Soudain, l’un des coureurs, glissant sur un quelconque immondice, tomba en laissant échapper sa torche dont la flamme effraya l’un des chevaux de tête. Avec un hennissement de terreur, l’animal freina des quatre pieds, se cabra en déstabilisant l’attelage. Le carrosse pencha, faillit heurter la façade d’une maison mais finalement resta debout cependant qu’à l’intérieur s’élevaient des cris de femmes. Tandis que le cocher s’arrangeait de ses bêtes, l’autre coureur revenu sur ses pas s’approcha de la portière.
— C’est rien, mesdames ! Plus de peur que de mal. La faute à mon camarade qu’a glissé en lâchant son brandon.
— Allons, hâtons-nous de repartir ! dit Mme de La Flotte dont l’aimable visage venait d’apparaître dans la lumière jaune de la torche.
Laffemas, enfoncé dans l’encoignure d’une maison, n’avait rien perdu de la scène qu’il jugeait stupide, mais il se figea soudain : un autre visage encadré d’un petit bonnet blanc sous un capuchon noir s’ajoutait à celui de la comtesse et ce visage, c’était celui qui hantait ses nuits et ses rêves – qui, pour d’autres, eussent été des cauchemars : c’était celui de Sylvie ! Il l’aurait juré. Il en aurait mis sa main au feu et sa tête à couper ! Personne n’avait d’aussi jolis yeux noisette ! Quant à cette vieille dame… pardieu oui ! C’était Mme de La Flotte, la grand-mère de la belle Hautefort.
Envahi d’une joie sombre qui lui fit oublier ses propres périls et même l’horoscope du sieur Morin, il décida de suivre cette voiture où qu’elle aille. Fût-ce au besoin en enfer où sans doute on serait heureux de l’accueillir comme un frère.
Après l’accident auquel elle venait d’échapper, la voiture roulait moins vite et Laffemas put la suivre sans se faire remarquer. Il n’était plus jeune mais, de ses aïeux montagnards, il tenait des jarrets d’acier et une endurance exceptionnelle. Le chemin fut long, cependant pas un instant il ne pensa qu’il lui faudrait revenir seul vers sa maison une fois la voiture et ses occupantes arrivées à destination.
On traversa les deux bras de la Seine puis, par la Grève, on atteignit la rue Saint-Antoine mais, quand le portail du couvent de la Visitation Sainte-Marie s’ouvrit devant la voiture, son poursuivant fit la grimace : si celle qu’il désirait devait y rester, il lui serait impossible de remettre la main sur elle. Une femme entrée là – et les portes s’ouvrant pour sa voiture en pleine nuit prouvaient qu’elle y était attendue – était aussi bien défendue que derrière les murs de la Bastille dont les grosses tours rondes montaient, dans son voisinage, une garde redoutable et significative. Mieux même car, dans la vieille forteresse, le Lieutenant civil gardait des pouvoirs, mais aucun dans ce couvent.
Fondé à Annecy en 1610 par François de Sales et la baronne de Chantal qui, veuve, voulait se tourner vers Dieu, l’ordre de la Visitation dont celle-ci fut la première supérieure essaima très vite. En une trentaine d’années, sous l’impulsion de la Contre-Réforme, des maisons s’ouvrirent dans une grande partie de la France. Bonne première, celle de la rue Saint-Antoine grandit et devint en quelques années le couvent le plus noble et le mieux fréquenté de Paris. Le mieux dirigé aussi : monsieur Vincent en avait été l’aumônier pendant dix-huit ans. Quant à Mme de Maupeou, la supérieure, elle n’avait rien à lui envier pour la piété, l’austérité des mœurs et l’énergie. Issue d’une puissante famille parlementaire, elle menait son monde de main de maître, environnée du respect de tous. Et surtout, le Roi lui-même gardait le couvent sous sa protection depuis la prise de voile de sœur Louise-Angélique qui, dans le monde, avait été Louise de La Fayette[35]. Le cardinal de Richelieu lui-même n’aurait jamais osé s’attaquer à cette forteresse céleste qu’il avait choisi – faute de mieux peut-être – d’inscrire sur la liste de ses bienfaits.
