Le sourire s’effaça du visage de Beaufort dont les sourcils se rejoignirent :
— Sylvie est au couvent ?
— À la Visitation Sainte-Marie. Vous l’y avez expédiée avec tant de désinvolture qu’elle n’a pas cru devoir vous refuser ce plaisir.
— Mais c’est insensé ! J’étais furieux de la voir hors de Belle-Isle mais je n’ai jamais voulu…
— Disons que vous faisiez bien semblant. Et elle vous a cru. Sans beaucoup d’enthousiasme, je dois le dire, mais au moins aura-t-elle le bonheur de retrouver au parloir le chevalier de Raguenel qu’elle aime profondément. En outre, je ne vois pas qui aurait le pouvoir de l’atteindre en un tel refuge… mais nous en parlerons plus tard ! J’aimerais me rafraîchir un peu.
— Bien sûr. Après tout, tant qu’elle ne prononce pas des vœux perpétuels…
— Ça, c’est affaire entre Dieu et elle, mais j’admire avec quelle aisance, mon cher duc, vous vous accommodez des petits problèmes que vous créez.
Beaufort n’ayant tout de même pas osé installer sa maîtresse dans l’appartement qui était celui de sa mère quand elle venait à Vendôme, ce fut Mlle de Hautefort qui en hérita avec quelque satisfaction, ce qui l’incita à une parfaite courtoisie quand elle se trouva en face de Mme de Montbazon. Les deux femmes possédaient d’ailleurs à un extrême degré ce ton de cour qui est d’un si grand secours dans les négociations diplomatiques. En outre, aucune antipathie personnelle ne les animait et, si Marie la brune était la maîtresse déclarée de François, Marie la blonde ne pouvait pas lui en faire grief. Tout se passa donc le mieux du monde.
En revanche, le reste des « amis » annoncés par Beaufort ne laissa pas de la surprendre par son côté hétéroclite : deux frères normands, Alexandre et Henri de Campion qui, jusqu’à sa mortelle victoire au combat de La Marfée, avaient servi le comte de Soissons, le père La Boulaye, confident de César, nouvellement nommé par lui prieur de la collégiale Saint-Georges enclose dans le château, le comte de Vaumorin dont Marie apprit bientôt qu’il servait de courrier entre Londres et Vendôme, tous ceux-là semblaient graviter autour d’un bien curieux personnage, un petit bossu noir de poil, Louis d’Astarac de Fontrailles, sénéchal d’Armagnac et surtout confident de Monsieur dont il représentait la pensée. Lui aussi arrivait de Londres où le retenait en principe un ordre d’exil. Enfin, un beau jeune homme que Marie connaissait bien pour l’avoir vu en maintes circonstances dans l’entourage de la Reine dont il était l’un des fervents, et qui avait plus ou moins remplacé Beaufort dans le rôle de chevalier servant. Il s’appelait François de Thou, de grande famille parlementaire, proche ami de Cinq-Mars qui l’appelait plaisamment « Son Inquiétude », esprit profond et sérieux que l’on pouvait s’étonner de trouver au milieu de ces foudres de guerre car il occupait le poste, nettement au-dessous de ses aptitudes, de bibliothécaire du Roi alors qu’il avait vaillamment combattu sous Arras. Entre tous, un lien commun : la haine de Richelieu dont ils avaient à se plaindre pour une raison ou pour une autre : Fontrailles parce qu’il avait un jour osé railler son infirmité, de Thou à cause de ce poste de rat de librairie qu’il jugeait ridicule, les autres pour des raisons diverses mais qui se rejoignaient dans leur dévouement à la maison de Vendôme. Mlle de Hautefort, naguère dame d’atour de la Reine frappée d’exil sans raison valable, reçut de ces hommes un accueil chaleureux dû au moins autant à son éclatante beauté qu’à son « malheur ».
Cependant, elle découvrit vite que son rôle présent, comme celui de Mme de Montbazon, devait être seulement décoratif. Ces hommes, à l’exception de Fontrailles qui représentait Monsieur, étaient tous porteurs des volontés de César de Vendôme qui, depuis la Cour de Saint James, les dictait à ses fils. Après un repas qui fut ce qu’il devait être, agréable à tous points de vue, et où l’on s’occupa surtout de plaire aux dames, les valets se retirèrent tandis que les écuyers de Beaufort, Ganseville et Brillet, veillaient aux portes de la grande salle. Ce fut Fontrailles qui le premier prit la parole, avec un salut aux deux femmes :
— Messieurs, et vous aussi mesdames, nous sommes ici pour accorder nos violons dans le grand projet destiné à débarrasser enfin et à jamais le royaume de l’homme qui l’étrangle depuis tant d’années…
S’il était laid et contrefait, la nature l’avait cependant doué d’un charme surprenant : une voix de violoncelle, toute de velours sombre, avec un curieux pouvoir d’envoûtement. Dès les premières paroles, on fut sous le charme :
— Je ne suis ici que de passage pour porter, en Espagne, à notre amie la duchesse de Chevreuse, éloignée depuis trop longtemps, l’amitié et la confiance de M. le duc de Vendôme. Par elle, je suis assuré de prendre langue rapidement avec le duc d’Olivarès, Premier ministre de Sa Majesté le roi Philippe IV.
