Ganseville faillit lancer une plaisanterie, mais il pensa d’expérience qu’elle serait mal venue. C’était toujours ainsi quand le visage de son maître revêtait certaine expression de gravité proche de la sévérité. Sans être aussi pieux que Brillet, François ne transigeait jamais avec ses devoirs de chrétien et sa foi était profonde, même si sa vie quotidienne montrait quelque tendance à malmener certains des dix commandements.

— En ce cas, nous allons à l’hôtel de Vendôme d’abord et chez les Capucins ensuite ?

— Non. Nous allons d’abord à Saint-Lazare. Je veux m’entretenir avec monsieur Vincent.

Tout de suite inquiet, Ganseville demanda :

— Est-ce à cause de… ce que je viens de proposer ? L’idée ne vient pas de vous, monseigneur. Vous n’avez pas à vous en accuser.

François tourna vers lui un regard las.

— De quoi parles-tu ?… Ah ! De la mort du… Je n’ai encore rien tenté dans ce sens et je ne suis pas certain d’en avoir vraiment envie. Non, j’ai d’autres péchés. Ainsi, ces derniers temps j’ai beaucoup menti. Et je n’aime pas ça…

Sise hors la ville, dans le faubourg Saint-Denis, la maison de Saint-Lazare possédait sans doute, en comparaison de ses pareilles, le plus vaste domaine religieux sous le ciel de Paris. C’était aussi, par sa composition, la plus étrange, à la fois hôpital, léproserie – cela depuis sa fondation –, lieu de retraite, séminaire et maison de correction, car l’on y enfermait les jeunes gens trop turbulents dont les parents avaient à se plaindre. En outre, seulement séparé de la rue par un petit jardin, il y avait là un logis royal où les rois ne s’arrêtaient que deux fois dans leur vie : la première lors de leur « joyeuse entrée » dans leur capitale, l’autre lorsque leur dépouille mortelle se dirigeait vers Saint-Denis.

Sur ce vaste ensemble régnait un homme proche de la soixantaine mais robuste encore. Dans le visage plein, un peu allongé par la barbiche mise à la mode par Henri IV, s’affirmaient un nez puissant, des yeux petits et vifs sous les profondes arcades sourcilières, une grande bouche sans cesse plissée d’un sourire malicieux. Il s’appelait Vincent de Paul, né dans un pauvre village des Landes, un simple paysan dont il n’avait jamais voulu abandonner l’apparence, à la seule exception d’une soutane, toujours la même et que le temps n’arrangeait pas, mais il était le plus beau cadeau que le Sud-Ouest eût fait à la France avec le bon roi Henri. Une tournure rustre, mais une âme lumineuse habitée par un véritable amour de Dieu et des hommes.

Son chemin dans la vie était lui aussi surprenant. La prêtrise très tôt, permettant les études en dépit du peu de biens, une culture acquise à force de travail lui avaient valu d’être choisi comme précepteur des enfants de Philibert de Gondi, duc de Retz, général des galères, dont il était devenu l’aumônier. Le plus étrange d’ailleurs qu’on eût jamais vu : un homme qui, voyant vaciller un galérien sous le fouet d’un comité, avait exigé qu’on l’enchaîne à sa place ! Cependant il refusait les honneurs et, un beau jour, abandonnant la haute famille dont il était le confesseur, il était parti avec son baluchon pour devenir curé d’un village perdu dans la Dombe marécageuse, Châtillon, où régnaient en permanence les fièvres, la misère, l’indifférence des nantis. Et là, en six mois, il avait tout changé, s’attirant même l’amitié des protestants. Cependant, les Gondi ne l’oubliaient pas : la duchesse morte, son époux entrait à l’Oratoire en léguant à « monsieur Vincent » – le pays tout entier allait lui donner ce nom comme un sacre ! – assez d’or pour fonder sa congrégation des Prêtres de la Mission. Une mission qui n’était pas encore tournée vers les terres lointaines mais vers celles, souvent misérables, des villages et des hameaux – à commencer par ceux qui entouraient Paris – où il était davantage question de subsister que de vivre et pour qui Dieu paraissait bien lointain. Sans doute les hommes de monsieur Vincent apportaient-ils la parole divine, mais ils s’efforçaient de soulager les souffrances les plus criantes et, au besoin, de donner un coup de main aux travaux des champs…

C’est à cet étonnant personnage qu’il connaissait depuis longtemps et que la maison de Vendôme révérait que François souhaitait confier les tourments de son esprit et de sa conscience.

