— Ni même pour vivre ! s’écria Sylvie dont la déception se changeait en colère. Qu’est-ce que ça peut bien vous faire que l’on se suicide ? C’est autant de travail en moins pour votre bourreau…

— Justement, vous lui enlevez le pain de la bouche, fit l’homme avec une horrible logique. Venez maintenant, on vous attend !

Elle voulut se débattre mais fut vite maîtrisée :

— Par pitié, laissez-moi ici, laissez-moi mourir ! Je ne veux pas retourner… en bas !

— Vous irez où vous devez aller ! Allons, en route !

La mort dans l’âme à défaut du corps, Sylvie suivit ses gardes dans l’escalier, priant éperdument pour qu’il arrive quelque chose, qu’une marche se détache ou qu’une pierre tombe sur elle de la voûte afin de lui éviter l’univers de souffrance qui se dessinait à son horizon.

Parvenue dans la cour, elle se tournait déjà vers la porte basse qu’elle redoutait tant quand l’officier la prit par le bras :

— Pas cette fois ! Vous allez faire un petit voyage…

Le soulagement fut tellement énorme que Sylvie aurait pu se mettre à rire, mais ses jambes tremblaient encore quand on la fit monter dans un carrosse tout semblable à celui qui l’attendait devant la Visitation, et elle s’affaissa plus qu’elle ne s’assit sur les coussins de drap gris. Elle s’aperçut alors qu’il y avait là un homme vêtu de noir, et elle eut un mouvement de recul en se souvenant de son aventure de Rueil, mais c’était seulement le juge qui l’avait interrogée la nuit précédente et elle se surprit à remercier Dieu qui semblait avoir effacé Laffemas de son chemin. Son épreuve eût été bien pire s’il avait fallu l’endurer sous le regard inhumain de ce misérable.

— Je sais que vous ne me répondrez pas, mais où allons-nous ?

— Ce n’est pas un secret. Nous allons au Palais-Cardinal.

De nouveau, les ais du pont-levis de la Bastille grondèrent au passage de la voiture…

CHAPITRE 8

DE CHARYBDE EN SCYLLA

En descendant de voiture dans la cour du palais, Sylvie comprit qu’un départ se préparait. Autour d’une étrange machine tendue de pourpre et frappée aux armes du Cardinal qui ressemblait à un énorme lit muni de brancards, une nuée de serviteurs et de gardes s’activaient, les uns entassant coffres et bagages dans des chariots, les autres vérifiant leur équipement et procédant à de minutieux examens de leurs montures et de leurs armes.

— Est-ce que Son Éminence quitte Paris ? murmura Sylvie qui avait retrouvé assez de présence d’esprit pour oser une question.

— Elle va rejoindre le Roi dans le Midi pour participer à la gloire des dernières conquêtes. Prenez garde surtout à ne pas l’irriter davantage ! Le Cardinal est fort malade et entreprend ce voyage au prix d’un terrible effort de volonté.

Fort malade ? Sylvie n’en douta pas quand elle fut introduite dans la chambre où l’on achevait d’habiller Richelieu. Un feu d’enfer luttait victorieusement contre la froidure extérieure. On suffoquait presque, pourtant le Cardinal était aussi pâle que s’il était déjà mort. De maigre il était devenu émacié, et sa figure encore allongée par la barbiche presque blanche n’était guère plus épaisse qu’une lame de couteau… Les yeux étaient creux et, sous la longue soutane de moire rouge sur laquelle tranchait le ruban bleu du Saint-Esprit, apparaissaient, au cou et aux poignets, les linges blancs protégeant les ulcères dont on le disait couvert. Pourtant, l’échine restait raide et le regard impérieux. D’un pas d’automate, le Cardinal gagna un fauteuil placé près d’une petite table chargée de fioles et de pots, puis d’un geste autoritaire chassa ses domestiques.

C’était la première fois que Sylvie le voyait sans ses chats, mais sa surprise ne dura guère : un superbe chat des Chartreux à la foisonnante fourrure gris ardoise surgit soudain et sauta sur les genoux maigres qui le reçurent avec un tressaillement douloureux. Aussitôt, la longue main pâle se perdit dans les poils soyeux tandis que la voix profonde, un peu enrouée, s’élevait :

— Ainsi donc vous voici de nouveau, mademoiselle de… Valaines ? C’est bien ça ?

— J’ai déjà eu l’honneur, il y a longtemps, de l’avouer à Votre Éminence…

— C’est vrai. Il y a longtemps mais vous n’avez guère changé. Un peu grandi peut-être ? Et encore ! Quel âge avez-vous ?

