Lorsque l’on y arriva après un voyage sans histoire, il n’y avait à La Flotte que la châtelaine. Des deux frères de Marie, Gilles, le cadet, avait rejoint en Artois le maréchal de La Meilleraye, et l’aîné était en Périgord. Marquis de Montignac, il s’y consacrait à sa seigneurie de Hautefort où il édifiait, autour d’un beau logis Renaissance, un magnifique château qu’il voulait à la hauteur des gloires familiales. Atteint de la passion des bâtiments à une époque où Richelieu rasait tant de tours seigneuriales, il voyait là une manière élégante de résister à une tyrannie proprement révoltante. Quant à Renée, devenue duchesse d’Escars par mariage, elle s’occupait sur les terres familiales à donner une descendance à son époux, contrairement à son aîné qui ne voulait pas entendre parler de mariage.

— Pas de femme, pas d’enfants mais le plus beau château du monde, voilà sa devise ! expliqua Mme de La Flotte en conduisant Sylvie et Jeannette à leur appartement. Autant dire que nous le voyons peu. Il compte sur son frère pour perpétuer le nom…

Sylvie connaissait déjà la grand-mère de Marie pour l’avoir rencontrée plusieurs fois au Louvre ou à Saint-Germain. C’était alors une dame âgée et sage qui tenait de la nature une trop grande beauté pour qu’il ne lui en restât pas quelque chose : l’Aurore lui devait sa blondeur et son teint de rose. Elle était née Catherine le Vayer de La Barre, d’une famille terrienne des environs, et avait épousé par amour René II du Bellay qui l’avait faite dame de La Flotte en la lui offrant. Femme de tête autant que de cœur, elle avait adoré sa fille, adorait ses petits-enfants, et aurait fait certainement une meilleure gouvernante pour le Dauphin que la sèche marquise de Lansac dont le seul titre à ce poste éminent résidait dans le fait qu’elle était une créature du Cardinal. Il suffisait pour s’en convaincre de voir avec quelle autorité pleine de bonhomie elle dirigeait son importante maisonnée.

Douée en outre d’un sens très vif de l’hospitalité et d’une grande générosité, elle accueillit Sylvie avec une chaleur réconfortante, sans s’étonner de recevoir une demoiselle de Valaines qu’elle avait connue demoiselle de L’Isle. C’était bien sûr Marie qui l’avait renseignée, et on aurait dit que ce changement d’identité lui faisait plaisir.

— C’est tellement plus agréable de savoir à quoi s’en tenir sur quelqu’un ! déclara-t-elle avec enjouement. J’ai été, jadis, des dames de la reine Marie et je me souviens fort bien de votre mère lorsqu’en 1609 elle est arrivée de Florence conduite par son frère aîné. Elle n’avait que douze ans mais elle était ravissante : une petite madone. Vous lui ressemblez un peu… mais vous êtes différente et c’est aussi bien ainsi. Nous aurons tout le temps d’en parler…

Outre qu’ils lui firent chaud au cœur, ces quelques mots ouvrirent devant Sylvie une perspective inattendue : en entendant Mme de La Flotte évoquer le frère aîné qui avait mené Chiara Albizzi à Paris, elle s’aperçut qu’elle ignorait tout de la famille florentine où sa mère avait vu le jour. Personne, et pour cause, ne lui en avait jamais parlé puisque, dès son arrivée à Anet, Mme de Vendôme s’était efforcée d’effacer ses souvenirs. Mlle de L’Isle n’avait aucun point commun avec Florence et ses habitants mais, redevenant elle-même, Sylvie se promit d’essayer d’en apprendre davantage. Et, en attendant de pouvoir interroger son hôtesse, elle commença par poser quelques questions à Corentin. Celui-ci avoua son ignorance avec une note de tristesse qui n’échappa pas à Sylvie.

— C’est M. le chevalier qui connaissait bien votre famille, mademoiselle Sylvie, et il est peu bavard. Il ne m’a jamais rien dit… Vous avez envie de quitter la France ? ajouta-t-il avec une inquiétude qu’il n’essaya pas de masquer.

— Ni de la quitter ni de vous emmener avec moi. N’ayez pas peur !

— Je n’ai pas peur…

— Oh si ! Et vous vous demandez, comme je le fais moi-même, combien de temps encore nous allons être séparés de mon cher parrain ? Il doit vous manquer autant qu’il me manque…

Elle laissa passer l’instant d’émotion puis, tout à coup, lança :

— Pourquoi ne retourneriez-vous pas auprès de lui, Corentin ? Il doit être très malheureux sans vous et j’imagine bien que vous l’êtes sans lui.

