— Mais… que le Roi me permette de m’étonner ! Pourquoi donc Monsieur le Grand est-il si pressé ? Comme Votre Majesté vient de le dire, il est jeune, il a toute la vie devant lui. En outre, prendre la place du Cardinal…
— Lui succéder, ma chère, lui succéder… Il est vrai que c’est beaucoup, n’est-ce pas ? Son Éminence sert bien les intérêts du royaume : nous avons reconquis l’Artois ; nous allons annexer la Lorraine et, en Roussillon, nos armes sont assez prospères pour espérer un dénouement heureux… Il faut laisser au Cardinal le temps d’achever son œuvre… C’est ce que je ne cesse de répéter à ce jeune impatient.
— Encore une fois, et si le Roi le permet, pourquoi cette impatience ? Ce jeune homme n’a-t-il pas obtenu jusqu’à présent ce qu’il souhaitait ?
— Je ne lui refuse rien. C’est un si joli spectacle de le voir heureux ! Quant à sa hâte… elle tient tout entière dans le nom d’une femme…
— Marion de Lorme, la courtisane qui est sa maîtresse au point qu’on l’appelle Madame la Grande ?
— Non. Cela m’a toujours agacé mais ce n’est pas grand-chose au fond. Si Cinq-Mars veut tout et tout de suite, c’est afin d’être parvenu assez haut pour épouser une princesse. Il s’est épris de Marie de Gonzague…
Une fois de plus, Mme de La Flotte ouvrit de grands yeux. Voilà qui était nouveau ! Princesse de Mantoue, duchesse de Nevers, Marie de Gonzague que l’on appelait Mlle de Nevers était l’une des femmes les plus ambitieuses de la Cour. Elle avait longtemps intrigué pour épouser Monsieur et devenir ainsi la belle-sœur du Roi. C’était naturellement le Cardinal qui s’était mis en travers et depuis la belle lui vouait une haine farouche. Car belle, elle l’était, un peu dans le genre Junon, majestueuse et marmoréenne mais sans discussion possible…
— Mais… n’est-elle pas plus âgée que lui ?
— Dix ans ! C’est apparemment sans importance. Depuis qu’il l’a rencontrée au bal donné à Saint-Germain pour les relevailles de la Reine après la naissance de mon fils Philippe, Cinq-Mars ne rêve que d’elle…
— Et elle ? En a-t-elle fait son amant ?
— Vous n’y pensez pas ? Quand une femme de cette trempe veut un homme, elle ne s’abandonne qu’une fois la victoire acquise. Ils en sont à l’amour courtois, grinça le Roi avec un rire sec. Elle est la Dame, il est le chevalier prêt à affronter les géants pour l’obtenir. Il veut la pairie, un duché, une grande charge…
— Sire, un tel mariage est impossible sans le consentement du Roi ?
— Et… je ne le donnerai jamais, jamais, vous m’entendez ! Tout au moins… tant que le Cardinal… Oh, je voudrais tant qu’il accepte d’être heureux à moindre prix !
Louis XIII cacha son visage dans ses mains pour que sa visiteuse ne vît pas couler de nouvelles larmes. Celle-ci jugea qu’il était temps de changer de conversation. Les rois sont ainsi faits qu’il leur arrive de faire payer chèrement un mouvement de faiblesse à ceux qui en sont témoins.
— Sire, dit-elle doucement, le Roi consentira-t-il à me confier la raison pour laquelle il m’a appelée ?
Aussitôt, les mains retombèrent en essuyant les larmes au passage, mais la rougeur des yeux les trahissait encore.
— C’est trop juste ! Je voulais savoir comment va Marie.
— Bien, Sire.
— J’en suis heureux… Je… oh, pourquoi finasser ! Elle me manque, madame. Si dure qu’elle ait été, elle m’insufflait un peu de son courage, de sa force de résistance…
— Et c’est pourquoi l’on a voulu son départ. Elle était un rempart en face de grandes ambitions…
— Sans doute, mais elle n’a même pas essayé de fléchir ma volonté… Oh, ne me parlez pas de son orgueil, je ne le connais que trop, mais j’espérais qu’elle m’aimait un peu. Malheureusement, elle n’aime que la Reine… une ingrate qui n’a rien fait pour la garder auprès d’elle !…
Le Roi se leva, fit deux ou trois tours dans la pièce puis revint se planter devant la cheminée en lui tendant les mains.
