Sylvie commença par écouter sagement, mais les prêches de Catherine ne tardèrent pas à l’assommer. Aussi passa-t-elle un accord avec le jeune Gwendal, le gamin du moulin de Tanguy Dru dont les ailes tournaient à l’autre bout du port du Secours. Lorsqu’il apercevait l’équipage ducal, il se hâtait de venir l’annoncer, ce qui permettait à Sylvie de chercher refuge sur la lande ou dans quelque trou de rocher, laissant Jeannette expliquer avec beaucoup de révérence que sa jeune maîtresse aimait à s’isoler dans la nature, œuvre du Créateur, afin de s’y livrer à la contemplation et d’entendre peut-être l’Appel ?

Le plus fort, c’est qu’elle mentait à peine. La beauté de l’île agissait sur Sylvie. Elle aimait à en découvrir les divers aspects au cours de longues promenades, mais c’était surtout la mer qui l’attirait et dont elle ne se lassait pas. Allongée dans l’herbe, sur quelque haut de lande, elle regardait, à travers les pointes mousseuses des graminées ou les ombrelles des fenouils odorants, le va-et-vient des vagues, tantôt léger et doux, tantôt grondant, écumeux et superbe. S’il n’eût été si pénible aux pêcheurs dont certains étaient devenus ses amis, elle eût marqué une préférence pour le gros temps, parce qu’il exprimait si bien la toute-puissance de l’océan. Elle savait que François faisait comme elle autrefois et le bonheur de mettre ses pas dans ceux de son ami la réconfortait et la rendait presque heureuse.

Jamais elle n’allait au Palais, et encore moins, s’il était possible, à la résidence des Gondi. La ria qui continuait le port formait pour elle une frontière qu’elle n’avait pas envie de franchir. Ses devoirs chrétiens, elle les accomplissait avec exactitude dans la petite église de Roserières, un hameau proche de sa maison, dont le vieux recteur s’était pris d’amitié pour Corentin avec qui il allait à la pêche. Petit à petit, les gens avaient adopté cette jeune fille, toujours vêtue de noir, dont on disait qu’elle portait un deuil cruel sans préciser lequel – et pour cause ! En outre, elle adorait les enfants, encore si proches d’elle, et ceux des alentours ne mirent guère de temps à s’en apercevoir. En revanche, les officiers de la citadelle qui essayèrent de se faire admettre chez elle se virent écartés avec autant de courtoisie que de fermeté. Ceux de la maison sur la mer connaissaient trop la fragilité d’une réputation féminine.

Deux hivers étaient passés ainsi. Des hivers qui, à Belle-Isle, restaient cléments. La neige n’y tombait que très rarement et, en dépit du fait que l’ancien prieuré était exposé au nord-est, on y supportait tempêtes et bourrasques tant les couleurs de la mer et du ciel demeuraient fascinantes. Crachin de décembre ou giboulées de mars n’empêchaient pas Sylvie de sortir. Elle disait même que cette eau du ciel était bonne pour le teint et les cheveux.

— Elle aura bientôt dix-huit ans et elle est jolie comme un cœur, confiait Jeannette à Corentin qui commençait à trouver le temps long. Jusqu’à quand devra-t-elle rester sur cette terre du bout du monde ? Si encore nous avions des nouvelles, mais on dirait que le monde entier nous a oubliés ?…

— Sur le continent, elle passe pour morte et nous avec elle. On n’écrit pas à des défunts.

— Mais même au château ou en ville, on ignore ce qui se passe à Paris ou ailleurs. Je croyais pourtant que M. le duc aimait à recevoir ?

— Sans doute, mais recevoir coûte cher et j’ai ouï dire que sa fortune se délabrait de plus en plus. La duchesse en profite pour réduire son train à la moindre occasion.

— Même l’abbé n’est pas revenu ! Celui-là au moins était amusant.

— Il a sans doute autre chose à faire !

Et Corentin qui, en bon Breton, ne détestait pas tellement cette existence même si elle lui semblait un peu monotone, laissa Jeannette soupirer seule au coin de son feu pour s’en aller poser des lignes de pêche et ensuite boire un coup de cidre chez son ami le meunier…

Un matin de printemps où l’île semblait repeinte à neuf, Corentin était descendu au port pour la rentrée des bateaux après la pêche nocturne. On se serait cru aux plus beaux jours de l’été, le temps était doux et la mer lisse comme du satin. Il tomba au milieu d’une intense activité. Non seulement les barques faisaient ruisseler sur le quai un flot de sardines d’un magnifique argent bleuté, mais deux barges déchargeaient des pierres destinées aux réparations de la tour nord de la citadelle. En effet, si le duc de Retz était seul maître dans sa terre, il devait veiller à sa sécurité et au bon état des fortifications construites jadis par son aïeul. C’étaient là des frais qu’il ne pouvait éviter, même si sa fortune ébréchée les lui rendait toujours plus difficiles…

