant au Seigneur sa douleur d’être séparé d’elle sans aucun moyen d’en recevoir des nouvelles…
Celles qu’il aurait pu avoir lui eussent fait grand plaisir : Sylvie allait bien. Et même, depuis l’accident qu’elle avait eu en compagnie de l’abbé de Gondi, elle reprenait goût à la vie. Comme le lui avait dit son compagnon d’infortune, il valait mieux qu’elle renonce à se détruire car, de toute évidence, le Seigneur Dieu ne voulait pas lui voir quitter la terre. Alors, autant se faire une raison.
En effet, si elle s’était jetée depuis l’angle du chemin, elle se fût tuée immanquablement, au moins en se fracassant sur les rochers à peine couverts d’eau, alors que tous deux étroitement emmêlés avaient roulé sans perdre le contact avec le sol jusqu’à ce qu’un ressaut rocheux tapissé d’un buisson les retienne dans leur chute. Un pêcheur, alerté par le cri poussé par l’abbé, s’était hâté d’aller chercher du secours et, moins d’une heure plus tard, on les tirait de leur fâcheuse position, Jeannette et Corentin étant accourus bons premiers… Sylvie ne s’en souvenait pas parce qu’elle avait subi un choc à la tête en atterrissant et s’était évanouie. Elle s’était réveillée dans son lit, en proie à des douleurs qui disparurent assez vite, emportant hors de son jeune corps la dernière trace du viol. Jeannette en avait remercié le Ciel à deux genoux et elle-même avait pleuré de joie… la première depuis longtemps, et surtout de soulagement.
De ce triste secret, seuls Jeannette et Corentin étaient dépositaires.
— Pendant qu’on vous transportait, j’ai vu soudain que vous perdiez du sang et j’ai fait en sorte d’être seule à m’en aviser car j’ai compris ce qui se passait… grâce à Dieu, expliqua Jeannette. Et ici, j’ai voulu rester seule avec vous. Et puis c’était beaucoup plus amusant de rapporter M. l’abbé chez M. le duc de qui l’on pouvait attendre une récompense : il criait comme un chat écorché à cause de toutes ces épines qui le lardaient. Vous en aviez quelques-unes mais beaucoup moins !… Oh, mademoiselle Sylvie, le Seigneur a eu pitié de vous ! Il n’était pas juste que, toute innocente, vous payiez le terrible prix du crime d’un autre. À présent, vous allez pouvoir oublier…
L’impression de souillure, cependant, demeurait. Si son corps s’était nettoyé, ses rêves demeuraient à jamais ternis. Son amour pour François se nuançait de désespoir : en admettant qu’elle réussisse un jour à le conquérir, comment oser lui offrir les restes d’un Laffemas ?
Certes, le petit père Le Floch, envoyé par monsieur Vincent à Mme de Gondi pour lui dire tout l’intérêt que celui-ci portait à Mlle de Valaines et qui était venu la visiter, avait suggéré une solution : offrir à Dieu sa personne et son âme, en se livrant à de longs développements autour d’une idée générale qui était que Dieu seul est digne du plus grand amour et que ses épouses connaissent un bonheur serein. Sylvie n’était pas parvenue à s’imaginer enfermée à jamais dans un cloître : les beautés de la nature et surtout le grand air de liberté y sont trop chichement mesurés…
— J’habite l’une de ses anciennes demeures, lui dit-elle, et autour de moi il n’y a que le ciel, la mer, la lande. Nos prières ne rencontrent aucun obstacle et nous sommes en paix. Même si M. de Paul le souhaite, je n’ai aucune envie d’être nonne…
Il repartit sans pouvoir rien obtenir de plus. En revanche, la duchesse de Retz se mit à honorer de temps à autre la maison sur la mer. L’intervention de monsieur Vincent se révélait utile en ce que pour rien au monde à présent la grande dame ne tenterait de nuire à celle qu’elle croyait la maîtresse de Beaufort. En revanche, elle semblait s’être donné pour tâche de l’incliner vers la vie de moniale, la meilleure manière selon elle d’échapper à toutes les blessures du monde.
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