— Sans doute, mais il ne me pardonnerait pas de manquer à mon devoir qui est de vous protéger. Je l’ai choisi le soir où je me suis lancé sur la trace de Laffemas…

— Je ne vous en remercierai jamais assez, mais je crois que vous pouvez considérer que Mlle de Hautefort a pris votre relève. Je ne suis plus seule au bout du monde…

Au regard qu’il lui coula, elle vit qu’il était tenté. Pourtant, il objecta encore :

— Comment rentrer si sa maison est surveillée ?

— Depuis deux ans ? Les guetteurs ont dû se fatiguer. En outre vous pouvez changer d’apparence… ou encore jouer le retour du grand blessé. Moi je suis morte, certes, ajouta-t-elle avec une amertume dont elle ne put se défendre, mais vous ? Pourquoi en tentant de me sauver n’auriez-vous pas été gravement atteint ? Ce qui expliquerait votre longue absence ?

— Pourquoi pas, en effet ? s’écria Marie qui avait entendu. Bravo, ma chère, vous ne manquez pas d’imagination ! Quant à vous, Corentin, vous pouvez sans crainte aller rejoindre votre maître. Il sera doublement heureux, puisque vous lui porterez des nouvelles de sa filleule. Et soyez sûr qu’ici nous ferons bonne garde.

Elle n’ajouta pas que, de son côté, elle ourdissait un plan capable de mettre Sylvie définitivement à l’abri, mais Corentin n’avait plus besoin de nouveaux arguments. Le lendemain même il quittait La Flotte, emportant une longue lettre de Sylvie… et les regrets de la pauvre Jeannette qui voyait s’éloigner une fois de plus le mariage dont on parlait depuis déjà pas mal d’années.

Avec les jours d’été, Sylvie s’abandonna au plaisir de la vie de château lorsque l’on n’y compte que des amis. Les jardins croulaient sous les fleurs. Mme de La Flotte était de fort agréable compagnie et, tandis que Marie passait son temps à échafauder des plans plus belliqueux les uns que les autres, Sylvie bavardait avec sa grand-mère, l’écoutant évoquer sa prime jeunesse – elle était née sous Charles IX, à mi-chemin entre la Saint-Barthélémy et la mort du Roi – et surtout lui parler poésie. Au cousin angevin, Joachim du Bellay, si fort attaché à son village de Lire, à Bertrand de Born, le tumultueux ancêtre des Hautefort, on pouvait ajouter le cher Pierre de Ronsard dont on apercevait, de l’autre côté du Loir, les girouettes et les hautes frondaisons du manoir natal. Mme de La Flotte adorait Ronsard et aimait beaucoup la veuve et les sœurs du dernier du nom : Jean, décédé en juin 1626, juste au moment où l’on massacrait les Valaines. À plusieurs reprises, elle emmena Sylvie à La Possonnière. Marie ne se joignait pas à ces expéditions : elle n’aimait pas les vers trop doux, leur préférant les sirventes fulminants de son ancêtre périgourdin. Et puis elle était fort occupée, entretenant une correspondance assidue avec quelques personnes dont elle ne mentionnait jamais le nom mais dont certaines se manifestèrent à des dates assez voisines.

Le premier fut, vers la fin août, le vieux gouverneur de Vendôme, Claude du Bellay, cousin et ami cher de la châtelaine. Il tomba presque de sa voiture dans les bras de Mme de La Flotte, riant et pleurant à la fois.

— Ah, ma cousine ! s’écria-t-il. Il fallait que je vienne partager avec vous mon bonheur et celui de tous les gens de Vendôme… À Arras, le Roi a remporté une grande victoire et nos jeunes seigneurs y ont pris si belle part que tout le monde chante leurs louanges…

Ce beau trait lancé, il se mit à pleurer de plus belle en hoquetant, un peu comme un coureur qui arrive exténué au bout d’une longue étape, et il ne lui fallut pas moins de deux verres de vin de Vouvray pour retrouver sa respiration et une parole compréhensible. Arras était tombé le 9 août, après une bataille de quatre heures au cours de laquelle les deux fils de César de Vendôme, Louis de Mercœur et François de Beaufort, avaient fait des « merveilles, étant toujours à la merci de mille coups de canon, tuant tout ce qu’ils rencontraient et animant les troupes de leur courage ». Louis de Mercœur, placé d’abord à la tête des volontaires, en avait été retiré au dernier moment au profit de Cinq-Mars par un ordre de Richelieu. Ulcéré à bon droit, il avait combattu dans les rangs des soldats, se jurant de montrer qui avait plus grande bravoure, et se retrouva en tête avec une blessure sans gravité. Quant à Beaufort, après avoir traversé la Scarpe à la nage tout armé, il s’était jeté contre les redoutes espagnoles au point d’en emporter une presque à lui tout seul.