Un autre bateau attira l’attention de Corentin : une flûte de faible tonnage portant les couleurs de l’évêque de Vannes manœuvrait pour aborder. Il la connaissait bien pour l’avoir vue maintes fois amener le prélat lui-même en visite pastorale, quelques invités, ou encore venir chercher pour les cuisines épiscopales des légumes dont les jardins de Belle-Isle fournissaient une qualité particulière. Ce matin-là, Corentin vit débarquer une dame flanquée d’une camériste et de quatre valets armés comme il convient lorsque l’on voyage. Or, cette dame qui avait rejeté en arrière son capuchon de velours pour découvrir un jeune visage d’une grande beauté et de magnifiques cheveux blonds, Corentin la reconnut avec un frisson de joie et ne put s’empêcher de s’élancer vers elle : c’était Marie de Hautefort !

Oubliant toute prudence et pensant seulement à la joie que cette arrivée pouvait causer à Sylvie, il allait l’aborder quand une pensée brutale le retint : la dame d’atour de la Reine faisait partie d’un monde auquel Sylvie n’avait plus accès, un monde pour qui elle n’était plus qu’une ombre mais où les Gondi jouaient encore un rôle.

Non sans regret, il se détourna et se mit à courir, mais elle l’avait vu et lançait l’un de ses valets à ses trousses. Celui-ci n’eut aucune peine à rejoindre un homme qui ne s’éloignait qu’à regret.

— S’il vous plaît, dit ce garçon aux jarrets d’acier, ma maîtresse est là qui veut parler à vous !

Corentin balaya ses doutes. La carte était trop belle pour ne pas être jouée et, un instant plus tard, il s’inclinait devant la jeune fille qui lui sourit :

— Elle va bien ? demanda-t-elle de but en blanc.

— Très… très bien, madame, lâcha-t-il un peu suffoqué.

— Dites-lui que je viendrai la voir après le dîner. Le protocole m’oblige à prendre logis chez Mme la duchesse de Retz, mais ensuite je me ferai conduire à sa demeure. C’est pour elle que je suis ici…

— Elle va en être heureuse mais… au moins, vous ne lui portez pas de mauvaises nouvelles ?

— Quand on n’a pas vu quelqu’un depuis plus de deux ans, il y a forcément de tout, mais je ne crois pas que le mauvais l’emporte ! Allez, mon ami !

Corentin ne se le fit pas dire deux fois. Il remonta la grande rue de Haute-Boulogne et parcourut le chemin jusqu’au port du Secours à une telle allure qu’il était complètement hors d’haleine en arrivant et s’effondra sur le banc près de la cheminée où Jeannette trempait la soupe. Le temps de reprendre souffle et sa nouvelle éclatait comme un coup de trompette.

— Mlle de Hautefort ! Elle est ici, et sûrement elle vient voir Mlle Sylvie.

— Va la prévenir ! Elle est en bas à pêcher des crevettes les pieds dans l’eau. Seigneur Dieu ! J’ai hâte de savoir quelles nouvelles elle apporte ! Mais, en attendant il faut que je fasse le ménage ! C’est un vrai taudis, cette maison !

C’était fort exagéré, mais à peine Corentin commençait-il à dévaler la plage que Jeannette mettait tout en l’air. Elle s’agitait si énergiquement qu’elle n’entendit pas le cri de joie de Sylvie. L’arrivée de son amie, c’était, pour l’exilée, une réponse du Ciel aux prières qu’elle ne cessait de lui adresser pour avoir au moins des nouvelles de François. Ce trop long silence devenait insupportable…

Quand Marie parut, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre sans dire un mot, trop émues pour parler, mais elles n’étaient pas femmes à s’attarder longtemps dans les émois du cœur. Elles se prirent par la main pour aller s’asseoir sur le banc de pierre que Corentin avait placé contre la maison et près d’un bouquet de genêts. Sylvie était si heureuse qu’elle ne retrouvait pas l’usage de la parole et se contentait de regarder son amie avec un grand sourire et des yeux trop étincelants pour que les larmes soient bien loin. Marie sentit ses mains trembler dans les siennes :

— Je suis venue vous chercher, dit-elle avec une douceur fort peu habituelle chez elle. Il est temps de rejoindre le monde des vivants.