— Lui était-il donc impossible d’aimer à la fois sa reine et son roi ? soupira-t-il, se parlant à lui-même plus qu’à sa visiteuse. Elle savait bien que je ne lui aurais jamais rien demandé qui fût contraire à l’honneur. À certains moments, j’ai pu croire qu’elle m’aimait un peu… elle avait des élans, vite réprimés sans doute, des regards qui parfois s’adoucissaient…
Brusquement, il se retourna :
— Je voudrais la revoir ! Parler avec elle comme nous le faisions parfois ! C’est une guerrière. Je le suis aussi mais elle a plus de force que moi. Ne peut-elle revenir ?
— Pas si le Roi ne révoque pas son ordre d’exil ! Et le Roi ne le fera pas…
— Non, sans doute. Il y aurait trop de criailleries ! Mais je lui avais conseillé de se marier : je peux lui trouver un parti digne d’elle ?
— Marie n’acceptera le mariage que par amour et elle n’aime personne…
— Pas même le marquis de Gesvres à qui j’ai défendu de l’épouser ?
— Pas même, Sire, car l’eût-elle aimé qu’elle serait déjà sa femme que cela plaise ou non à Votre Majesté !
Avec la facilité des enfants qui passent du chagrin à la joie, Louis XIII éclata de rire. Peut-être du soulagement d’apprendre que Marie n’aimait pas ailleurs ? Puis, après s’être raclé la gorge deux ou trois fois, il risqua :
— Et… si je lui écrivais une lettre ? Une simple lettre vous me comprenez bien ? Que je vous remettrais et qui lui permettrait, sans revenir à la Cour, d’habiter plus près de Paris. À Créteil par exemple ?
— À Créteil ?
— Allons ! Ne faites pas celle qui ne comprend pas. Au temps où ils étaient évêques de Paris, les du Bellay y possédaient bien un domaine ? Le château des Mesches, si ma mémoire est bonne.
— Excellente, Sire ! mais c’étaient les évêques de Paris qui en étaient possesseurs, ainsi que de la seigneurie de Créteil.
— Certes, certes, mais votre famille n’en a pas moins gardé là-bas un manoir, proche de l’ancienne ferme des Templiers, une assez jolie maison qui appartenait jadis à Odette de Champdivers, la favorite de Charles VI, le pauvre roi fou ? Ne l’auriez-vous plus ?
Mme de La Flotte qui voyait où voulait en venir le Roi ne jugea pas utile – ni prudent ! – de mentir : il était beaucoup trop bien renseigné.
— Oh si ! Mais nous y allons rarement et certains travaux…
— Faites-les ! Je vais vous donner un bon sur ma cassette personnelle, mais faites-les discrètement. Rien qui puisse attirer par trop l’attention. Après tout, vous pouvez être reprise de goût pour cette demeure de famille et souhaiter y séjourner au grand jour…
— … et Marie en pleine nuit ? Entendons-nous bien, Sire ! Outre que j’ignore comment elle accueillera votre lettre, elle n’acceptera jamais la place d’Odette de Champdivers !
Le poing du Roi s’abattit sur une table où des armes étaient étalées :
— Je veux parler avec elle, madame ! Pas coucher avec elle ! Vous devriez me connaître mieux !
— Je prie le Roi de me pardonner mais, en admettant que Marie accepte, le Cardinal ne tarderait guère à l’apprendre : on ne peut rien lui cacher !
— Sauf quand je le veux ! D’ailleurs, il a d’autres chats à fouetter pour le présent. Savez-vous que dans deux jours il marie sa nièce au fils du prince de Condé qui en bave de gratitude ? Beau mariage en vérité ! Claire-Clémence de Brézé n’a que douze ans et elle est loin d’être belle. Enghien non plus n’est pas beau, mais il possède cette laideur qui attire les femmes. En outre, il est amoureux d’une autre qui est ravissante. Seulement, monsieur son père guigne la dot et les avantages d’entrer dans la famille de mon ministre. Et moi, je serai au Palais-Cardinal avec la Reine pour signer au contrat…
De toute évidence ce mariage ne lui plaisait pas, mais sa visiteuse en profita pour tâter le terrain dans une autre direction :
— Puis-je demander au Roi des nouvelles de Sa Majesté la Reine ?
Le Roi, qui tout en parlant s’était installé à la table où il avait pris un papier et une plume, releva la tête :
— Pourquoi ne pas lui en demander vous-même ? Vous n’êtes pas exilée que je sache ? En rentrant à Paris, passez par Saint-Germain et allez la saluer ! Tenez ! Voilà un laissez-passer pour Marie si elle consent à venir à Créteil… et voici la lettre dont je vous ai parlé, ajouta-t-il en tirant de sa poche un billet tout prêt. Dites-lui que, si elle vient, je n’aurai aucune peine à la joindre. Vous savez que j’aime toujours à chasser dans le val de Marne quand je me rends à Saint-Maur !
