Vive Henri IV, vive ce roy vaillant

Ce diable à quatre a le triple talent

De boire et de battre et d’être un vert galant…

Étonnée car ce prisonnier-là semblait heureux de vivre, elle demanda au porte-clefs s’il pouvait lui dire son nom. L’homme se mit à rire :

— Pour sûr ! C’est le maréchal de Bassompierre, ma petite demoiselle ! Un rude gaillard lui aussi, et s’il chante si fort, c’est parce que je lui ai dit qu’il y avait une jolie petite dame juste au-dessus de lui. C’est sa façon de vous faire la cour…

— Et… il est là depuis longtemps ?

— Bientôt douze ans, mais il a pas l’air de s’ennuyer : il mange bien, boit encore mieux et écrit ses mémoires. P’t’être qu’il mourra ici. L’est plus jeune, vous savez.

— Et qu’a-t-il fait pour être embastillé ?

— Ça j’en ai aucune idée. Et si j’le savais, j’vous l’dirais pas parce que j’ai pas le droit. Mais j’lui dirai qu’vous appréciez sa musique. Ça lui f’ra plaisir !

Le maréchal en effet chanta de plus belle, tout en variant son répertoire. Sylvie lui en fut reconnaissante, cette voix sans visage lui donnait l’impression d’avoir un ami et sa peur, à l’entendre, s’apaisait un peu. Une nuit, cependant, alors qu’elle venait de se coucher, sa porte s’ouvrit et le geôlier parut. Il n’était pas seul : un des officiers de la Bastille l’accompagnait et aussi quatre soldats. Sylvie dut s’habiller sous les yeux de cet homme mais elle renonça à se coiffer, ses doigts tremblaient trop.

Encadrée par les soldats, elle descendit, traversa une partie de la cour qu’éclairaient à peine les pots à feu placés sur le rempart, passa sous une porte basse et finalement se retrouva dans une salle, basse elle aussi mais longue et dont les voûtes étaient soutenues par de gros piliers. Contre le mur du fond percé d’une étroite fenêtre en fer de lance, elle aperçut une table éclairée par des chandeliers derrière laquelle étaient assis trois hommes, deux aux cheveux coupés au carré encadrant un autre à la crinière plus longue et grise. Un quatrième écrivait, assis sur le côté à une table plus petite. Les gardes menèrent Sylvie devant les juges – ils ne pouvaient être que cela – et se retirèrent à l’entrée de la salle. En dépit de sa peur, la prisonnière poussa un léger soupir de soulagement car elle avait craint, un moment, de se trouver en face du Lieutenant civil qui hantait ses nuits.

L’homme du milieu était un commissaire du Châtelet. Il leva les yeux des papiers qu’il compulsait et les posa, aussi froids que ceux d’un basilic, sur la prisonnière.

— Vous vous appelez Sylvie de Valaines et vous avez été recueillie et élevée par Mme la duchesse de Vendôme qui vous a introduite à la Cour sous un faux nom pour y devenir fille d’honneur de la Reine.

Richelieu connaissant tout d’elle, Sylvie ne s’étonna pas de voir cet homme si bien renseigné. Curieusement, elle y puisa une force nouvelle pour se défendre pied à pied :

— Ce n’est pas un faux nom, dit-elle avec plus de calme apparent qu’elle n’en éprouvait. Le fief de L’Isle en Vendômois m’a bel et bien été conféré par le duc César à la demande de la duchesse.

— Pour s’être montrés si généreux, il fallait que l’on vous aime beaucoup. Il est bien évident que la reconnaissance s’imposait et sans doute aussi l’affection…

— C’est vrai. J’aime et je respecte infiniment la duchesse…

— Et le duc César ?

— Moins. Il m’a toujours considérée comme une intruse et me reprochait l’amitié que me donnaient ses enfants.

— Ah ! Il vous la reprochait ? Dans ce cas, on peut supposer que vous ayez accepté de l’aider afin de vous faire mieux voir de lui…

— De l’aider à quoi ?

— Mais… à empoisonner Mgr le Cardinal qui vous honorait d’une certaine faveur ?

Une brusque colère empourpra les joues de Sylvie.

— Son Éminence, en effet, me faisait l’honneur de m’appeler parfois afin que je lui chante quelques chansons… et je n’ai pas pour habitude d’empoisonner les gens qui m’accueillent aimablement !

— Oseriez-vous affirmer que le duc César ne vous a jamais remis la fiole de poison que l’on a trouvée dans votre chambre ?