Il le trouva dans l’apothicairerie, les manches retroussées sur ses bras musculeux et occupé à malaxer des feuilles de chou avec de l’argile. Malheureusement il n’était pas seul et le jeune homme qui lui tenait compagnie était bien le dernier que François désirât rencontrer. Ce fut celui-ci, d’ailleurs, qui accueillit le nouveau venu en lançant d’une voix claironnante :

— Voyez donc un peu qui nous arrive, monsieur Vincent ! L’astre des belles de Paris éclipsé depuis des semaines ! Où donc étiez-vous passé, mon cher duc ?

Celui-ci commença par saluer le maître de la maison avec un grand respect avant de répliquer :

— Si j’avais su vous trouver là, monsieur le bel esprit, je serais venu plus tard.

Sans interrompre son travail, Vincent de Paul se mit à rire :

— Quelle belle entrée en matière ! Vous n’allez pas, mes enfants, confondre la maison du bon Dieu avec la place Royale !… Soyez le bienvenu, François ! Il y a longtemps que je ne vous ai vu. Et vous, mon garçon, faites-lui place !

Il avait une voix chaude, un peu rude, mais combien rassurante et compréhensive, teintée d’un joyeux accent gascon.

— Ce que c’est que d’être duc ! soupira l’interpellé, mais Beaufort haussa les épaules, pas dupe un seul instant de cette fausse humilité. Il connaissait en effet Paul-François-Jean de Gondi, neveu de l’archevêque de Paris et frère de l’actuel duc de Retz, depuis l’enfance où ils s’étaient retrouvés à plusieurs reprises à Belle-Isle pour quelques jours d’été insouciants. Et il ne l’aimait guère. Non à cause de son physique bizarre : petit, noiraud, le nez en pied de marmite, toujours mal peigné, les jambes torses et d’une maladresse presque passée à l’état de proverbe, car il était incapable de boutonner seul son pourpoint, mais à cause d’un esprit vif et affûté comme un rasoir qui pétillait dans ses yeux aussi noirs que le reste de sa personne. Destiné à l’Église par un père fort pieux, il en suivait les études avec dans la tête l’idée de ne jamais se faire ordonner : il aimait bien trop le plaisir et les femmes ! On lui connaissait au moins deux maîtresses : la princesse de Guéménée qui avait vingt ans de plus que lui et la jolie – et jeune ! – duchesse de La Meilleraye dont l’époux était le Grand Maître de l’artillerie.

En résumé, un personnage tout à fait hors du commun ainsi que l’avaient prédit, au jour de sa naissance, les gens du village de Montmirail, en Champagne, parce qu’ils avaient pris dans la rivière un esturgeon – poisson tout à fait inhabituel – à l’heure même où la duchesse sa mère accouchait au château. La sagesse populaire en conclut que le nouveau-né serait un phénomène.

Brave au demeurant et maniant joliment l’épée, il avait reçu de monsieur Vincent, alors son précepteur et celui de ses frères, les premiers germes de la culture ainsi qu’une ferme éducation chrétienne. Il ne lui en restait que peu de foi et un grand respect, une véritable affection pour un homme qu’il n’arrivait pas à comprendre vraiment. Quant à Beaufort, il lui rendait volontiers son inimitié et s’entendait à brocarder sa réjouissante absence de culture et un esprit moins acéré que le sien.

Un seul point commun entre « l’abbé de Gondi » et François : tous deux détestaient Richelieu. Le premier par orgueil : il s’estimait l’échine trop raide pour plier devant un homme qu’il jugeait son inférieur par la naissance. S’il lui accordait quelque mérite, il disait aussi que « Richelieu n’avait aucune grande qualité qui ne fût la cause ou l’effet de quelque grand défaut ». Le second pour les raisons que l’on sait et aussi par amour pour la Reine qui avait tant souffert du Cardinal-duc.

Ainsi qu’on l’y invitait sans trop de ménagements, Gondi se retira, au vif soulagement de François qui attendit son départ pour exposer le but de sa visite :

— Je suis venu, monsieur Vincent, vous prier de bien vouloir m’entendre en confession.

Sans cesser son ouvrage, le vieux prêtre haussa les sourcils :

— Vous confesser, moi ? Mais, mon enfant, n’avez-vous pas à l’hôtel de Vendôme Mgr l’évêque de Lisieux, Philippe de Cospéan, qui veille aux âmes de la duchesse votre mère et de votre gentille sœur ? Je sais qu’il est là en ce moment…

— Certes, et c’est un saint homme, mais fort distrait et trop enclin à l’indulgence pour ceux de notre famille. Et moi, j’ai besoin d’un autre regard…

— Ah !

Monsieur Vincent arrêta son malaxage et resta un instant les mains en l’air, considérant avec une sorte de désespoir le tas de feuilles de chou qui attendaient d’être écrasées.