— C’est François qui vous envoie ?

— Mon Dieu non ! Je m’envoie moi-même. Votre héros est aux armées avec le Roi qui va assiéger Arras. La Cour est à Amiens. J’ajoute que l’abbé de Gondi qui vous baise les mains m’a vivement approuvée. Nous pensons l’un et l’autre que vous n’êtes plus en sûreté ici.

Le sourire de Sylvie s’éteignit sous le coup de la déception.

— L’abbé est donc revenu d’Italie ?

— Il y a beau temps ! C’est un homme qui ne peut vivre longtemps loin de la place Royale. En outre, comme c’est le plus curieux et le plus intrigant qui soit, il réussit à apprendre des choses tout à fait extraordinaires. Par exemple que le Lieutenant civil qui est originaire du Dauphiné aurait de la famille à La Roche-Bernard et qu’il songerait à s’y rendre quand il sera tout à fait remis. Ce qui ne saurait tarder, car il vient d’échapper à deux attentats et il éprouverait le besoin de changer d’air.

La silhouette sinistre de son bourreau évoquée soudain sous le ciel de son île fit frémir Sylvie qui devint très pâle.

— Et où est-ce, La Roche-Bernard ?

— Pas bien loin. On y passe pour aller embarquer à Piriac. Aussi, je le répète, je suis venue pour vous emmener…

— Si c’est pour me jeter au fond d’un couvent comme le souhaite M. Vincent de Paul… et donc M. de Beaufort, comme en rêve d’ailleurs Mme de Gondi, je préfère rester ici à courir le risque. Je ne suis pas seule ; on veille sur moi et je dois pouvoir me défendre…

Marie se mit à rire :

— Mais qui vous parle de couvent ? Je vous connais trop pour ignorer le peu de goût que vous en avez. Je vous ramène…

— À Paris ? s’écria Sylvie reprise par l’espoir. La Reine me rappelle auprès d’elle ?

Ce fut au tour de Marie de s’assombrir :

— La Reine vous croit morte, mon petit chat. J’ajoute qu’elle ne vous a guère pleurée. J’ai toujours de l’affection pour elle, mais il me faut reconnaître que c’est une femme oublieuse… égoïste… et point trop intelligente !

Un silence permit à Sylvie de peser ces dernières paroles.

— Je n’aurais jamais cru vous entendre dire chose pareille, remarqua-t-elle enfin. Mais… j’y pense : si la Cour est à Amiens, comment êtes-vous ici ?

— Parce que je n’en fais plus partie, Sylvie.

— Vous n’êtes plus dame d’atour ?

— Eh non ! Je dirai même que je suis exilée… pour complaire à M. de Cinq-Mars ! Vous vous souvenez de M. de Cinq-Mars, ce ravissant officier aux Gardes que protégeait le Cardinal, qui vous accompagnait chez lui et qui refusait si farouchement le poste de maître de la garde-robe du Roi ?

— C’est difficile de l’oublier. Il s’est toujours montré charmant…

— Il l’est beaucoup moins. Jusqu’à l’an passé, j’avais, vous devez vous en souvenir, pris la… survivance de Mlle de La Fayette. Le Roi me faisait une cour assidue, ne voyait que par moi – quand je ne le malmenais pas trop, et plus encore quand je le malmenais. Il a donné des fêtes en mon honneur, écrit des ballets que nous dansions ensemble. La Cour après la naissance de Mgr le Dauphin était d’une gaieté folle…

— Mais vous n’avez jamais…

— Quoi ? Cédé au Roi ?… Pour qui me prenez-vous ? Libre à lui de m’aimer ! C’était à ses risques et périls, et il le savait. D’ailleurs je ne lui ai jamais rien demandé, ni faveur ni poste, sauf une seule fois, quand je l’ai prié de nommer ma grand-mère gouvernante de l’enfant, puis dame d’honneur en remplacement de Mme de Senecey. Il me l’a refusé et j’ai compris pourquoi…

— Mais que vient faire M. de Cinq-Mars au milieu de cela ?

— Ce qu’il vient faire ? Mais tout simplement qu’il est à ce jour le favori du Roi. Le Cardinal qui me déteste a réussi un beau coup. Ce blanc-bec tient le Roi par le bout du nez ! Il se fait couvrir d’or et a même demandé la charge de Grand Écuyer, qu’il obtiendra sûrement. On l’appellera Monsieur le Grand… ce qui ne l’empêchera pas de courir chaque nuit au Marais, dès que le Roi est couché, pour y rejoindre sa maîtresse, la belle Marion de Lorme.