— J’aurai bientôt vingt ans, monseigneur.

— Je ne vous demanderai pas ce que vous avez fait durant ces années. D’abord parce que je le sais en partie, ensuite parce que je n’ai pas beaucoup de temps. Chantez-vous toujours ?

— À la chapelle de la Visitation j’ai recommencé à chanter après de nombreux mois. Pour bien chanter, il faut avoir le cœur léger…

— … ou infiniment lourd. On dit que le cygne, au moment où il va mourir, émet d’admirables accents. J’aimerais que vous chantiez pour moi une dernière fois… Cherchez auprès du cabinet florentin, il doit y avoir une guitare !

— Je ne saurais, monseigneur, murmura Sylvie sans bouger.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas un cygne et puis… il se peut que l’approche de la mort améliore la voix, mais la peur l’étrangle…

— Et vous avez peur ? Il me semble pourtant me souvenir vous avoir entendue m’assurer que vous ne me craigniez pas ?

— Les temps ont changé, monseigneur ! J’étais alors auprès de la Reine, libre dans les limites de ses commandements. Aujourd’hui je viens de la Bastille où l’on m’a enfermée sous le prétexte d’avoir voulu empoisonner Votre Éminence…

Une quinte de toux sèche, caverneuse, secoua le corps maigre du Cardinal, mettant deux taches rouges à ses joues blêmes. Il se pencha, prit un verre à demi plein posé sur la table et le but lentement.

— Et… naturellement… vous n’avez… jamais voulu m’enherber ?

— Moi ? Jamais ! affirma Sylvie avec force.

— Vous peut-être, mais d’autres qui vous sont chers ? Le duc César…

— Ne m’a jamais été cher. Sans Mme la duchesse, il n’aurait jamais rien fait pour moi. Je lui suis reconnaissante, voilà tout !

— Admettons ! Je veux bien vous croire, mais vous-même possédez les meilleures raisons de vouloir ma mort puisque, tant que je vivrai, votre ami Beaufort devra respecter la personne d’Isaac de Laffemas qui est mon serviteur ! Ne me dites pas que vous ne lui souhaitez pas mille morts à celui-là ?

— Une seule me suffirait, monseigneur. Car les souvenirs abominables que je garde s’effaceraient peut-être un peu et surtout je pourrais revivre sans plus éprouver la terreur de le voir surgir… comme je l’ai redouté chaque jour vécu à la Bastille !

— Ridicule ! Il a l’ordre de ne plus vous importuner…

— Le terme est faible pour un mariage forcé et un viol !

— Je veux bien l’admettre mais quand je donne un ordre, on le respecte !

— Jusques à quand ? Qui dit qu’il n’attend pas, lui aussi, la disparition de Votre Éminence pour en finir avec moi ?

— Ne dites pas de sottises ! Ses ennemis sont innombrables et je suis son seul rempart. Et encore ! Par deux fois, il a failli tomber sous les coups d’un truand, un homme de sac et de corde qui se fait appeler le capitaine Courage et qui a juré sa mort !

— Que ne l’a-t-il abattu ? Je bénirais son nom !

— Ne rêvez pas ! Laffemas se garde trop bien à présent ! L’attaquer serait marcher à une mort certaine… mais, vous voyez bien que vous avez les meilleures raisons de souhaiter mon trépas ?

Sylvie garda le silence un moment. Entendre vanter son bourreau était plus qu’elle n’en pouvait supporter et elle lâcha la bride à la colère qui bouillonnait en elle :

— Certes, j’ai les meilleures raisons, mais je n’ai jamais aimé les chemins tortueux… et jamais désespéré de me venger moi-même de cet…

— D’où le poison, cette arme favorite des femmes ! s’écria le Cardinal d’un ton de triomphe qui acheva d’exaspérer sa prisonnière. Le poison que vous a procuré César de Vendôme et que l’on a trouvé dans votre chambre à Saint-Germain…

La surprise coupa net la fureur de la jeune fille.

— À Saint-Germain ? balbutia-t-elle, parfaitement consciente de n’avoir jamais emporté le malencontreux flacon dans la résidence estivale des rois.

— Ne vous l’a-t-on pas dit ?

— On m’a dit qu’on l’avait trouvé dans ma chambre, sans autre indication. J’ai d’ailleurs fait observer que plusieurs filles d’honneur ont habité les mêmes lieux que moi et que je ne voyais pas pourquoi j’étais accusée.

— Peut-être parce que vous seule êtes liée à César de Vendôme, ce maître empoisonneur ? tonna le Cardinal. Oserez-vous jurer que ceci ne vous a jamais appartenu ?