— Ma chambre ? Mais vous devriez savoir, monsieur, que les filles d’honneur de la Reine n’ont pas de chambre attitrée, qu’elles peuvent passer de l’une à l’autre. Ainsi, quand j’étais au Louvre, je logeais dans une pièce où logeait avant moi Mlle de Châteauneuf qui se mariait et je suppose qu’après mon départ on l’a donnée à quelqu’un d’autre. Or, il y a longtemps que je ne suis plus fille d’honneur et je voudrais savoir, si l’on a trouvé une fiole suspecte, pour quelle raison elle m’appartiendrait plutôt qu’à une autre ?

— Parce que vous êtes liée à des gens qui manient le poison avec une certaine dextérité. Parlez-moi de votre chambre à Saint-Germain.

Un énorme point d’interrogation se forma dans l’esprit de Sylvie. Pourquoi diable lui parlait-on de Saint-Germain où elle n’avait jamais emporté le maudit dépôt ?

— Au Château-Neuf de Saint-Germain, c’est encore mieux car, les bâtiments étant moins vastes, nous étions deux et parfois trois quand il y avait grand service d’Honneur. Je partageais la chambre de Mlle de Pons.

— Songeriez-vous à faire peser sur elle une accusation ?

— Dieu m’en garde ! Mlle de Pons n’a sûrement rien à se reprocher. Si l’on a trouvé une fiole, elle pouvait être dans sa cachette depuis des décennies. Pourquoi pas depuis le temps de la reine Marie ? Chez les Médicis, le poison était, il me semble, d’usage courant ?

— Nous nous égarons et je vous conseille de ne pas vous écarter du sujet. Ainsi, vous niez avoir eu cette fiole en votre possession ?

— Mais quelle fiole ? Montrez-la moi, au moins ?

— Nous ne l’avons pas ici. En revanche, nous possédons quelques moyens de délier les langues qui se refusent à l’usage de la vérité…

Sylvie blêmit et sentit ses jambes moins assurées. Dieu tout-puissant, si on lui appliquait la question, jusqu’à quel point l’endurerait-elle sans avouer n’importe quoi pour faire cesser la souffrance ? Elle trouva pourtant le courage de répondre :

— Je n’en doute pas mais, ce dont je doute, c’est que la vérité, la vraie, puisse s’obtenir avec de tels moyens.

— Il est des exemples nombreux et convaincants… Mais répondez d’abord à une dernière question : vous niez avoir jamais reçu du duc César de Vendôme une fiole de poison destinée au Cardinal… ou au Roi ?

Le cœur de Sylvie manqua un battement. Elle avait toujours eu horreur du mensonge mais cette fois sa vie, celle de César et peut-être d’autres plus chères à son cœur en dépendaient. Elle se dressa, bien droite, regarda le juge dans les yeux et affirma :

— Je le nie formellement.

— Bien !

Le juge fit un signe et deux soldats vinrent prendre la prisonnière chacun par un bras pour la mener dans une salle voisine. Devinant ce qui l’attendait elle s’efforça de résister, mais c’était peine perdue. Elle se trouva en face d’un terrifiant appareillage disposé autour d’un lit en bois grossier garni d’un matelas de cuir taché et roussi par endroits et de deux treuils, l’un à la tête, l’autre au pied, avec les cordes permettant d’étirer les membres du patient. À côté, devant un fauteuil à lanières de cuir, les ais de bois que l’on appelait brodequins, le marteau et les coins que l’on enfonçait entre eux pour faire éclater les genoux et les jambes. Il y avait aussi de longues tiges de fer plongées dans un brasero flambant et, dans les ombres au fond de la pièce, une grande roue armée de pointes de fer. Un homme aux énormes bras nus et musclés sortant d’un justaucorps en cuir taché et roussi comme le matelas veillait sur tout cela comme un génie malfaisant. Au bord de la nausée, la malheureuse sentit ses jambes se dérober sous elle tandis que le juge, avec un luxe de détails, lui expliquait le fonctionnement de ces abominables instruments. Elle ferma les yeux, attendant le moment où on la coucherait sur ce lit, espérant un évanouissement qui ne venait pas et ne viendrait jamais. Sa jeunesse et sa belle santé la privaient de cette échappatoire si fort en honneur chez les dames de la bonne société. De toutes ses forces, elle appela le Ciel à son secours dans une prière aussi fervente que désordonnée. Et soudain, elle entendit :

