— En attendant, acheva-t-il tout haut, il faut essayer de découvrir où elle se procure la drogue. Ça, c’est mon métier !

À la Visitation Sainte-Marie, cependant, Sylvie menait une existence beaucoup plus agréable qu’elle ne l’avait craint. Certes, la règle et la Mère supérieure étaient sévères, mais sur son île Sylvie s’était habituée à une vie plutôt austère, et elle ne souffrait guère des jeûnes fréquents. En revanche, le manque de sommeil régulier commandé par les offices de nuit lui était pénible, ainsi que les longues stations à genoux sur les dalles de la chapelle, mais ces petits inconvénients étaient compensés par l’atmosphère douce et sereine qui l’environnait. Les femmes qu’elle côtoyait journellement étaient là par choix délibéré et non par contrainte. Ainsi, ce fut une joie pour elle de retrouver sœur Louise-Angélique.

Toujours aussi belle mais d’une beauté plus éthérée sous le sévère costume noir, toujours aussi douce, sœur Louise marqua un vrai plaisir de cette rencontre inattendue avec celle que l’on ne connaissait au couvent que sous le vocable de Marie-Sylvie. Grâce à elle qui était alors maîtresse des novices, celle-ci fut vite appréciée de ses compagnes, trois sœurs, surtout, Anne, Élisabeth et Marie Fouquet qui étaient les nièces de la supérieure, filles de sa sœur mariée à un conseiller d’État, François Fouquet, venu à la magistrature par le haut commerce. Ce couple, véritable modèle de chrétiens, lié à monsieur Vincent, aux Arnauld, à tout ce monde vertueux suscité par la Contre-Réforme et que protégeait Richelieu, comptait une dizaine d’enfants, six ou sept filles et trois garçons, qui tous avaient embrassé le service de Dieu : les filles dans divers couvents, les garçons dans les ordres. À l’exception d’un seul, le plus doué, le plus brillant de tous, destiné à continuer la famille en l’illustrant autant qu’il serait possible. À ce jour, le patriarche avait cessé de vivre et le chef de famille était sans doute l’aîné des fils, évêque de Bayonne, mais surtout ce jeune Nicolas, maître des requêtes auprès du Parlement de Paris, déjà possesseur d’une belle fortune encore augmentée par un riche mariage et qui venait parfois au parloir de la Visitation saluer ses « novices » ou, dans la chapelle, s’incliner sur la tombe de son père ou de sa jeune épouse morte en couches.

À plusieurs reprises, Sylvie rencontra Nicolas Fouquet et une sympathie naquit entre eux, prolongement de celle, toute spontanée, qui la liait déjà à sa sœur Anne. C’était un jeune homme au visage fin et intelligent animé par de beaux yeux gris et un sourire qui manquait rarement sa cible. Brun, pas très grand mais d’une taille élégante et bien prise, toujours admirablement vêtu, le jeune maître des requêtes ne devait pas rencontrer beaucoup de cruelles si l’on en jugeait par les regards appuyés de certaines visiteuses lorsqu’il se trouvait avec elles au parloir. Ses sœurs l’adoraient et Sylvie elle-même se surprit à penser que si son cœur n’appartenait à François, elle se fût montrée peut-être sensible au charme de ce séduisant garçon qui n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle faisait dans un couvent et le lui répétait chaque fois qu’il la voyait.

Mais le grand bonheur de Sylvie fut de retrouver son parrain. Par une faveur spéciale due à la situation un peu exceptionnelle de la « novice », ils se revirent non au grand parloir mais dans celui réservé à la Mère supérieure et dépourvu de grilles. Là ils eurent tout le loisir de tomber dans les bras l’un de l’autre avec une émotion qui, sur l’instant, leur ôta la parole. Ce fut seulement après de nombreuses embrassades, celles d’un père retrouvant sa fille perdue, d’une fille de nouveau réunie à son père, que Perceval écarta Sylvie à bout de bras pour mieux la regarder :

— Je n’aurais jamais cru pouvoir vivre loin de vous si longtemps ! soupira-t-il, et c’est une épreuve que de vous retrouver sous cet habit.

— Est-ce qu’il ne me va pas ? fit Sylvie, virant sur ses talons en un geste rassurant sur l’état de sa coquetterie ancienne.

— Si, mais il cache vos beaux cheveux, ce qui est dommage. Et puis, il vous grandit… Mais peut-être est-ce vous qui avez grandi après tout ce temps ?

