— Vous voulez que j’aime quelqu’un d’autre ? Mais c’est impossible !
— Il vaudrait mieux que cela devienne possible un jour. Vous n’allez pas, votre vie durant, rester au bord de sa route à souffrir de ses bonheurs autant que de ses malheurs ? Quoi que vous en pensiez, l’affaire Montbazon ne me paraît pas si grave. Tel que je le connais, j’y verrais plutôt un défi à la Reine parce qu’elle est de nouveau enceinte, et pas de lui.
— Vous croyez ? s’écria Sylvie.
— C’est une hypothèse et elle n’est pas destinée à vous rendre un espoir quelconque. Que direz-vous, que ferez-vous s’il vient à se marier ? Il y a peu, il se posait en prétendant de Mlle de Bourbon-Condé qui est très belle. Le Cardinal s’est opposé à ce mariage pour éviter de voir réunies deux factions qu’il considère comme dangereuses, mais il y a d’autres partis dignes du duc de Beaufort. Et c’est un prince du sang.
Sylvie détourna les yeux :
— Inutile de me rappeler qu’il sera toujours trop haut pour moi comme l’était, lorsque j’étais petite, la tour de Poitiers au château de Vendôme. Il me laissait en bas des marches et je me jurais de grandir, de grandir assez pour arriver à le rejoindre tout en haut, dans la lumière. Et voyez où j’en suis : plus bas que jamais puisque, outre mon peu de naissance, je suis maintenant souillée et…
Brusquement, Marie se leva, empoigna Sylvie aux épaules, l’obligea à se lever aussi et la secoua avec fureur :
— Je ne veux plus entendre cela !… C’est ridicule car, sachez-le, seul le mal que l’on accomplit volontairement peut souiller. Vous avez été victime d’un monstre et d’un ignoble complot. L’homme qu’on vous avait forcée à épouser est mort, le théâtre du crime détruit par le feu…
— Reste le bourreau ! Lui est toujours vivant. Bien protégé par le Cardinal, il peut me détruire quand il lui plaira…
— Non. Sa vie est trop liée à celle de son maître ! Le jour où meurt Richelieu, meurt aussi son valet. Efforcez-vous de n’y plus penser et de regarder devant vous ! Il appartient à un passé qu’avec l’aide de Dieu nous effacerons !
D’un geste farouche, elle attira la jeune femme contre elle et la serra dans ses bras :
— Et vous, vous revivrez, vous reverrez le soleil… ou je ne suis plus l’Aurore !
Elle lâcha Sylvie, plaqua un baiser sur l’une de ses joues et sortit de la chambre en claquant la porte derrière elle, ce qui était toujours signe de grande détermination.
Coupée de la Cour et de ses mouvements, Mlle de Hautefort ignorait que le jeune duc de Fontsomme venait d’être envoyé par le Roi à sa sœur, la duchesse de Savoie, alors repliée sur Chambéry, tandis que le comte d’Harcourt chassait les Impériaux de Turin. Il était donc absent de Paris quand arriva l’appel au secours que Marie lui avait adressé, ne doutant pas qu’il se hâterait d’accourir. Le temps passa sans qu’il donne signe de vie.
L’automne vint, et même la naissance en septembre d’un second fils de France ne put convaincre Mme de La Flotte de rejoindre Saint-Germain :
— Quand on exile ma petite-fille, on m’exile moi aussi. Cela évitera au Roi de me faire une figure longue d’une aune quand il m’aperçoit…
— C’est ridicule ! La Reine vous aime et l’on dit le Roi si heureux de cette nouvelle naissance… s’écria Marie.
— À ce propos, ne trouvez-vous pas la chose curieuse ? Lui qui était de si mauvaise humeur pour la naissance du Dauphin, voilà qu’il délire presque devant celui-là ? Peut-être parce qu’il est aussi noir de poil que lui-même alors que le Dauphin est blond comme sa mère et…
— Ne détournez pas la conversation ! J’estime que votre devoir est d’aller là-bas…
— Pour plaider votre cause ? Ce genre de manœuvre ne vous ressemble pas, Marie. Vous si fière ?
Une brusque colère empourpra l’Aurore :
— L’idée ne devrait même pas vous en effleurer. Je ne suis pas de celles qui quémandent. Je rentrerai avec les honneurs de la guerre ou pas du tout… mais notre famille ne doit pas être absente des grands événements du royaume.
— Votre sœur d’Escars et votre frère Gilles la représenteront fort convenablement. Moi, je boude !
