L’autre haussa des épaules agacées :

— Je me suis mal exprimé. Entrons maintenant. On va vous conduire à votre logement.

Ce fut en passant au greffe que Sylvie apprit pour quelle raison on l’emprisonnait : elle était accusée d’avoir eu l’intention, de compte à demi avec le duc César de Vendôme, d’empoisonner le cardinal de Richelieu et même le roi Louis XIII.

Cette fois, elle eut vraiment peur et ce fut en serrant les dents pour contenir sa terreur qu’elle se laissa conduire au long d’un bel escalier à vis, assez large pour que trois personnes puissent le monter de front, qui la mena au second étage d’une des tours. Mais au lieu du cachot sordide qu’elle redoutait, on l’y abandonna dans une grande chambre pourvue d’une cheminée, d’un lit habillé de courtine de serge verte, d’une table, de deux escabeaux et de quelques ustensiles de toilette. De tout cela, Sylvie ne vit rien sinon le lit où elle alla s’abattre, secouée de sanglots trop longtemps retenus tandis que, sous la main rude du porte-clefs, claquait la ferraille des verrous refermés sur elle.

Le lendemain de ce jour, Jean de Fontsomme retourna au couvent. Il n’avait pas aimé l’éclipse de son étoile et moins encore l’explication qu’on lui avait donnée : sœur Marie-Sylvie était retenue par une tâche urgente. Le profond amour qu’il portait à la jeune fille l’avait tenu éveillé toute la nuit, lui soufflant que quelque chose d’inhabituel sinon d’anormal s’était produit. Et, de fait, quand, accueilli par la sœur tourière, il demanda une entrevue avec la novice, il lui fut répondu aussitôt que ce n’était pas possible et que, jusqu’à nouvel ordre, il était préférable de ne pas renouveler sa demande. De toute évidence, on lui cachait quelque chose. Sachant depuis longtemps que faire parler une religieuse sans l’approbation de sa supérieure relevait du miracle, il n’insista pas, remonta à cheval et s’en alla chez Perceval qu’il trouva dans sa « librairie », roulant dans sa tête des pensées dont Sylvie était le centre. Aussi écouta-t-il avec une sorte de passion ce que son jeune ami avait à lui dire.

— J’y vais ! décida-t-il, et je demanderai un entretien à la Mère supérieure. Je suis le parrain et le tuteur de Sylvie : elle devra me répondre.

Or, ce qu’elle fit répondre fut une fin de non-recevoir courtoise mais ferme. Pas assez cependant pour décourager le visiteur qui allait se lancer dans un ardent plaidoyer quand un beau jeune homme qui venait d’entrer et avait entendu la réponse de la religieuse s’avança, salua Perceval avec une grâce parfaite, puis, s’adressant à la tourière :

— Comment se fait-il que ma tante refuse de recevoir ce gentilhomme ? Serait-elle souffrante ? Il faudrait que ce soit grave, alors ?

— Non… mais…

La fin du mot, une sorte de bêlement, amena un sourire sous la fine moustache de l’inconnu :

— Allez, s’il vous plaît, lui dire que j’accompagne monsieur…

— Chevalier Perceval de Raguenel, écuyer honoraire de Mme la duchesse de Vendôme, compléta celui-ci avec un salut.

— Le chevalier de Raguenel qui est de mes bons amis ! Je la prie de nous accorder un instant d’entretien. Puis, avec un regard au visage angoissé du visiteur. « Ajoutez qu’il est très malheureux et que je ne l’ai jamais vue fermer sa porte à quelque douleur que ce soit ! Je me nomme Nicolas Fouquet, ajouta-t-il quand la sœur eut disparu, maître des requêtes au Parlement de Paris. Mère Marguerite est la sœur de ma mère. »

En tout cas, celle-ci devait beaucoup aimer son neveu et lui faire entière confiance car très vite les deux hommes franchirent le seuil de son austère cabinet qu’elle parcourait de long en large, les mains au fond de ses manches et dans une agitation qu’on ne lui connaissait pas. Elle s’arrêta en les voyant entrer et tout de suite attaqua :

— En forçant ainsi ma porte, mon cher Nicolas, vous me mettez dans une situation cruelle. Et je ne suis pas certaine que vous ne m’ayez menti : monsieur est-il votre ami ?

— De fraîche date, je veux bien l’admettre, mais vous n’ignorez pas, madame, que je ne supporte pas de voir quelqu’un malheureux. À présent, je vous le laisse…

— Non, coupa Perceval. Vous avez, monsieur, acquis le droit d’apprendre ce qui m’amène ici. Ma mère, par pitié, me direz-vous ce qu’il est advenu de Mlle de Valaines ma pupille…

— Si seulement je le savais ! lâcha-t-elle en lui jetant un regard où il put lire une véritable angoisse.