Comme les autres, Marie écoutait la musique de cette voix exceptionnelle, pourtant elle ne tarda pas à s’intéresser vivement au texte. Sans surprise, elle découvrit qu’il s’agissait là d’un complot destiné à abattre Richelieu avec l’aide de l’Espagne, mais ce qui la confondit fut d’entendre que le chef de la vaste conspiration où entraient Monsieur – pouvait-il se faire une conspiration sans lui ? – et la Reine n’était autre que le Grand Écuyer, le favori comblé de Louis XIII, le trop séduisant Cinq-Mars. Renseignée cependant par sa grand-mère au sujet des ambitions du jeune homme, elle n’hésita pas à entrer dans le débat :
— Que M. de Cinq-Mars souhaite se débarrasser du Cardinal qui l’empêche de monter là où il veut afin d’épouser Mlle de Nevers, rien de surprenant, mais que devient le Roi ? Comptez-vous, messieurs, vous débarrasser aussi de lui ?
— Il n’en est pas question ! Nous sommes ses fidèles sujets mais, étant éloignée de la Cour depuis quelque temps, vous ignorez sans doute que les sentiments de Sa Majesté envers son ministre ont beaucoup évolué. Le Roi est las de subir une insupportable tutelle…
— Il vous l’a dit ?
— Pas à moi mais à Monsieur le Grand. Comme celui-ci le suppliait de se libérer d’une férule odieuse en « remerciant » Son Éminence, le Roi a refusé en donnant tous les signes d’une grande frayeur. Alors notre ami a suggéré quelque chose de plus… définitif.
— Et qu’a dit le Roi ? Toujours aussi effrayé ?
— Non. Il a réfléchi un moment, puis il a murmuré comme se parlant à lui-même : « Il est prêtre et cardinal, je serais excommunié. » Ajoutons que notre Sire est fort malade… Richelieu aussi d’ailleurs !
— Alors, pourquoi mêler l’Espagne à une affaire française ? intervint Beaufort. Peut-être suffit-il d’attendre ?
— Monsieur et Cinq-Mars ne peuvent plus attendre, justement parce que le Roi va mal. Monsieur veut la régence et Cinq-Mars…
— Mlle de Nevers que l’on parle de marier au roi de Pologne. J’en demeure d’accord mais l’Espagne…
— Vous l’avez trop combattue pour l’aimer, mon cher duc, reprit le bossu, mais elle nous apportera le moyen de n’être accusés en rien de la mort du Cardinal. Elle nous fournira l’arme et l’exécuteur lorsque le Roi et son ministre délabré descendront vers le Roussillon et la Catalogne comme ils en ont l’intention.
— Et si le Roi mon oncle mourait avant le Cardinal ?
— Monsieur aurait la régence… peut-être, mais le Cardinal a des créatures partout et il ne vivrait pas longtemps. De même, toute la noblesse de France serait en danger. C’est pourquoi il faut nous en débarrasser.
Beaufort se tourna vers le jeune de Thou qui écoutait sans rien dire :
— Qu’en pense notre juriste ?
Celui-ci rougit, mais offrit à son hôte un sourire charmant :
— Que les risques sont trop grands pour ne pas s’entourer de toutes garanties. Si M. de Fontrailles se rend en Espagne, cela peut être une bonne chose. Reste à savoir ce qu’elle offrira… et à quel prix ?…
On s’en tint là et la conférence s’acheva, le bossu partant le lendemain matin. François alla prendre la main de Mme de Montbazon qui n’avait pas ouvert la bouche, la baisa avant de la remettre à Pierre de Ganseville chargé de la conduire à ses appartements :
— J’irai vous saluer tout à l’heure, ma douce amie… Pour l’instant, accordez-moi de veiller à certains arrangements…
Comme il n’en fit pas autant pour Mlle de Hautefort, celle-ci pensa qu’elle devait figurer parmi les arrangements en question et se rapprocha de la cheminée où brûlait un arbre entier. Les autres comprirent et vinrent la saluer avant de se retirer.