— Au retour à Amiens, le Roi m’a-t-on dit les a embrassés et leur a confié ensuite un grand convoi destiné à ravitailler les troupes à travers les lignes ennemies. Et, là encore, ils se sont couverts de gloire, amenant ledit convoi à bonne destination sans perdre un seul homme ! Ah, en vérité, Mgr César peut être fier de ses fils. Et le bon roi Henri doit les bénir du haut du ciel !

— Est-ce que le duc César est prévenu ? demanda Marie qui surveillait Sylvie du coin de l’œil.

— Vous pensez bien que je lui ai fait porter des messages dès que j’ai su tout cela, mais pour vous qui leur êtes si fort attachées, je voulais venir moi-même. Je suppose qu’à cette heure ils s’apprêtent à recevoir de Paris l’accueil qu’ils méritent. Peut-être aussi de la Reine ? Ce qui serait bien précieux pour Mgr François qu’elle malmène beaucoup ces derniers temps. Il est vrai, ajouta le vieux bavard en baissant le ton avec un sourire de connivence, qu’il trouve auprès d’une belle dame les plus douces consolations. Mme de…

— Encore un peu de vin ? se hâta de proposer Marie. Par ces temps chauds, il rafraîchit à merveille… Et peut-être souhaitez-vous gagner votre chambre pour ôter votre poussière ?

Peine perdue, Sylvie voulait en savoir davantage. Elle offrit le verre que son amie venait de remplir :

— Oh, encore un petit moment ! Ce que dit monsieur le gouverneur est tellement intéressant ! Vous alliez, monsieur, parler d’une dame ? Qui donc console si bien M. de Beaufort ?

— La duchesse de Montbazon, mademoiselle. Tout le monde dit…

— Montbazon, coupa encore Marie. Vieille lune !

— Je sais que depuis longtemps on leur prête une aventure, mais cette fois c’est sérieux. Il s’agit d’une passion qui, m’a-t-on assuré, fait l’émerveillement un peu jaloux des dames… Comme un chevalier du Moyen Âge, le duc a porté les couleurs de sa belle amie au combat sous forme d’un flot de rubans attaché à son épaule…

Cette fois, Mlle de Hautefort abandonna. Le mal était fait et bien fait. Le joli visage soudain tiré de Sylvie, ses yeux lourds de larmes en portaient témoignage. Elle choisit le premier prétexte venu pour quitter la salle et remonter dans sa chambre. Marie ne l’y suivit pas, préférant la laisser pleurer en paix mais, tandis que les hôtes du château se préparaient pour le souper, elle se mit à son écritoire, couvrant rapidement une page de sa grande écriture volontaire, puis elle sabla, plia, cacheta à ses armes et sonna sa camériste pour qu’elle fasse monter le vieux majordome auquel elle tendit la lettre :

— Un coureur à cheval et ce message à Paris dans les plus brefs délais ! ordonna-t-elle.

Après quoi elle réfléchit, gagna la chambre de Sylvie proche de la sienne et entra sans frapper. Elle s’attendait à la trouver écroulée sur son lit et pleurant toutes les larmes de son corps mais ce qu’elle découvrit, pour être moins dramatique, n’en était que plus poignant : assise dans l’embrasure d’une fenêtre, Sylvie, les mains abandonnées sur ses genoux, regardait au-dehors tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues comme un petit ruisseau sage. Elle n’entendit pas entrer son amie et ne tourna pas la tête quand elle la rejoignit sur le banc de pierre.

— Ce n’est qu’un homme, Sylvie… murmura Marie. Et un homme jeune, bouillant. Cela suppose des besoins. Votre erreur est d’en avoir fait un dieu dans votre cœur…

— Vous savez bien que l’on ne peut empêcher son cœur de battre pour qui lui plaît. Moi, je sais depuis longtemps que j’ai été créée pour l’aimer. Vous-même…

— C’est vrai ! Il me plaisait, mais je crois que cela n’allait pas très loin. Je le lui ai dit, d’ailleurs ! Sa réaction a été pleine d’enseignement et combien masculine ! Il n’imaginait pas que je puisse avoir un penchant pour lui, mais en apprenant du même coup ce penchant et sa disparition, il m’a tout de suite trouvée beaucoup plus intéressante. Vous devriez essayer !