— Maintenant que vous avez compris ce qui vous attend, on va vous ramener chez vous afin que vous puissiez réfléchir, mais sachez que vous serez entendue à nouveau une nuit prochaine et que si vous vous obstinez dans votre coupable silence, vous ferez connaissance avec les talents de notre bourreau… Vous parlerez, croyez-moi ! Il n’est pas d’exemple…

Plus morte que vive, Sylvie regagna sa chambre. Son cœur cognait dans sa poitrine, si fort qu’elle eut l’impression qu’il allait l’étouffer. Elle se sentait si mal en point qu’elle se laissa tomber sur son lit sans avoir la force d’ôter de nouveau ses vêtements et là, comme au soir de son arrivée, elle éclata en sanglots désespérés qui la secouèrent un long moment, avant de plonger dans un sommeil peuplé de cauchemars.

Le jour revenu et avec lui plus de lucidité, Sylvie s’efforça de chercher une issue à l’horrible situation où elle se trouvait. Certes, le duc César vivait en Angleterre d’où il n’envisageait sans doute pas de revenir et il n’avait rien à craindre des aveux que l’on pourrait arracher à Sylvie, mais elle pensait au reste de la famille : la duchesse, Élisabeth et, surtout, François. Un instant, la prisonnière caressa l’idée d’un échafaud où ils pourraient monter ensemble et mourir en se tenant la main mais elle savait bien que c’était pure folie et qu’elle gravirait seule les degrés fatals. Ainsi, rien ne pouvait la sauver de l’épée du bourreau sinon la mort qu’elle-même se donnerait.

Un moment, elle oublia les murs qui l’enfermaient, revit les rochers de Belle-Isle, la mer de Belle-Isle, l’immense paysage de Belle-Isle habité par les mouettes et les goélands argentés, les petits matins irisés de brume, les soleils glorieux du couchant et la crique où elle avait voulu mourir. Elle découvrait qu’en dehors de la joie de revoir Marie, de retrouver le bon regard tendre de son parrain, tous ces mois passés à essayer de la ramener à une vie normale n’avaient servi qu’à l’enfoncer davantage.

— Non seulement je ne suis pas faite pour le bonheur, pensa-t-elle tout haut, mais je ne suis pas certaine de l’apporter à ceux qui m’aiment…

À présent, l’avenir était bouché par la silhouette sinistre d’un lit de torture préfigurant l’échafaud qui viendrait ensuite, et cela elle n’en voulait à aucun prix. Comme elle le supposait jadis dans son refuge breton, Dieu ne pouvait en vouloir à qui choisissait de quitter la vie d’une manière plus douce que celle choisie par les hommes… Évidemment, à la Bastille ce serait moins facile qu’en face de l’océan car l’endroit lui-même était déjà un tombeau, mais après tout, qu’importait le décor ? Ce qu’il fallait, c’était en finir le plus vite possible…

Elle attendit le passage du geôlier avec le repas de midi dont elle mangea une partie selon son habitude mais, cette fois, elle vida presque le pichet de vin de Bourgogne : même talonnée par la peur, il fallait du courage pour se donner la mort.

Quand l’homme fut venu reprendre le plateau sans cacher sa déconvenue devant le flacon qu’il avait l’habitude de vider lui-même en sortant de la chambre, elle se mit à l’ouvrage, s’empara d’un de ses draps dont elle déchira avec ses dents une bande assez solide pour servir de corde, après quoi elle grimpa sur son escabeau pour l’attacher au bâti de noyer qui supportait les rideaux au-dessus de son lit. Ensuite, elle fit un nœud coulant, s’assura que cet appareil rudimentaire fonctionnerait puis, laissant l’escabeau devant le pied du lit, elle s’agenouilla pour demander pardon à Dieu en regrettant de ne pouvoir écrire le moindre billet tendre à l’adresse de son parrain. Pour François, ce n’était pas la peine : il l’avait déjà oubliée.

— Assez traîné ! murmura-t-elle. Il faut s’y résoudre à présent.

Et, regrimpant sur son escabeau, elle passait sa tête dans le nœud quand éclata le fracas des verrous. Elle eut beau repousser son siège d’un pied furieux, elle n’eut même pas le temps de sentir sur son cou la morsure de la toile tordue. Déjà, l’officier qui était venu la chercher dans la nuit était sur elle et la soulevait dans ses bras.

— À moi, vous autres ! lança-t-il aux soldats. Coupez-moi ça !

Puis, la laissant retomber si brusquement qu’elle s’étala, il gronda :

— Le suicide est interdit ici ! On aurait dû vous mettre dans un cachot ! Là, au moins, on ne trouve rien pour se tuer…