— Eh bien ? dit François en revenant vers elle. Que pensez-vous de tout cela ?
— Que toute affaire dont Monsieur se mêle est dangereuse par principe. Dieu sait si je hais Richelieu et j’admets volontiers que sa disparition serait une fort bonne chose. Mais Cinq-Mars est un jeune fou, ivre d’ambition, à qui sa haute position donne le vertige. Si vous voulez m’en croire, François, restez en dehors de tout cela !
— Mais, mon père ?
— Le duc César est loin et l’on n’ira pas chercher sa tête outre-Manche si le complot avorte, comme tous ceux qui l’ont précédé. Si vous êtes attaché à la vôtre comme je l’espère, tenez-vous tranquille ! Souriez, approuvez, mais surtout ne signez rien et, si j’ai un conseil à vous donner…
D’un geste vif, il se pencha sur elle et posa sur ses lèvres un baiser léger…
— Ne le donnez pas, ma chère sagesse ! Dès l’instant où l’Espagne doit y tremper, je n’accepterai jamais de prêter la main à quelque complot que ce soit ! Je suis prince français, madame, et soldat avant tout. L’Espagne me fait voir rouge…
— Je croyais pourtant que vous aimiez… au moins une Espagnole ?
— Et je n’ai pas changé, Marie ! S’il vous arrivait de la revoir, dites-lui qu’elle a désormais un fils – et même deux ! – et que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. J’ai peine à croire que la reine de France puisse donner sa belle main à une conspiration qui pourrait coûter le trône au jeune Louis.
Maria planta son regard bleu dans celui de son hôte, comme si elle cherchait à lire dans sa profondeur :
— Vous l’aimez toujours ?
— Toujours.
— Mais alors ?
De la tête, elle désignait la porte par laquelle était sortie la divine duchesse. François sourit :
— Que vous êtes jeune, mon Dieu ! J’ai vingt-cinq ans, ma belle Aurore, et je n’ai jamais juré de vivre comme un moine. Celle qui m’attend là-haut, dans la tour des Quatre-Vents, m’apporte plus que je n’osais espérer. C’est peut-être grâce à elle si je peux garder la tête froide devant les tourbillons qui se lèvent sous mes pieds.
— Seulement la tête ?
— Cela va de soi… Elle me fait apprécier le bonheur qu’il y a à se sentir vivant.
— Avez-vous oublié que la mort de Richelieu vous permettrait d’abattre Laffemas et de libérer enfin quelqu’un d’au moins aussi délicieux que votre duchesse ?
— Pourquoi donc croyez-vous que j’écoute ces messieurs et les reçois chez moi ? Je leur souhaite le plus vif succès, mais sans moi. Et à condition qu’ils ne touchent pas au Roi. Ce dont je ne suis pas encore certain.
— Ils n’oseraient…
— L’abattre ? Non, mais… avancer l’instant de la mort d’un homme déjà si atteint, pourquoi pas ? Qu’un de Thou n’y pense pas j’en suis certain, mais un Fontrailles… Allez dormir, mon amie, et soyez certaine que je ne m’avancerai pas davantage. Je vous en donne ma parole.
En remontant dans sa chambre, Marie pensa que c’était déjà trop que cette réunion « préalable » ait eu lieu à Vendôme. Avant de se coucher, elle s’approcha de la fenêtre qu’une pluie rageuse et froide flagellait. Elle la regarda tomber en se disant que c’était un temps affreux pour voyager. Pourtant, elle savait qu’à peine rentrée à La Flotte, elle presserait son départ pour Créteil, même s’il fallait geler pendant quelques jours dans une maison mal préparée à les recevoir, elle et sa grand-mère. Non que l’idée de voir mourir le Cardinal lui fît une peine affreuse : elle le détestait trop pour cela mais, comme Beaufort, l’idée de l’appel à l’Espagne lui déplaisait et, surtout, la pensée que le jeune Cinq-Mars, parvenu grâce au Cardinal aux honneurs, comblé de bienfaits par un roi trop faible, ne songeât qu’à mordre ou même arracher la main nourricière lui faisait horreur.
À Jeannette qui venait l’aider à se déshabiller, elle offrit malgré tout un sourire :
— Nous allons bientôt revoir Paris, Jeannette.
— Mademoiselle est rappelée ?
— Oui et non. Je resterai hors la ville mais toi, rien ne t’empêchera d’aller faire un tour rue des Tournelles. Ou même de regagner l’hôtel de Vendôme. En ce moment, on doit y avoir grand besoin de serviteurs fidèles…
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