Il prit un temps puis ajouta avec cet étrange sourire qui, en dépit des ravages de la maladie, lui rendait son enfance :
— Encore un château construit par les du Bellay, celui-là, avant que Catherine de Médicis ne l’achète ? Votre famille était décidément très puissante dans cette région. Pourquoi ne le redeviendrait-elle pas ?
Mme de La Flotte comprit fort bien ce que le Roi entendait par là et sa révérence s’en ressentit, car elle était pleine de joie et d’espérance en pensant à ses chers petits-enfants. Aussi partit-elle décidée à combattre de toutes ses forces les mauvaises raisons que Marie pourrait lui donner de rester enfermée à La Flotte. À dire vrai, il y avait gros à parier qu’elle saisirait la balle au bond ! La campagne en hiver, ce n’est jamais très drôle… Et puis, la Reine qui devait regretter beaucoup sa fidèle dame d’atour lui remettrait peut-être quelque mot, elle aussi ?
Hélas, si elle espérait de la Reine un accueil chaleureux, elle fut déçue. Son arrivée dans le Grand Cabinet d’Anne d’Autriche ressembla plus à un pavé projeté dans une mare à grenouilles qu’à une entrée bienvenue, en dépit du fait que la vaste et somptueuse pièce évoquait plutôt une volière grâce au bataillon des filles d’honneur qui pépiaient dans un coin. Comme si l’on voulait faire écran entre le petit groupe formé par Anne d’Autriche et deux visiteurs, et celui qui entourait Mme de Brassac, la dame d’honneur. Or, ces deux visiteurs n’étaient autres que Marie de Gonzague et le favori du Roi, le jeune Cinq-Mars, plus Adonis que jamais auprès d’une altière Junon qu’il couvait de regards amoureux.
Quand on annonça Mme de La Flotte, il se fit un silence soudain et tous prirent cet air de douloureuse surprise qui est de mise devant un objet vaguement scandaleux qui blesse la vue. Cinq-Mars fronça ses beaux sourcils. La Reine se reprit très vite :
— Eh quoi, comtesse ? C’est donc vous ? Mais quelle bonne surprise ! Vous avez enfin quitté votre campagne ?
Sans être aussi abrupt que celui de sa petite-fille, l’orgueil de Mme de La Flotte n’en était pas moins chatouilleux :
— Le désir de saluer Votre Majesté m’aurait ramenée de plus loin… que mon hôtel de Paris ? Puis-je rappeler à la Reine que personne, jusqu’à présent, ne m’a exilée ?
À sa surprise, ce fut Cinq-Mars qui, avec l’audace de qui se sait tout-puissant, lui répondit :
— Chacun ici pensait que vous auriez à cœur de demeurer auprès de Mlle de Hautefort pour la soutenir dans son épreuve ?
Il aurait mieux fait de se taire :
— Épreuve imméritée, monsieur le Grand Écuyer, et dont nous savons parfaitement qui la lui a infligée. De toute façon, ce n’est pas à vous que je parle… En fait, Madame, ajouta-t-elle en revenant à la Reine, je souhaitais surtout porter à notre souveraine un témoignage de notre obéissant respect et lui dire…
— Nous en sommes tout à fait convaincue, coupa la Reine. J’aimais beaucoup Mlle de Hautefort et elle le sait…
— Votre Majesté veut-elle dire qu’elle ne l’aime plus ?
— Quelle idée, voyons ? Merci de votre visite, comtesse, j’ai été très heureuse de vous voir, fit-elle avec une évidente nervosité. Mme de Motteville ! Voulez-vous soutenir Mme de La Flotte jusqu’à sa voiture ! Elle semble fort lasse et je pense qu’elle a hâte de rentrer chez elle au plus vite !
Avec une stupeur indignée, la comtesse regarda venir à elle une jeune femme d’environ vingt ans, blonde et souriante mais avec les yeux les plus vifs et les plus fureteurs qui soient. En dépit du temps passé elle la reconnaissait, l’ayant vue enfant quand elle était déjà au service de la Reine et qu’elle avait été comprise dans l’espèce de convoi pour l’exil qui avait emporté la duchesse de Chevreuse et l’ambassadeur espagnol Mirabel. Elle s’appelait alors Françoise Bertaut et était la nièce du poète du même nom. Quant à ce nom de Motteville – Mme de La Flotte devait l’apprendre par la suite – il lui venait d’un président au parlement de Normandie tellement plus âgé qu’il venait de la laisser veuve. D’où son rappel récent à la Cour où elle occupait le poste privilégié de femme de chambre de la Reine.
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