— Je le crois, en effet, sourit Sylvie. Il me semble que je vois les choses d’un peu plus haut… mais pas au point d’en avoir le vertige ! Oh, mon cher parrain ! J’ai si souvent pensé à vous ! Croyez-vous qu’il me sera un jour possible de revivre auprès de vous ? À présent, je ne demande rien de plus à l’existence…

Raguenel se mit à rire :

— Mais il faut demander plus ! Vous avez la vie devant vous et j’espère que vous saurez l’employer à autre chose que faire la lecture ou concocter des tisanes pour un futur vieillard.

Le visage de Sylvie s’assombrit :

— C’est pourtant ce que je souhaite le plus. Voyez-vous, même si François se mettait à m’aimer par je ne sais quelle alchimie du destin, il y aurait toujours entre nous ce poids d’horreur que je traîne après moi. En outre, il aime ailleurs et il est tellement plus haut que moi !

— Il n’y a pas que lui au monde ! s’impatienta Perceval. Je sais combien vous l’aimez, ma douce, mais vous avez droit à une vie à vous, qui ne soit pas l’ombre de la sienne. N’aimeriez-vous pas avoir des enfants ?

— Oh si ! Mais… pour avoir des enfants il faut un époux… et je crois bien que je préfère encore épouser le Seigneur !

— Le réduire à l’état de pis-aller n’est guère flatteur pour lui.

— Oh, il a tant de fiancées ferventes que je passerai dans la masse ! Lui au moins sait ce que j’ai dû subir. Si je devais l’avouer à quelque autre, j’en mourrais de honte. Et d’ailleurs, qui voudrait de moi à présent ?

— Taisez-vous ! Je vous défends ce genre de discours qui est blasphème. Quand nous pourrons vous tirer de là, vous n’aurez aucune peine à vous marier si vous le souhaitez…

Après cette entrevue, Perceval était revenu à plusieurs reprises, mais mêlé aux autres visiteurs du parloir qui était sans doute le plus élégant et le mieux fréquenté de tout Paris.

Ce jour-là, il n’était pas venu seul. Soudain confuse, Sylvie découvrit derrière la grille la haute et mince silhouette de son amoureux d’autrefois qui était alors un ami cher, celui qu’elle appelait encore Jean d’Autancourt. Mais le plaisir l’emporta vite sur la confusion et Sylvie tendit spontanément vers lui deux mains si menues qu’elles passèrent sans peine à travers les barreaux de bois :

— Mon cher marquis ! Quelle joie de vous revoir !…

— C’est monsieur le duc qu’il faut dire, Sylvie, corrigea Raguenel avec un sourire. Notre ami a eu la douleur de perdre le maréchal son père…

— Ni l’un ni l’autre ! coupa le jeune homme. J’étais Jean pour vous autrefois et je voudrais bien le rester…

— Je ne demande pas mieux. J’ai appris aussi que vous êtes à présent diplomate et que l’on vous avait envoyé en mission auprès de Mme la duchesse de Savoie…

— C’était fort intéressant, mais grâce à Dieu je n’y suis pas resté. Je ne me le serais jamais pardonné : en rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre de Mlle de Hautefort qui m’appelait en Vendômois. Malheureusement, quand je suis arrivé là-bas, il n’y avait plus personne. Mme de La Flotte et sa petite-fille étaient parties sans dire où elles allaient. J’ai appris qu’elles avaient reçu pendant quelque temps une jeune fille nommée Sylvie et sa suivante que l’on appelait Jeannette. Alors je suis revenu à Paris pour y voir M. le chevalier de Raguenel qui avait…

— Bien des choses à lui apprendre, compléta Perceval avec un regard significatif qui empourpra Sylvie.

— Quoi, vous lui avez dit ?

— Tout ce qu’un homme doit savoir lorsqu’il recherche une femme en mariage, dit gravement le chevalier. Tout sauf le nom du monstre. Nous le lui apprendrons quand il ne sera plus un danger pour quiconque…

— C’est ridicule, protesta le jeune homme. Je suis en état d’affronter n’importe quel danger et le Roi me voit avec faveur.

— Je n’en doute pas, mais vous joueriez votre tête sans aucun bien pour qui que ce soit. Croyez-moi ! Mieux vaut attendre ! Je vous le dirai en temps voulu.

