Puis, se tournant vers Sylvie dont le soulagement de rentrer à la Visitation se trouvait tempéré par la perspective de faire le chemin avec Chémerault :

— Adieu, mademoiselle de Valaines ! Mais, avant de vous quitter, acceptez un conseil : prenez le voile à la Visitation. Là seulement, vous trouverez la paix…

— Je n’en ai pas la vocation, monseigneur.

— Vous ne serez pas la première dans ce cas et, si Dieu vous aime, il vous fera signe…

— Alors, j’attendrai ce signe.

Elle savait qu’un désir du tout-puissant ministre équivalait à un ordre et qu’en répondant ainsi elle le défiait, mais Dieu l’avait libérée du mensonge et elle ne voulait plus y retomber. Toujours aussi limpide, son regard croisa celui du Cardinal encore orageux sous la broussaille grise des sourcils, mais il renonça à sa colère et se contenta d’un haussement d’épaules :

— Restez-y jusqu’à ce que je vous autorise à sortir. Me le promettez-vous ?

— Oui, je promets. Que Dieu garde Votre Éminence !

— Eh bien… voilà un souhait que je n’entends pas souvent…

Dans le carrosse où l’odeur d’ambre emplissait l’atmosphère, les deux femmes gardèrent le silence. Sylvie, qui avait hâte d’arriver, regardait défiler les maisons. Quant à sa compagne, elle tenait ses yeux clos depuis le départ. Pourtant, quand on passa sans s’arrêter devant la chapelle du couvent[37], Sylvie protesta :

— Pourquoi continuons-nous ? Son Éminence a ordonné que l’on me ramène au couvent.

Du fond de ses fourrures, la Belle Gueuse ouvrit ses grands yeux d’un air ennuyé :

— Rien ne presse ! Je voudrais aller embrasser mon frère qui part pour la guerre dans une heure. Il n’était pas prévu à mon programme de m’occuper de vous. Êtes-vous si pressée de me quitter ?

— Nous n’avons jamais été amies et j’avoue mal comprendre que vous souhaitiez ma présence pour un moment d’émotion intime ? Il serait préférable de me laisser là…

— Non, ce n’est pas si simple car j’ai des instructions un peu longues pour la mère Marguerite et je risquerais de manquer mon frère. Je n’en aurai pas pour longtemps et l’important est que vous soyez à la Visitation avant le repas du soir.

— Comme vous voudrez !

On franchit donc l’enceinte de Paris. Après la grande abbaye Saint-Antoine, on s’enfonça dans la forêt refermée comme une énorme main verte autour du château de Vincennes avec ses tours quadrangulaires, son gigantesque donjon et tout son appareil guerrier, à peine corrigé par le fin clocher de sa Sainte-Chapelle, sœur quasi jumelle de la merveille dont s’enorgueillissait le palais de la Cité à Paris. Le carrosse longea les fossés du château et Mlle de Chémerault eut un petit rire :

— On conçoit que le duc César ait choisi de mettre la mer entre sa personne et ce donjon. Il y a langui cinq longues années et son frère, le Grand Prieur de Malte, y est mort au bout de deux ans dans d’étranges circonstances. C’est la seule chose intelligente qu’il ait jamais faite, d’ailleurs.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si César a voulu empoisonner le Cardinal ces temps derniers, c’est ridicule. Il y a quatre ou cinq ans, oui, mais à présent ! Avant six mois, Richelieu sera mort. Peut-être même plus tôt.

— Je croyais que vous l’aimiez ? Certes, son état n’est pas des meilleurs, mais je vois mal un mourant se lançant sur les routes de France jusqu’aux confins du royaume.

— Pas sur les routes, sur les fleuves. Sa litière va descendre à Lyon puis, de là, sur Tarascon par voie d’eau. Il ne supporte même plus le pas des mules et, quand on le débarque, c’est à dos d’homme que la litière est portée.

— Cette énorme machine ? Mais elle ne peut passer partout.

— On abat ce qui gêne, fût-ce la muraille d’une ville. Cela s’est déjà produit, mais même dans ces conditions le Cardinal endure mille morts à chaque mouvement. Seulement c’est un homme de fer et l’orgueil lui sert de soutien. C’est pourquoi je l’ai toujours admiré.

— Cela se sait. Que ferez-vous quand il ne sera plus là ? Trouverez-vous quelqu’un d’autre à… admirer ?

— Je ne crois pas que cela vous regarde !

Le voyage continua sur une route plus passante qu’on ne pouvait s’y attendre, surtout par ce temps froid. La campagne était belle, vallonnée, soignée, même aux abords de la forêt qui était la moins dangereuse des environs de Paris grâce à la présence de l’importante garnison de Vincennes. Aussi de grandes propriétés composaient-elles la majeure partie des villages semés aux alentours : Conflans, Charenton, Saint-Mandé qui était aux Bérulle, Nogent, la puissante abbaye de Saint-Maur, Créteil et Saint-Maurice.