— Quoi ? s’écria Fouquet. Cette charmante jeune fille dont ma sœur Anne est devenue l’amie ? Qu’a-t-il pu lui arriver ?

Mme de Maupeou garda le silence mais, visiblement, elle brûlait de se décharger le cœur d’un gros souci et la réponse ne tarda guère :

— Hier, après dîner, j’ai reçu la visite de M. de Chavigny, secrétaire d’État auprès du cardinal de Richelieu, porteur d’une lettre de celui-ci. Lettre aux termes de laquelle Son Éminence me demandait de vouloir bien confier Mlle de Valaines au dit Chavigny afin qu’il la lui amène pour un entretien confidentiel… Il m’était impossible de refuser ce que le Cardinal demandait, surtout apporté par un personnage de cette importance. En outre, Mlle de Valaines n’est ici que novice… et encore ! Elle a donc repris l’habit civil pour suivre M. de Chavigny qui devait me la ramener. Et…

— Et elle n’est pas rentrée ? compléta Perceval dont une angoisse grandissante serrait le cœur en pensant à ce qu’avait déjà vécu Sylvie après s’être rendue au château de Rueil.

— Avez-vous envoyé chez Son Éminence ? demanda le jeune Fouquet.

— Oui. Je ne sais pourquoi, j’ai été prise d’un doute… Comme le temps passait sans la ramener, j’ai prié notre aumônier de porter un message au Palais-Cardinal et il m’a rapporté ceci.

Elle tendit à Perceval un court billet de la main même de Richelieu et qui lui fit dresser les cheveux sur la tête :

« Soupçonnée de collusion avec le duc César de Vendôme dans la tentative d’empoisonnement dont il est accusé, Mlle de Valaines a, sur mon ordre, été incarcérée au château de la Bastille jusqu’à ce que lumière soit faite. Signé : Richelieu. »

— Lisez, monsieur, dit Perceval en tendant le billet à son nouvel ami, vous en avez acquis le droit…

La réaction du jeune homme fut spontanée :

— Grotesque ! Une empoisonneuse, cette enfant ? Il faut ne l’avoir jamais regardée en face pour croire une chose pareille ! Elle a un regard transparent. On peut voir jusqu’au fond de son âme…

— Le Cardinal la connaît bien, pourtant. Lorsqu’elle était fille d’honneur de la Reine, elle est allée chanter pour lui à plusieurs reprises.

— Aïe ! Tout cela n’est pas bon. Si Richelieu peut supposer qu’elle l’a joué, il sera impitoyable – il l’est toujours, du reste, mais si son amour-propre est en jeu…

— Monsieur, monsieur, vous m’effrayez ! gémit Perceval.

Fouquet lui sourit :

— Pardonnez-moi, l’habitude de mettre les choses au pire ! Je suis avocat de formation, voyez-vous… et, d’ailleurs, je vous propose de défendre votre filleule si cette affaire vient en justice ! Croyez-moi, je suis assez habile.

— Je n’en doute pas… et je vous remercie. Merci aussi à vous, madame, de m’avoir appris la vérité.

— J’aurais voulu vous l’épargner mais je suis comme mon neveu, je n’arrive pas à croire à sa culpabilité. C’est une enfant délicieuse… et si spontanée. La savoir à la Bastille me navre ! Sans compter ce que je vais devoir dire à Mme de La Flotte qui me l’avait confiée…

— À chaque jour suffit sa peine, ma tante ! Je vous baise les mains. Venez, chevalier, allons chez moi nous entretenir de cette accusation invraisemblable…

— Que de grâces ! Mais plus tard, s’il vous plaît. Je dois d’abord rentrer chez moi où m’attend un jeune homme qui…

— N’en dites pas plus ! Allez vite auprès de lui. Vous me verrez quand vous le souhaiterez. J’habite rue de la Verrerie.

En rentrant chez lui, Perceval ne cessa de regarder vers la Bastille dont les tours formidables dressaient un mur au bout de la rue Saint-Antoine. Sa petite Sylvie, si charmante, si délicate, dans ce monstre de pierre ! Pourtant, en dépit de la terrible menace suspendue sur sa tête, Raguenel ne put s’empêcher d’éprouver un grand soulagement. Il avait eu tellement peur que l’horrible aventure ne recommence et que l’enfant soit de nouveau livrée au sadique assassin de sa mère. Certes, on pouvait craindre que le Lieutenant civil ne pénètre jusqu’à elle, mais l’on savait avec quelle rigueur Charles du Tremblay, frère de la défunte Éminence grise, menait sa forteresse et ceux qui y officiaient. C’était un homme d’une austère piété et aucun attentat ne pouvait se perpétrer dans un château dont il avait la garde pour le Roi.

