Le rayon de soleil qui illumina soudain le visage, si triste auparavant, de la jeune chambrière vint contrebalancer les sombres pensées qui assaillaient Marie et lui permit de trouver le sommeil.

CHAPITRE 7

UNE FIOLE DE POISON

Depuis qu’il avait découvert que Sylvie se trouvait au couvent de la rue Saint-Antoine, Laffemas vivait dans un état d’excitation qui lui faisait presque oublier la menace constante dont il était l’objet. Qu’elle fût si proche et cependant inaccessible irritait un désir qui le tenait éveillé de longues heures nocturnes. Ne pouvant le faire lui-même – son poste le lui interdisait – il faisait surveiller la Visitation jour et nuit sous le fumeux prétexte qu’une conspiratrice de haut lignage et sa suivante venaient de s’y retirer. Il était allé jusqu’à laisser entendre qu’il s’agissait de la duchesse de Chevreuse. Ses sbires devaient suivre l’une ou l’autre femme si d’aventure elles sortaient du couvent. Sachant qu’il n’y avait aucune chance que la « Chevrette », bien connue de la police et toujours à Madrid, fît une apparition rue Saint-Antoine, il s’était attaché à tracer de la prétendue suivante un portrait qui restituait le visage et la silhouette de Sylvie avec une exactitude maniaque. Naturellement, Nicolas Hardy qui connaissait la vérité était le plus souvent de surveillance, ce qui ne l’enchantait pas : cette fille après laquelle on l’avait envoyé courir au bout du monde pour en revenir amoché, il ne la portait pas dans son cœur. Aucune chance qu’elle lui échappe mais, comme il était loin d’être stupide et voulait mettre toutes les chances de son côté, il s’était assuré le concours de deux gamins qui allaient parfois livrer de la chandelle au couvent. Par eux, il apprit qu’une demoiselle de Valaines venait d’être admise chez les novices, information qui mit un comble à l’exaspération de son patron : on pouvait toujours espérer faire sortir une Sylvie réfugiée, mais Sylvie sous le voile d’une future religieuse devenait intouchable.

Les semaines coulant sans que rien ne bouge derrière le portail à guichet grillagé, une espèce de désespoir s’empara du misérable. Il n’avait même pas la ressource de l’apercevoir derrière les grilles du parloir, l’accès des maisons saintes lui étant refusé sauf chez Vincent de Paul qui eût accueilli le diable pour peu qu’il montrât la moindre contrition, mais Mme de Maupeou n’avait pas les mêmes raisons évangéliques que le petit homme pétri de sainteté et d’amour de ses semblables. En outre, il existait entre sa famille et celle de Laffemas une vieille haine datant des guerres de Religion et que les activités du bourreau de Richelieu n’étaient pas faites pour apaiser. Or, celui-ci ne pouvait accepter l’idée que la fille de Chiara fût à jamais perdue pour lui… Il était prêt à suivre n’importe quelle forme d’espoir, fût-elle infâme…

C’est alors qu’il reçut la visite de Mlle de Chémerault.

Ses relations avec le Cardinal avaient parfois conduit la fille d’honneur de la Reine et le Lieutenant civil à se rencontrer. Tous deux en retiraient une satisfaction mutuelle qui n’avait naturellement rien à voir avec un quelconque contact physique mais, fort jolie, fort coquette, fort dépensière et assez peu argentée, la Belle Gueuse, comme on l’appelait, appréciait les petits suppléments de numéraire qu’elle trouvait chez Laffemas en échange d’informations qui n’intéressaient pas Richelieu. Soucieuse de sa réputation, elle ne mettait jamais les pieds au Grand Châtelet, préférant de beaucoup la tranquillité de la rue Saint-Julien-le-Pauvre et l’obscurité à la lumière du jour. Ce qui n’empêche qu’une sorte d’amitié s’était liée entre eux.

Quand elle eut baissé l’épais capuchon de soie ouatée qui couvrait sa tête et laissé tomber le masque de satin qu’elle tenait devant son visage, elle s’installa en face de son hôte et accepta le verre de vin d’Espagne qu’il lui offrait pour la réchauffer :

— Il m’est venu d’autres nouvelles de cette petite dinde de L’Isle que tous croient morte, déclara-t-elle en guise de préambule avec un soupir de satisfaction.

— Oh ! il y a de moins en moins de gens qui restent dans l’erreur en ce qui la concerne.