— Je vous entendrais volontiers, mon fils, mais je vous avoue avoir peine à quitter tout ceci. Notre frère apothicaire est malade et nous avons un urgent besoin d’une grande quantité de cet onguent miraculeux pour nos rhumatisants. Et Dieu sait si ce petit printemps humide les fait souffrir ! Or, je vais devoir vous emmener à la chapelle…

— Est-ce bien nécessaire ? Vous pourriez m’entendre en continuant de travailler et… moi aussi. Laissez-moi vous aider !

Sous l’œil rieur du vieil homme, Beaufort ôta son pourpoint, retroussa les manches de sa chemise et s’ajusta un tablier qu’il trouva dans un coin. Après quoi, s’emparant d’un grand mortier, il entreprit d’y piler les grosses feuilles vertes selon les indications de monsieur Vincent que cette initiative amusait et attendrissait, sans l’empêcher toutefois d’écouter avec un sérieux plein de gravité ce que François avait à lui dire.

Le jeune homme n’oublia rien de ce qui, depuis plusieurs mois, pesait sur sa conscience de chrétien. Son auditeur comprit vite que ce qu’on lui confiait là n’était rien d’autre qu’un secret d’État sur lequel se greffait la terrible aventure d’une petite fille d’honneur broyée par le cruel amour d’un monstre. Un monstre à la vie duquel, cependant, le pénitent avait dû jurer de ne pas toucher pour une autre raison d’État.

Cependant, son absolution fut pleine et entière, sous la seule condition que François promette de ne plus approcher la Reine en son intimité.

— Les voies de Dieu sont impénétrables, murmura-t-il enfin. S’il a permis que vous deveniez l’instrument du Destin, vous devez, dès à présent, l’oublier…

— Oublier ? Vous n’imaginez pas à quel point je l’aime !

— Je ne veux pas le savoir ! Cette femme doit vous être désormais sacrée de par le fruit qu’elle porte et dont le père ne peut être que le Roi. Vous m’avez bien compris ? De cet instant, vous ne devez plus être pour la Reine qu’un très fidèle sujet, un ami si vous vous en sentez le courage, mais surtout rien de plus ! Le jurez-vous ?

Si puissante était l’emprise de ce petit homme fruste que François, fasciné, étendit la main pour le serment sans songer que c’était au-dessus d’un mortier plein de feuilles de chou et non sur l’Évangile : pour l’un comme pour l’autre, le geste avait la même signification.

— Pour le reste de ce que vous m’avez confié, ajouta monsieur Vincent, je vous absous aussi car, en vérité, vous ne pouviez agir autrement. Allez en paix !

En quittant Saint-Lazare, Beaufort se sentait à la fois soulagé et malheureux. Il avait bien pensé que le saint homme n’accepterait pas qu’il poursuivît ses relations amoureuses avec Anne d’Autriche, et il était de toute façon impossible qu’il en fût autrement. Cela, il le savait, mais dès l’instant où l’interdiction divine se dressait entre eux, la Reine lui devenait encore plus chère, encore plus désirable. En lui amenant son cheval, Ganseville se mit à renifler :

— Quelle drôle d’odeur, monseigneur ? Ce n’est tout de même pas celle de la sainteté ?

En dépit de sa tristesse, François ne put s’empêcher de rire. C’était d’ailleurs un besoin chez lui. Doué d’un grand sens de l’humour, il recourait volontiers au rire dans les moments de forte tension nerveuse. Cela le soulageait… Aussi, en sautant en selle, avait-il déjà retrouvé une partie de son optimisme habituel :

— J’ai écrasé des choux avec un pilon, grogna-t-il, mais comme c’était en compagnie de monsieur Vincent, la sainteté n’est pas loin. On rentre, à présent !

L’hôtel des Vendôme étant situé, comme Saint-Lazare, hors les murs de Paris, les deux cavaliers suivirent le chemin qui longeait les fossés afin de rejoindre le faubourg Saint-Honoré. C’était, jouxtant le couvent des Capucines qui semblait s’y intégrer, une vaste demeure dont les jardins, étendus au pied des moulins de la butte Saint-Roch, avaient amputé une part d’un marché aux chevaux. La duchesse de Vendôme, mère de François, y vivait le temps d’hiver avec sa fille Élisabeth et son fils aîné Louis, duc de Mercœur ; les beaux jours étaient réservés au château d’Anet ou à celui de Chenonceau, résidence habituelle et forcée de son époux, le duc César de Vendôme, fils bâtard mais reconnu d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, où un ordre d’exil du roi Louis XIII, son demi-frère, l’obligeait à résidence depuis plusieurs années[27]. C’était une demeure calme et pieuse où l’on entendait davantage le murmure des prières que le son des violons, et cependant le fils cadet aimait à retrouver son décor princier et la beauté de ses jardins. Sans compter l’affection de sa mère et de sa sœur…