Trouvant le chemin un peu long, Sylvie demanda :

— Mais enfin, où allons-nous ?

— À Nogent ! répondit sa compagne d’un ton impatienté.

La nuit commençait à tomber et l’on rencontrait de moins en moins de voitures ou de cavaliers mais, quelques minutes après la question de Sylvie, on passait la grille d’un vaste domaine dont les jardins, prés et potagers descendaient jusqu’à une rivière dont Sylvie ignorait qu’à cet endroit c’était la Seine.

Au bout d’une large allée plantée d’arbres apparut une assez belle maison qui devait dater du siècle précédent. Chose étrange, on n’y voyait aucune lumière, en dépit du crépuscule, ni aucun préparatif de départ. De même, le bruit de la voiture n’attira aucun serviteur.

— On dirait que votre frère ne vous a pas attendue, remarqua Sylvie. Il n’y a personne ici…

Sourcils froncés, Françoise de Chémerault considérait le phénomène d’un œil perplexe.

— C’est étrange, en effet. Pourtant, le billet que j’ai reçu ce matin est formel.

Voyant que personne ne bougeait dans le carrosse, le cocher vint à la portière :

— Me serais-je trompé de propriété, mademoiselle ?

— Non, non ! C’est bien là. Pourtant, je ne vois aucune lumière.

— Il y en a une, mademoiselle. À l’étage. Je l’ai aperçue du haut de mon siège…

— Je vais aller voir mais, ajouta-t-elle avec humeur, on ne peut pas dire que l’on illumine en mon honneur ! Voulez-vous venir avec moi ? demanda-t-elle soudain à Sylvie qui se permit un sourire :

— On dirait que vous avez peur ?

La Chémerault haussa les épaules avec emportement :

— Grotesque ! Je n’ai jamais peur de rien…

Pourtant, ses mains tremblaient en ramassant ses encombrantes fourrures pour descendre de voiture. Du coup, Sylvie eut envie d’en voir plus.

— Moi non plus, dit-elle. Je vous suis !

Il restait assez de lumière au ciel gris pour que l’on pût se diriger dans la maison où l’on avait dû préparer un repas car une agréable odeur de pain chaud, de caramel et de volaille rôtie emplissait l’intérieur. Une table aussi était préparée dans une petite salle sur l’arrière de la maison d’où, par deux hautes fenêtres, on découvrait, en contrebas, la rivière déjà presque cachée sous une écharpe de brume. Un candélabre d’argent garni de bougies allumées mettait une jolie lumière dorée sur la vaisselle de vermeil et les verres de cristal taillé.

— Je ne sais pas, dit Sylvie, si votre frère part pour la guerre mais, si cette table vous attend tous les deux, il est moins pressé que vous l’avez dit. Et s’agit-il vraiment de votre frère ? Ceci ressemble plutôt à un souper galant !

— Cessez donc de dire des bêtises ! gronda la demoiselle. De toute façon, le masque n’est plus de mise à présent… Oh, mon Dieu !

En faisant le tour de la table pour redresser une fleur du surtout, elle venait de buter contre un corps étendu dans une flaque de sang. Un homme était couché là, les yeux clos, avec dans la poitrine une blessure encore saignante. En se penchant sur lui, Sylvie le reconnut avec horreur : c’était Laffemas. Elle comprit tout et, comme elle se redressait, son regard rencontra celui de la Chémerault, plein de fureur et de déception :

— L’imbécile s’est fait assassiner, maugréa-t-elle.

Puis, réagissant d’une manière foudroyante, elle poussa brutalement Sylvie qui tomba en arrière, se cogna la tête au pied d’une chaise et en resta étourdie un instant. Ce fut suffisant pour que sa compagne quitte le lieu du meurtre en courant, referme la porte à clef derrière elle et s’enfuie vers la voiture. Lorsque Sylvie se releva, un peu vacillante, elle entendit le carrosse s’éloigner, l’abandonnant en tête à tête avec un cadavre. Que ce fût celui de son pire ennemi n’était pas vraiment consolant et, les jambes molles, elle se laissa tomber dans un fauteuil pour essayer de mettre un peu d’ordre dans ses idées sur lesquelles surnageait une évidence : la Chémerault l’avait entraînée dans un piège ignoble. Elle voulait la livrer à Laffemas et il n’était pas difficile d’imaginer pourquoi cette table ne comportait que deux couverts. À la pensée de ce qui aurait suivi, Sylvie eut un haut-le-cœur qui amena dans sa bouche un goût amer et lui fit à nouveau tourner la tête. Sur la table, il y avait un flacon de vin. Elle en versa un peu dans un verre et but, croyant bien en reconnaître le goût : c’était ce même vin d’Espagne qu’elle buvait jadis chez le Cardinal. Peut-être celui-ci en offrait-il à son bourreau préféré ?