— Toujours est-il qu’elle vient de ressusciter – fort discrètement ! – à Paris même et sous les voûtes augustes du couvent de la Visitation Sainte-Marie. Elle y est entrée en tant que Mlle de Valaines pour y prendre l’habit de novice…

Laffemas se garda bien de dire qu’il le savait déjà.

En vertu du principe qu’il ne faut jamais décourager les mauvaises volontés. Il feignit l’admiration :

— Mais comme vous êtes habile ! Si jeune, c’est extraordinaire. Comment avez-vous découvert tout cela ?

— Vous avez vos secrets, j’ai les miens. Souffrez que je les garde… Non, si je suis venue vous informer c’est parce que dans le monde ou en religion, la douce Sylvie, le précieux « petit chat » de la Reine, m’insupporte. C’est une insolente, une intrigante qui m’a enlevé sous le nez la place que j’étais en droit d’espérer dans les confidences de Sa Majesté. En outre, elle a même séduit le Cardinal. Quand je suis allée lui porter le billet de Gondi que vous connaissez parce que j’en avais pris copie, il m’a donné l’ordre de l’oublier. C’est ce que je ne lui pardonnerai jamais !

Les yeux mi-clos, Laffemas écoutait avec délices crever l’abcès de haine que cette jolie fille portait en elle. Au nom de cette haine, il avait senti qu’il pourrait lui demander n’importe quoi.

— Est-ce tout ?

— Cela devrait vous suffire ? Pourtant non, ce n’est pas tout. Je ne sais si vous avez connu le jeune marquis d’Autancourt…

— Devenu duc de Fontsomme depuis la mort de monsieur son père ?

— Exactement. J’avais des vues sur lui, mais il a suffi à cette pécore d’apparaître pour qu’il ne me regarde même plus…

— Mais puisqu’elle passe pour morte, vos chances reparaissent.

— Non, parce qu’il ne croit pas, il n’a jamais cru à sa mort. Il dit que si cela était, il l’aurait ressenti dans son cœur…

— Que c’est beau un amour comme celui-là !… mais, je ne saisis pas bien ce que vous attendez de moi aujourd’hui ? Au couvent de la Visitation, Mlle de L’Isle, ou de Valaines ou quel que soit le nom dont on l’appelle, est intouchable…

— Pas si elle était convaincue d’un crime de lèse-majesté ou peu s’en faut.

Le Lieutenant civil haussa les épaules.

— Elle n’a jamais rien commis de tel. À qui ferez-vous croire ça ? Même moi, j’aurais peine à vous suivre sur ce terrain…

Le geste dédaigneux de Mlle de Chémerault laissa entendre que c’était sans aucune importance parce qu’elle avait mieux :

— Mais… au Cardinal et au Roi.

— Vous rêvez !

— Pas le moins du monde. L’idée m’en est venue depuis que l’on poursuit César de Vendôme pour tentative d’empoisonnement. Pourquoi donc cette fidèle servante de la famille ne serait-elle pas entrée dans les vues de son chef ? Que l’on découvre du poison en sa possession ou dans un lieu qu’elle a habité serait pour tous la meilleure des choses car cela confirmerait l’accusation portée contre César. Et pour les douleurs du Cardinal, ce serait une bonne médecine que d’être enfin débarrassé des Vendôme. Il les hait depuis si longtemps !…

— Je continue à penser que vous avez des visions, mademoiselle, et la haine vous égare. Je crois que vous pourriez démolir le Louvre et Saint-Germain, Fontainebleau, Chantilly, Madrid et tous les domaines royaux sans jamais trouver une preuve qui puisse faire d’elle une empoisonneuse.

— Désolée de vous contredire, monsieur le Lieutenant civil, mais quand on veut chercher quelque chose avec la ferme intention de trouver, on y arrive toujours…

De sa manche ourlée de fourrure, elle tira un petit flacon de verre épais et bleu qu’elle fit miroiter entre ses doigts gantés à la lumière des chandelles. Laffemas sursauta et ses pupilles se rétrécirent tandis qu’il tendait la main vers l’objet qu’on ne lui donna pas :

— D’où sortez-vous cela ?

— Peu importe ! Ce qui compte, c’est que ce flacon soit découvert où il faut par qui il faut ! Ensuite, vous n’aurez qu’à envoyer vos gens à la Visitation avec un ordre d’arrestation contre lequel Mme de Maupeou, ou même monsieur Vincent s’il passait par là, ne pourraient rien !

Le Lieutenant de police se leva et fit avec agitation quelques tours dans son cabinet, puis revint donner du poing sur la table :

— Ne comptez pas sur moi pour vous aider. Votre projet est peut-être parfait pour assouvir votre vengeance, mais mène Sylvie de Valaines tout droit à la torture et à l’échafaud. Et moi qui la veux, je n’ai que faire d’un cadavre sans tête ou d’un corps brisé par le bourreau.