Sachant sa grand-mère aussi têtue qu’elle-même, Marie n’insista pas, contente au fond de rester au chaud de son affection. Son départ pour Paris eût vidé en partie le grand château, les laissant, elle et Sylvie, un peu abandonnées. Elle s’en félicita même quand vint l’hiver et que les intrigues de cour – qui lui manquaient, elle devait bien l’avouer ! – vinrent la rejoindre dans d’étranges circonstances.
Ce soir-là, les trois femmes allaient passer à table avec l’intention de ne pas prolonger la veillée et de se coucher tôt après une journée fatigante : Marie avait chassé durant des heures un sanglier dévastateur, quant à Mme de La Flotte et Sylvie, elles l’avaient passée à La Possonnière où Mme de Ronsard et ses filles souffraient d’une sorte d’intoxication pour avoir mangé du gibier un peu trop faisandé. Soudain, le galop d’un cheval vint du fond de la nuit, grandit et s’arrêta au perron, puis ce fut le claquement rapide de bottes sur le dallage du grand vestibule et enfin l’ouverture autoritaire de la double porte sous la main du cavalier avant même que le vieux majordome eût pu se manifester.
— Ma bonne amie, dit le duc de Vendôme, je viens vous demander asile au moins pour deux ou trois nuits ! J’ai dû fuir Chenonceau avant que les sbires de Richelieu ne m’y viennent prendre…
La surprise dressa debout les trois femmes, mais la châtelaine n’eut pas le temps de quitter sa place : il était déjà près d’elle et saisissait ses deux mains qu’il baisait.
— En fuite ? Vous ? Mais que s’est-il passé ?
— Une histoire absurde, folle… que je vais vous conter en soupant si vous voulez bien me nourrir. Je meurs de faim… Ah, mademoiselle de Hautefort ! Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue.
Ne doutant pas de la réponse, il allait se laisser tomber sur une chaise et retint son mouvement pour aller vers Marie, quand ses yeux s’agrandirent : il venait de reconnaître Sylvie.
— Aurais-je acquis le don de voir des fantômes ? Ou bien faites-vous partie du cauchemar que je vis ?
Le premier mouvement de Sylvie avait été de chercher l’ombre pour s’y dissoudre, mais la stupeur l’y figea trop longtemps. À présent il fallait faire front. Retenant du geste Marie qui allait répondre, elle s’avança au contraire et la plus revêche des douairières n’eût rien trouvé à reprendre à sa révérence :
— Je ne suis pas un fantôme, monsieur le duc, et n’ai point assez d’importance pour hanter vos mauvais rêves. Simplement, je suis une autre…
— Que voulez-vous dire ? Que vous êtes morte et ressuscitée ?
— En quelque sorte. Grâce à ceux qui m’ont sauvée. Moi aussi, monseigneur, je me cache…
— Et qui vous a sauvée ?
Marie se chargea de la réponse. Elle n’entendait pas laisser Sylvie affronter seule le redoutable fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées et choisit de ne pas entrer dans les détails :
— Votre fils François d’abord, moi et madame ma grand-mère ensuite. Elle est ici sous la sauvegarde de notre affection.
Mais César n’avait retenu que le début :
— François, hein ? Toujours François ? lança-t-il avec un mauvais rire. Faut-il vraiment que vous restiez accrochée à lui comme une arapède à son rocher ? Si vous aviez su…
— Cela suffit, César ! coupa sèchement Mme de La Flotte. Vous êtes mal venu, alors que vous demandez de l’aide, de vous attaquer à cette enfant que nous aimons et qui est ici chez elle.
— Chez elle ? Ainsi la seigneurie de L’Isle que ma femme m’a obligé à lui donner ne lui suffit pas ?
— N’oubliez pas que je suis morte ! s’écria Sylvie que le ton méprisant du duc sortait de ses gonds. La seigneurie de L’Isle vous est rendue tout naturellement. Ma survie s’opère sous le nom de Valaines…
— Vous n’en êtes pas moins ma vassale…
C’était plus que Marie n’en pouvait entendre :
— Si vous continuez ainsi, monsieur le duc, je quitte cette maison au risque de la prison puisque je suis exilée, et j’emmène Mlle de Valaines avec moi…
— Et si nous cessions tous de dire des bêtises ? fit soudain Mme de La Flotte avec un enjouement inattendu. Nos démêlés ne sont pas faits pour les oreilles des domestiques. Alors soupons et ensuite vous nous direz jusqu’à quel point vous avez besoin de nous !