Ce fut ce qu’il tenta d’expliquer à Jean lorsqu’il le retrouva dans sa bibliothèque. Le jeune duc écouta son récit sans mot dire, mais à peine Perceval l’eut-il achevé qu’il prit ses gants et son chapeau en déclarant qu’il allait au Roi. Comme Perceval lui représentait que c’était prématuré et que l’on pouvait peut-être en discuter auparavant, il déclara d’un ton qu’on ne lui connaissait pas :

— L’innocence de Mlle de Valaines ne se discute pas ! Ni les moyens de la tirer d’un sort aussi affreux, aussi injuste !

— Mais que direz-vous au Roi ?

— Qu’avant de rejoindre, sous Perpignan, M. le maréchal de Brézé qui commande l’armée, j’entends que l’on rende à sa famille la future duchesse de Fontsomme !

— Vous voulez toujours l’épouser ? En dépit de… ce que je vous ai raconté ?

— Plus que jamais car je veux, justement, lui faire oublier jusqu’au nom de son bourreau. On ne rejette pas une martyre, chevalier, on l’aime davantage !

Mais, lorsque Jean de Fontsomme parvint à Saint-Germain, le Roi en était parti avec sa maison depuis quelques heures pour Fontainebleau, d’où il prendrait la route du Roussillon.

Il emmenait avec lui Cinq-Mars…

Jean n’essaya même pas de voir la Reine dont la puissance était nulle et dont il se méfiait un peu. Sa route lui parut toute tracée : il rentra chez lui, ordonna que l’on prépare son départ puis alla faire ses adieux à Perceval de Raguenel :

— Je reviendrai avec ce que je veux ou je ne reviendrai pas ! lui déclara-t-il.

— Ce qui, mon ami, serait stupide ! Sylvie a besoin de vous vivant ! Le beau secours que vous lui apporteriez de l’autre monde !

Le jeune homme se mit à rire :

— Vous avez raison ! Voilà que je donne dans la grandiloquence ! Je vous promets de tout faire pour me protéger… sauf en un seul cas !

— Je sais ! Moi non plus, en ce cas, je n’aurais plus envie de hanter la terre. Dieu vous garde !

— Dieu la garde, elle, avant tout !

Plusieurs jours passèrent sans que Sylvie reçût d’autre visite que celles du geôlier. En dehors de la privation de liberté et de la semi-obscurité où la tenait le soupirail grillé ouvert haut dans une muraille épaisse d’environ deux mètres, le régime de la prison n’était pas pénible : la nourriture était excellente, et trop abondante pour elle. On ne la laissait manquer ni de linge propre ni de savon. Il n’empêche qu’elle vivait dans la hantise de la terrible accusation que l’on faisait peser sur sa tête : complicité d’empoisonnement avec le duc César. Le malheur voulait que ce fût vrai en partie depuis la fameuse nuit dans l’hôtel désert du Marais où il lui avait remis un flacon dont le contenu était destiné au Cardinal s’il faisait emprisonner François pour avoir tué un homme en duel[36]. Et ce flacon, elle l’avait accepté parce qu’elle ne pouvait agir autrement mais elle s’était bien juré de ne jamais s’en servir, sinon sur elle-même, et elle l’avait caché comme l’on sait. Qui donc avait pu le trouver dans cette faille du mur dissimulée par une tapisserie ? Qui donc surtout avait fait la relation avec elle alors que tant de mois, des années même, avaient coulé depuis qu’elle avait quitté le Louvre ?

Ces questions, elle ne cessait de les ressasser. Elles lui ôtaient le sommeil, l’appétit aussi, et elle devait se forcer pour absorber la nourriture nécessaire à la bonne conservation de ses facultés : elle ne voulait pas, quand on la traduirait devant ses juges, offrir l’image d’une loque humaine se soutenant par sa seule volonté. Mais que le temps lui semblait long !

Elle n’avait pour se distraire que les bruits de la forteresse, la cloche de l’horloge frappant tous les quarts d’heure, le cliquetis de clefs, de verrous tirés et refermés, le pas des sentinelles sur les chemins de ronde, les allées et venues dans la cour, des plaintes parfois et parfois aussi l’écho d’une chanson lancée par une grosse voix, pas bien loin d’elle :