Toujours est-il qu’elle se sentit mieux et commença à prendre conscience du danger de sa situation. Certes, elle n’avait plus rien à craindre de Laffemas, sinon d’être accusée de son meurtre. Qui pouvait dire si l’infecte Chémerault n’était pas en route pour alerter les premières autorités venues, pourquoi pas même le château de Vincennes ? Si on la trouvait avec ce cadavre, elle aurait toutes les peines du monde à se disculper. Il fallait partir d’ici, et au plus vite !

Tandis qu’elle réfléchissait, la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit et un personnage apparut, si étrange que Sylvie poussa un cri d’effroi.

— N’ayez pas peur, mademoiselle ! fit une voix agréable et même cultivée. Je porte un masque et je vous demande la permission de le garder…

C’était, en effet, sous un grand chapeau noir emplumé, une trogne vultueuse au long nez bourgeonnant, aux traits grotesques que l’éclairage des bougies faisait rougeoyer.

— Qui êtes-vous ? souffla-t-elle, pas encore très rassurée.

— On m’appelle le capitaine Courage ! Et vous, qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

— On m’appelle Sylvie de Valaines et j’ai été amenée ici, par tromperie, pour être livrée à cet homme ! Je jure pourtant que je ne l’ai pas tué.

— Je le sais bien, puisque c’est moi qui l’ai tué ! Cela dit, je n’ignore pas qui vous êtes et c’est une chance qu’en entendant arriver la voiture je me sois caché pour voir venir ! Ne traînons pas ! L’endroit est malsain, pour vous comme pour moi !

Entraînée par lui, Sylvie retraversa la maison en courant. Arrivé au perron, le « capitaine » siffla énergiquement dans ses doigts et un cheval tout sellé sortit de l’obscurité :

— C’est Sultan ! expliqua l’étrange personnage. Il m’obéit comme vous voyez au doigt et à l’œil, et plus encore…

Tandis qu’il aidait Sylvie à monter, il siffla de nouveau, mais par trois fois, et plusieurs cavaliers apparurent, tous masqués.

— Où sont les gardes de M. le Lieutenant civil ?

— Ficelés, bâillonnés et répandus dans le bois. Le premier qui ira aux champignons les trouvera. Espérons seulement qu’il ne gèlera pas cette nuit, la récolte serait mauvaise, lança une voix goguenarde. Mais dis donc, capitaine, c’est ça le butin ? fit l’homme en désignant Sylvie.

— Un peu de respect. On ne vole rien ici. La moindre petite cuillère qui aurait appartenu au bourreau du Cardinal nous porterait malheur.

— Tu as vengé Sémiramis ?

— Oui, et maintenant on rentre ! Chacun de son côté comme d’habitude. Moi, je ramène cette jeune fille chez elle. Dispersez-vous !

Les cavaliers disparurent aussi soudainement qu’ils étaient apparus. Le capitaine Courage sauta en selle.

— Tenez bon ! conseilla-t-il. J’aime aller vite !

— Où comptez-vous me ramener ? J’aurais dû rentrer à la Visitation…

— Plus besoin des nonnes ! Je vous ramène chez vous !

— Chez moi ? Mais…

— Chez M. de Raguenel si vous préférez. Maintenant, plus un mot ! Inutile d’attirer l’attention en criant comme des sourds. Et je vous ai déjà dit de tenir bon !

Autant pour ne pas tomber que pour avoir plus chaud car la nuit s’annonçait glaciale, Sylvie resserra ses bras autour de son compagnon. Suffisamment pour constater que ce voleur – puisque voleur il y avait ! – fleurait bon la verveine. Un point d’interrogation supplémentaire, ajouté à ceux qui se bousculaient déjà dans la tête de la jeune fille. En tout cas, cette soirée était celle de l’enseignement : elle apprit qu’il était possible de rentrer dans Paris toutes portes closes. En effet, bien avant que la porte Saint-Antoine fût en vue, on obliqua vers l’est pour rejoindre à l’écart d’un village une vieille auberge. Là, l’homme fit descendre Sylvie, conduisit les chevaux à l’écurie et entraîna sa compagne dans une cave où, derrière un tas de fagots, s’ouvrait un souterrain que l’on parcourut sur une certaine distance, avant de remonter un escalier donnant dans une autre auberge d’où l’on sortit au pied même des remparts, mais à l’intérieur. C’était la première fois que Sylvie voyait les vieilles murailles d’aussi près. Elles avaient grand besoin d’être ravalées, bien qu’on les eût consolidées assez sérieusement quand, en 1636, on avait craint de voir les soldats du Cardinal-Infant surgir devant la capitale de son beau-frère.