C’est assez dire que sur les hauts murs de la Visitation Sainte-Marie, un quelconque Lieutenant civil ne pouvait que se casser les dents. Néanmoins, il en fallait davantage pour qu’il s’avoue vaincu par la seule vue d’un portail refermé. Assis sur un montoir à chevaux de l’autre côté de la rue, Laffemas réfléchit longuement. Ce carrosse qu’il avait vu entrer ressortirait bien un jour, car il y avait peu de chance pour que Mme de La Flotte choisît de prononcer des vœux. Restait à savoir s’il s’agissait ce soir d’une simple halte pour éviter d’ouvrir son hôtel ou si la vieille dame n’était là que pour accompagner Sylvie. Auquel cas…
Habitué à sérier les questions, il ne poursuivit pas plus loin ses cogitations. Après avoir surveillé un moment le couvent silencieux, Laffemas abandonna une faction qui l’avait un peu reposé, courut jusqu’au Grand Châtelet où il trouva l’un des exempts de garde et l’envoya au couvent :
— Tu resteras là jusqu’à ce que tu voies sortir un carrosse – description suivit – qui y est entré cette nuit. Quand il partira, débrouille-toi pour voir combien de personnes l’occupent et à quoi elles ressemblent. S’il sort de Paris, fais-toi donner un cheval par la garde des portes et suis-le.
— Jusqu’où ? fit l’homme qui n’était autre que Desormeaux, le tendre ami de Nicole Hardouin, une circonstance que le Lieutenant civil ignorait pour le plus grand bien de la maisonnée Raguenel.
— Jusqu’au premier relais de poste où tu t’arrangeras pour découvrir où il va. Si l’on te dit qu’il rentre chez lui, dans la vallée du Loir, tu le laisses aller et tu reviens me rendre compte.
Ce genre de mission n’enchantait pas Desormeaux : il était plutôt de nature contemplative. Les chevauchées le fatiguaient et secouaient sa panse arrondie par la bonne cuisine de Nicole. Toutefois, éprouvant, comme tous ses pareils, une sainte terreur du Lieutenant civil, il ne se fût pas permis de suggérer que Laffemas s’adresse à quelqu’un de plus svelte. D’autant qu’il y avait urgence…
Ce fut sans doute la mission la plus éprouvante de sa vie. Quand il chut pratiquement à bas de son cheval, le lendemain soir, il était à moitié mort et les nouvelles qu’il apportait plongèrent son chef dans un monde de perplexité et d’inquiétude :
— Le carrosse est allé à Versailles, déclara-t-il. Il y avait dedans une dame âgée… une vraie dame ! Elle est restée là-bas plus de deux heures après quoi elle est rentrée rue Saint-Antoine.
— À Versailles ? Mais où à Versailles ? Tout de même pas…
— Si. Au château. Et le Roi y était puisqu’une compagnie de mousquetaires montait la garde… Est-ce que je peux… aller me coucher maintenant ou est-ce que je… retourne au couvent ?
Plongé dans un abîme de réflexion, Laffemas se contenta de renvoyer Desormeaux d’un geste impatient en grognant :
— Va te coucher !
Qu’est-ce que le Roi pouvait vouloir à la grand-mère de la Hautefort, puisque personne n’entrait à Versailles sans y avoir été invité par Louis XIII ?
C’était aussi la question que se posait la vieille dame depuis qu’elle avait quitté son château des bords du Loir mais, pensant avec juste raison qu’une réponse lui serait donnée, ce fut avec une certaine sérénité qu’elle franchit le seuil du petit château de briques roses et de pierres blanches coiffé d’ardoises bleues que Louis XIII avait fait bâtir en 1624 sur l’emplacement d’une ancienne maison seigneuriale appartenant aux Gondi. Quand il courait le cerf jusqu’à la nuit noire dans les bois environnants, il y venait dormir avec ses compagnons, tout botté et enveloppé de son manteau, sur de la paille. En dépit de son grand usage des Cours, l’excellente femme ne put offrir qu’une révérence un peu vacillante, tant le Roi avait changé… Sa mine était aussi effrayante que lors de sa maladie de Lyon.