Sur la table encombrée placée auprès de lui, Richelieu prit un petit flacon qu’il offrit sur sa main ouverte et tremblante de colère à Sylvie, voulant ainsi la réduire, mais contrairement à ce qu’il pensait celle-ci crut voir le ciel s’ouvrir et entendre chanter les anges. L’angoisse qui l’étranglait, la peur affreuse de compromettre le salut de son âme par un parjure, tout cela s’envola d’un seul coup. Elle tomba à genoux, étendit la main vers la croix orfévrée qui palpitait sur la poitrine du Cardinal :

— Sur le salut de mon âme, sur la mémoire de ma mère, je jure que je n’ai jamais vu ce flacon. Que Dieu m’en soit témoin !

Elle ne savait trop d’où lui venait ce miracle, car c’en était un : le flacon qui brillait sous ses yeux était de verre épais mais bleu, alors que celui de César était vert sombre et enveloppé d’un petit treillis argenté. Cela expliquait peut-être pourquoi on lui parlait de Saint-Germain alors que sa cachette à elle était au Louvre mais, en ce cas, d’où venait cet objet ?

D’abord surpris par l’élan spontané de la jeune fille, le Cardinal ne s’avouait pas vaincu :

— Le duc César ne vous a jamais donné ceci ? Vous le jurez aussi !

— Sur tout ce que j’ai de plus sacré, monseigneur… sur l’amour que je porte à son fils !

Songeur, Richelieu reposa le minuscule flacon. Impossible dans de telles conditions de ne pas croire à la sincérité de cette jeune fille car si jamais regard était vrai et transparent, c’était bien celui-là. D’ailleurs, avec sa connaissance de l’âme humaine, il devait s’avouer qu’il avait eu du mal à la croire coupable. Si elle avait voulu l’empoisonner, il lui en avait donné maintes fois l’occasion.

— Aurait-on osé me tromper ? murmura-t-il, pensant tout haut.

— Quand on veut perdre quelqu’un, on ose tout, monseigneur, dit Sylvie doucement. J’ignore ce qu’il en est de l’accusation portée contre le duc César, mais il était peut-être normal que l’on pense à moi, qui suis son obligée, pour appuyer l’accusation… MM. de Vendôme…

— Ne prononcez plus ce nom devant moi ! gronda-t-il. Vous sauvez votre tête, ma petite, mais la leur est encore fort aventurée…

— Encore ? ne put retenir Sylvie en qui l’angoisse revenait. Mais ils sont en Angleterre.

— Le père est en Angleterre, les fils sont rentrés et le Roi les a exilés dans leurs terres, eu égard aux services rendus sous Arras. Soyez sûre qu’à Vendôme, à Chenonceau ou à Anet, ils ne perdent pas leur temps… Puis, emporté par sa colère et oubliant sa jeune visiteuse il ajouta : « Ils complotent, je le sais, et bientôt j’en aurai la preuve ! Ils complotent avec Monsieur le Grand, qui n’est si grand que parce que je l’ai bien voulu mais qui ne le restera pas longtemps, avec Monsieur, l’éternel conspirateur, avec la Reine… enfin avec l’Espagne ! »

— Beaufort et l’Espagne ? C’est impossible ! Il la combat avec trop de cœur ! Quant à M. de Cinq-Mars…

— Il veut épouser une princesse et je m’y oppose ! Il veut ma place… et bien sûr je m’y oppose ! Mais qu’est-ce que je fais là à discuter avec une gamine !…

Ce devait être l’avis de ceux qui se rassemblaient dans la cour, car un officier fit une timide apparition :

— Monseigneur… Votre Éminence n’oublie-t-elle pas que le temps passe et que…

Le regard plein d’éclairs s’apaisa, tandis que la toux revenait.

— Oui, vous avez raison !… Mlle de Chémerault attend-elle encore.

— Bien entendu…

— Faites-la venir !

Une bouffée de parfum ambré pénétra avec elle dans la chambre et fit éternuer Sylvie qui détestait cette odeur presque autant que sa propriétaire. Élégante à son habitude, la fille d’honneur de la Reine offrait une symphonie de fourrures et de velours roux impressionnante. Le Cardinal ne lui laissa pas le temps d’achever sa révérence.

— J’ai appris ce que je voulais savoir. Comme nous en sommes convenus, vous allez ramener Mlle de Valaines à la Visitation Sainte-Marie dans la voiture qui vous attend. En sortant, vous direz à Le Doyen de venir me voir avant qu’il retourne à la Bastille.