— Ne dites donc pas de pauvretés ! Vous me feriez douter de votre intelligence ! Une fois la fille sous les verrous à la Bastille, vous aurez tout loisir d’assouvir votre… passion !

— Sous l’œil du gouverneur, M. du Tremblay, qui m’exècre ?

— Eh bien, vous l’en ferez évader et il ne vous restera plus qu’à la cacher dans un coin tranquille. Elle sera toute à vous et comme vous l’aurez sauvée d’un sort affreux, elle débordera de reconnaissance !

Le tableau était idyllique, mais Laffemas avait de bonnes raisons de douter obtenir jamais la reconnaissance de Sylvie. Il allait dire quelque chose quand sa visiteuse se leva, remit la menue fiole dans sa manche et se disposa à partir. Il protesta :

— Nous n’avons pas fini de débattre à ce sujet, mademoiselle !

— Moi, si !… Ah, j’allais oublier : il va y avoir bal à la Cour en l’honneur du maréchal de La Meilleraye qui nous remporte de si belles victoires et, dans ma garde-robe, je n’ai rien qui convienne. Mes nippes sont vues, revues et fatiguées. Et je veux être belle !

— Ce qui veut dire que vous voulez de l’argent ? Eh bien soit, mais moi, je veux cette fiole.

— Pour que vous la jetiez et laissiez cette petite cruche continuer à m’obséder ? Jamais !

— C’est ça ou rien ! Vous n’aurez plus un liard de moi si vous ne me donnez ce flacon. Je vous jure que ce n’est pas pour le jeter et que j’ai bien l’intention de m’en servir… mais à ma façon ! Où dites-vous qu’on l’a trouvé ?

— Entre deux pierres de la muraille, derrière une tapisserie, au château de Saint-Germain, dans la chambre qu’elle occupait… Mais…

— J’ai dit donnez !

Elle ne se décida à obéir que lorsqu’une bourse assez ronde fut apparue dans la main de Laffemas. Encore fut-ce à regret et sans pouvoir s’empêcher de demander :

— Qu’allez-vous en faire ?

— Elle sera remise au Cardinal par quelqu’un qui ne sera ni vous ni moi dont il n’a que trop tendance à se méfier lorsqu’il s’agit de cette jeune femme. Ou je me trompe fort, ou il fera connaître à Mme de Maupeou qu’il désire s’entretenir d’une affaire grave avec la novice et, comme il se déplace de plus en plus difficilement, on la lui enverra sous bonne escorte. Suivant la façon dont tournera l’entretien dont je guetterai l’issue, j’agirai…

— Et que ferez-vous ?

— Je l’ignore encore, mais que l’on ramène Mlle de Valaines à la Visitation ou qu’on la conduise à la Bastille, le chemin est le même puisque, entre les deux, il n’y a que quelques pas. J’ajoute – pour votre seul plaisir – que je possède à Nogent une assez jolie maison dont elle voudra bien se contenter.

— Si vous imaginez chose pareille, c’est que vous êtes encore plus fou que je ne le croyais, mais faites à votre guise… sinon je m’arrangerai pour agir à la mienne…

Au moment où elle franchissait la porte, il la retint :

— Un mot encore. En quelles circonstances avez-vous découvert le flacon ?

— Oh, c’est simple : j’étais mécontente depuis longtemps de ma chambre au château et j’ai enfin réussi à obtenir que l’on m’en donne une autre : celle justement occupée jadis par le « chaton ». Naturellement j’ai procédé à quelques aménagements… et j’ai trouvé le flacon. C’est tout simple, comme vous le voyez.

Lorsque le roulement de sa voiture se fut éteint dans la nuit, Laffemas resta songeur, l’œil fixé sur la fiole qu’il avait posée devant lui sur sa table à écrire. Il ne doutait pas qu’il s’agisse là d’un roman forgé de toutes pièces par l’avide Chémerault et que le poison ne lui vînt de quelque mystérieuse provenance. Ce qui ne laissait pas d’être inquiétant, cette aimable demoiselle semblant pouvoir s’en procurer à volonté. N’était-ce pas ce qu’elle sous-entendait en prévenant que si le projet de Laffemas devait échouer, elle le reprendrait sur nouveaux frais ? Auquel cas, il vaudrait mieux s’abstenir dans les temps à venir de partager avec la Belle Gueuse quoi que ce soit de comestible…