À ce moment une religieuse, les mains au fond de ses manches, s’approcha de Sylvie et se pencha pour lui parler à l’oreille. Celle-ci se leva aussitôt :

— Je vous prie de me pardonner, dit-elle à ses visiteurs, mais Mme la supérieure me demande en son privé et je dois…

— Nous partons ! dit aussitôt Perceval. Il ne faut pas la faire attendre…

— Mais nous reviendrons, n’est-ce pas ? Vous voulez bien que je revienne ? pria le jeune duc…

— Je serai toujours heureuse de vous voir, lui jeta Sylvie en s’éloignant pour suivre la sœur.

La pièce où la mère Marguerite recevait ses visiteurs ne ressemblait en rien au salon d’une grande dame : une table de chêne à pieds tors, deux chaises de paille, un chandelier et un prie-Dieu, mais, au mur, un grand Christ en croix de Philippe de Champaigne offert par le Roi apportait sa note de douloureuse splendeur. Lui faisant face, un homme vêtu de noir mais avec l’élégance d’un collet et de manchettes en très belle dentelle attendait debout. Il se détourna quand Sylvie entra, mais celle-ci eut l’impression de l’avoir déjà vu.

— Voilà Mlle de Valaines, dit la supérieure en allant au-devant d’elle. Mon enfant, voici M. de Chavigny. Il est secrétaire d’État et des proches de Son Éminence qui vous réclame. Il vient vous chercher afin de vous conduire au Palais-Cardinal…

— Moi ? Mais… je croyais que le Cardinal ignorait que je fusse à Paris.

— Le Cardinal sait toujours tout, mademoiselle ! Veuillez vous préparer à me suivre !

Et comme Sylvie manifestait son incompréhension, mère Marguerite reprit la parole :

— Mieux vaut que vous retrouviez, pour cette visite, vos vêtements du monde. Il ne serait pas convenable que l’on vît sortir de chez nous une nonne revêtue. D’ailleurs, vous ne l’êtes pas encore, ajouta-t-elle avec un bon sourire.

— Comme il vous plaira mais… j’avais des visiteurs au parloir. Puis-je aller les saluer avant de suivre monsieur ?

D’un geste vif, Chavigny s’y opposa :

— Non. Ils vont être avertis que vous avez une tâche à accomplir et que… vous espérez les revoir bientôt. Allez ! Allez vite ! Son Éminence n’aime pas attendre !

Cela, Sylvie le savait depuis longtemps, aussi se hâta-t-elle d’aller changer d’habits. Quelques minutes plus tard, elle montait dans une voiture aux armes du Cardinal dont les mantelets étaient rabattus. M. de Chavigny monta auprès d’elle et la voiture partit pour aller vers le Louvre et le Palais-Cardinal en suivant la rue Saint-Antoine mais, outre que le chemin lui parut singulièrement long, Sylvie s’aperçut que l’on tournait plusieurs fois à droite, puis à gauche, puis encore à droite. Elle se pencha pour soulever le mantelet mais son compagnon qui gardait le silence depuis leur départ s’y opposa.

— Restez tranquille !

— Vous avez dit que nous allions…

— Là où Son Éminence veut que vous alliez ! Ainsi, tenez-vous en repos. D’ailleurs, nous arrivons !

L’inquiétude de Sylvie augmenta en constatant que l’on franchissait un corps de garde, puis un autre après être passé sur un pont de bois. Une cloche sonna cinq coups, des commandements se firent entendre, et quand enfin la portière s’ouvrit et que l’on abaissa le marchepied, quand on la fit descendre, elle eut l’impression d’arriver au fond d’un puits formé de bâtiments noirâtres et de grosses tours rondes aux créneaux desquelles paraissaient des bouches de canon. La Bastille ! On lui avait fait parcourir tout ce chemin pour la conduire à la Bastille qui n’était qu’à quelques pas de la Visitation !

Chavigny la laissa apprécier la surprise qu’il lui réservait, s’attendant peut-être à des cris, des larmes, des protestations, mais Sylvie avait trop subi de coups du destin pour ne pas privilégier son orgueil et le souci de sa dignité. Le regard qu’elle posa sur son compagnon était glacé :

— Est-ce donc ici que Son Éminence m’attend ?

— Non. Vous la verrez plus tard… peut-être.

— Alors pourquoi cette comédie ? Car c’en est une, n’est-ce pas ? Jamais Mme de Maupeou n’aurait consenti à me laisser partir si elle avait su où vous m’emmeniez.

— En effet, mais il arrive que le service du Cardinal comme celui de l’État, ce qui est la même chose, exige que l’on emploie le mensonge.

Sylvie s’offrit le luxe de lever un sourcil insolent :

— Le Cardinal et l’État même chose ? Que faites-vous du Roi, monsieur ?