En fait, depuis l’enfance, Louis XIII était atteint d’une entérite chronique qui s’accommodait mal des traitements – saignées et clystères – qu’on lui appliquait. C’était en outre un grand nerveux, sujet aux angoisses et à des périodes de dépression. En fait, l’ignorance des médecins était en grande partie responsable du délabrement d’une santé qui, en dehors de l’apport de sang Médicis, eût ressemblé à celle du sec et vigoureux Henri IV. En une seule année, le Roi n’avait-il pas reçu deux cent quinze lavements et deux cent douze purges, sans compter quarante-sept saignées, libéralement distribués par son médecin Bouvard ? À la longue, on s’était habitué à sa maigreur et à son teint que les intempéries subies par ce chasseur forcené bronzaient légèrement sans en dissimuler vraiment la pâleur. Cette fois, pourtant, Mme de La Flotte fut effrayée : la maigreur était telle que les muscles semblaient avoir fondu, le teint se plombait, les yeux s’enfonçaient. Louis XIII ressemblait tellement à un personnage peint par le Greco que la comtesse faillit se signer : la mort certainement ne se ferait plus attendre durant de longues années…
Le Roi reçut sa visiteuse dans le grand cabinet attenant à sa chambre. Il s’y tenait assis au coin du feu et l’environnement de tapisseries consacrées à la chasse était si frais, si évocateur, qu’il semblait se trouver au cœur d’une forêt magique dans laquelle un génie se serait amusé à installer une cheminée. Sur le velours gris, sans broderies, des vêtements, la blancheur du grand col rabattu et des hautes manchettes de dentelle empesée accusait encore l’aspect dramatique du visage aux yeux rougis et des belles mains, jadis si fortes, à présent d’une blancheur diaphane. Des mains dont l’une désigna un siège, tandis qu’un sourire rendait tout à coup son âge à cet homme de quarante ans qui en paraissait plus de soixante.
— J’osais à peine espérer que vous viendriez, dit-il. Vous imposer ce long chemin par ce temps d’hiver et à votre âge, c’est un péché.
— En aucune façon, Sire ! J’ai toujours aimé voyager en dépit des inconvénients, mais surtout l’appel de Votre Majesté m’a causé une grande joie… Alors je me suis hâtée pour arriver en temps voulu…
Les sourcils de Louis remontèrent au milieu du front :
— Une grande joie ? Il est rare que mes ordres produisent cet effet. D’autant que vous n’avez pas eu vraiment à vous louer de moi depuis plus d’un an. J’ai refusé de vous confier le poste de gouvernante du Dauphin, puis celui de dame d’honneur de la Reine…
— Si le Roi ne m’en jugeait pas digne, puis-je le lui reprocher ? fit Mme de La Flotte avec une bonne humeur qui amena un nouveau sourire.
— Vous êtes une bonne personne, madame de La Flotte. Enfin j’ai… j’ai exilé votre petite-fille.
— Ce qui m’a souvent étonnée, c’est que Votre Majesté ne l’ait pas fait plus tôt. Marie sait si bien se rendre insupportable !
La figure assombrie de Louis s’éclaira d’un coup comme si, sortant de sous un nuage, elle arrivait en plein soleil.
— D’autant que je ne le voulais pas. Je lui avais demandé de s’éloigner quelque temps… quinze jours tout au plus !
— Et elle a répondu que si elle partait quinze jours elle ne reviendrait pas. D’ailleurs, Sire, puisque nous sommes là tous deux à causer en… puis-je dire en confiance ?
— Certes, vous le pouvez.
— Aurait-elle été rappelée au bout de ces quinze jours ? Celui ou plutôt ceux qui voulaient son départ sont… si chers au Roi !
— De qui parlez-vous ?
— Mais… de M. le Cardinal… et aussi de M. de Cinq-Mars.
Une souffrance soudaine bouleversa le visage royal tandis que des larmes montaient à ses yeux :
— Monsieur le Grand est cent fois, mille fois plus insupportable que ne le fut jamais Marie ! Il ne cesse de me tourmenter pour de nouvelles faveurs…
— De nouvelles faveurs ? Alors qu’il est Grand Écuyer de France à vingt ans ? fit Mme de La Flotte suffoquée.
— Certes, certes… mais il l’a mérité. De là à le faire entrer au Conseil comme il le souhaite…
— Au Conseil ? À quel titre ?
— Je ne sais trop ! Garde des Sceaux peut-être… Il veut que je le fasse duc, pair du royaume…
— Et pourquoi pas Premier ministre ?
— Pourquoi pas, oui ? Bien sûr, M. le Cardinal ne saurait être d’accord, mais il est fort malade. Il faudra bien qu’un jour je le remplace…
— Par M. de Cinq-Mars ?
Louis XIII considéra sa visiteuse d’un air inquiet :
— Ce serait un peu tôt peut-être ? Il est encore trop jeune…
La comtesse regarda son roi avec une stupeur qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Les bruits de la liaison quasi amoureuse qui unissait Louis XIII au trop beau jeune homme débordaient de Paris et de Saint-Germain pour couvrir le reste de la France. Certains en riaient, d’autres fronçaient le sourcil, personne au fond – à part sans doute Richelieu – ne mesurait l’étendue et la profondeur du mal. Et il ne faisait que grandir, si Louis XIII en venait à envisager de remplacer Richelieu, un homme d’État hors pair quoi qu’on puisse en penser, par un muguet de cour…
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