En dépit du sourire, les dernières paroles furent accentuées de façon à faire sentir au duc qu’il n’était pas en état de trancher et de donner des ordres. Il finit par comprendre et se laissa mener à table où le silence régna pendant tout le temps qu’il mit à se restaurer. De sa place qu’elle avait reprise et où elle ne mangea guère, Sylvie l’observait. Elle ne l’avait pas revu depuis leur dramatique entrevue dans le petit hôtel désert du Marais où il l’avait fait venir un soir pour lui donner une fiole de poison destinée au Cardinal[32]. Il y avait à présent quatre ans de cela. Si elle comptait bien, César devait en avoir quarante-sept, et il était encore moins beau que la dernière fois, comme elle le constata avec horreur en pensant à sa ressemblance avec son plus jeune fils. L’exil campagnard dans son château de Chenonceau, où le Roi et Richelieu le tenaient depuis plus de vingt ans, avait au moins l’avantage de lui garder des muscles de chasseur sous une peau tannée, mais les excès sexuels qui lui faisaient traquer tous les jeunes hommes capables de séduire son appétit marquaient de plus en plus son visage, jadis l’un des plus beaux de France. Les stigmates de l’intempérance s’y ajoutaient et n’arrangeaient rien. César en offrait à ce moment une brillante démonstration : le valet échanson ne cessait de remplir un verre que le duc vidait presque aussitôt d’un seul trait. Il mangea beaucoup aussi, mis en appétit par la longue chevauchée depuis Chenonceau.
— Comment se fait-il que vous soyez venu seul ? demanda son hôtesse dès qu’il se laissa aller en arrière sur son siège en poussant un soupir de satisfaction.
— Je vous l’ai dit : je fuis. Averti par un court billet de mon fils Mercœur que Richelieu envoyait pour m’arrêter, j’ai laissé toute la maisonnée en l’état et me suis esquivé. Pardon de venir ainsi vous envahir mais je n’ai fait que suivre le conseil que me donnait Mercœur ! Il doit venir me rejoindre ici afin de me conduire jusqu’en Angleterre…
— En Angleterre ? s’étonna Marie. Il y a du chemin. Pourquoi pas la Bretagne où vous avez gardé des amis ?
— … que le maudit Homme rouge connaît fort bien. Soyez sûre que c’est là que l’on me cherchera après Vendôme, Anet, etc. Et le chemin pour atteindre la côte normande à la baie de Seine n’est pas si long : cinquante lieues environ, je crois…
— Mais enfin, pourquoi fuyez-vous ?
César vida son verre et le tendit de nouveau. Son visage devenait très rouge et ses yeux s’injectaient de sang :
— Une histoire de fous ! ricana-t-il. Deux aventuriers vendômois qui se faisaient passer pour saints ermites, Guillaume Poirier et Louis Allais dont j’ai eu souvent connaissance pour leur amour de la bagarre, ont été arrêtés en décembre dernier pour fausse monnaie. Afin de gagner du temps et d’essayer d’obtenir l’indulgence des juges, ils ont déclaré avoir eu avec moi un entretien au cours duquel je leur aurais remis du poison pour exécuter le maudit Cardinal…
Sylvie ne s’attendait pas à cela. Elle lâcha sa cuillère et leva sur le duc un regard effrayé. Lui-même en dépit de l’ivresse commençante prit conscience de ce qu’il venait de dire, et devant qui. Ses yeux croisèrent ceux de la jeune fille. Ce qu’elle y lut l’épouvanta, c’était de la haine mais aussi de la peur. Heureusement, cela ne dura pas. Mme de La Flotte et Marie se récriaient, incapables d’imaginer que le vil poison pût être considéré comme une arme acceptable par un prince de la maison de France.
À partir de cet instant, César cessa de boire et le souper s’acheva vite. On dit la prière en commun puis chacun se retira dans ses appartements. Comme les autres, Sylvie rentra chez elle, mais elle ne se coucha pas. Quelque chose lui disait qu’elle n’en avait pas encore fini, pour ce soir-là, avec M. de Vendôme…
Et, en effet, une heure ne s’était pas écoulée qu’à la lueur des deux bougies placées l’une au chevet et l’autre sur la table près de laquelle elle s’était assise, elle vit sa porte s’ouvrir, sans pouvoir réprimer l’angoisse que cette vue procure toujours, même lorsque l’on s’y attend…
— Où l’avez-vous mise ? demanda le duc sans autre préambule.
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