— Tant que je serai belle ! murmurait-elle souvent en étudiant dans le miroir son ravissant visage et son corps sans défauts. Tant que je serai belle… mais après ?
Quelques jours plus tard, Beaufort retrouvait enfin la houle et les vastes étendues marines qu’il aimait tant. Ce ne fut pas sans peine. En arrivant au Havre, une déception attendait les fuyards : le navire frété par Campion avait dû fuir devant une tempête qui avait arraché son ancre. Pas question cependant de rester sur place pour préparer un nouveau passage en Angleterre : l’homme qui gouvernait la ville pour le duc de Longueville faisait partie, comme son seigneur, des ennemis de Beaufort. Vaumorin alors proposa de se replier sur Franqueville, près d’Yvetot, où l’on avait un ami en la personne de M. de Mémont. Là on prit de nouvelles dispositions et ce fut à Yport, près de Fécamp, que la petite troupe put enfin s’embarquer avec le soulagement que l’on devine. Accroché à sa position d’innocent, François laissait derrière lui une lettre destinée au Roi son oncle dans laquelle, avec beaucoup de respect, il faisait part de sa position : « En niant l’accusation portée contre moi par Votre Majesté j’eusse perdu le respect que je lui dois et attiré sur moi sa colère ; en l’avouant contre mon su j’eusse fait tort à ma conscience et à mon honneur. Ces respectueuses considérations m’ont fait passer en Angleterre où je suis venu rendre visite à Monsieur mon père… »
Cependant, quand il retrouva César à Londres, il regretta sa fuite. Là, autour de celui-ci, se groupaient tous les mécontents du royaume, vrais et faux conjurés unis par un même regret de ce qu’ils avaient dû abandonner pour sauver leurs vies. Dont Fontrailles, l’homme qui était à l’origine du traité en trois exemplaires qui faisait peser sur tant de gens l’ombre de l’échafaud. Comme les autres, il menait joyeuse vie, gagnant ou perdant ce qu’il possédait au jeu avec une désinvolture qui irrita Beaufort :
— Ne vous avais-je pas laissé entendre que c’était une lourde faute de traiter avec l’Espagne ? Voyez le résultat : Cinq-Mars arrêté, de Thou aussi qui n’y vint que pour l’amour de la Reine, celle-ci même compromise, en danger peut-être, moi et les miens obligés de fuir pour une faute que nous n’avons pas commise.
— Mon cher, c’est le jeu des conspirations. Si elles réussissent, la gloire est à tous, si elles échouent, c’est chacun pour soi. J’avoue que je n’ai pas encore compris comment Richelieu a pu être informé de chaque article du traité. Il faut qu’il ait eu en main l’un des exemplaires… et il n’y en avait que trois. Alors lequel ? Celui de Monsieur, ou celui de la Reine ?
— Je n’ai aucun moyen de répondre à cette question, mais je tremble pour ceux qui sont restés aux mains de Richelieu… et de son bourreau ajouta-t-il, évoquant mentalement l’homme qu’il détestait le plus au monde et dont il ignorait la blessure. Chose curieuse, au même moment une autre image vint chasser celle du Lieutenant civil, et c’était celle de Sylvie.
Tous ces temps derniers, lorsqu’il lui arrivait de penser à elle, il se hâtait de la chasser de son esprit avec la même colère que celle éprouvée à La Flotte en découvrant qu’elle avait rejeté l’asile qu’il lui avait offert pour courir les aventures avec cette folle de Marie de Hautefort. Ce jour-là, il s’était juré de se détacher à jamais de cette petite ingrate, et jusqu’à présent il y réussissait. Pourquoi donc alors surgissait-elle des brouillards de la Tamise avec sa grâce fragile et ses grands yeux dorés toujours pleins d’une si belle lumière lorsqu’ils se posaient sur lui ? Une fois encore, il voulut l’écarter pour évoquer le beau visage de la Reine, son amour de toujours, celui aussi de Marie grâce à la passion de laquelle il pouvait se sentir heureux. Pourtant, elle tint bon et resta maîtresse de la place. Alors il cessa de lutter et s’abandonna au plaisir un peu mélancolique des souvenirs de l’adolescence et des jours heureux qu’il découvrait si proches encore alors qu’il les croyait enfouis pour toujours au plus profond de sa mémoire. Il retrouva même les vers de Théophile de Viau lorsqu’il revécut les jours de Chantilly où il faisait des efforts désespérés pour enlever la Reine :
En regardant pêcher Sylvie
Je voyais battre les poissons
À qui plus tôt perdrait la vie
En l’honneur de ses hameçons…
François abandonna là ses pensées mélancoliques, se traitant d’imbécile. N’avait-il pas assez de problèmes à résoudre sans se mettre à la recherche de ceux d’une petite idiote ? Et pour être plus sûr d’en finir avec un sujet déprimant, il alla rejoindre la joyeuse bande qui gravitait autour du duc César et s’enivra copieusement, après avoir proposé une série de toasts à la belle duchesse de Montbazon, à laquelle il ne s’était mis à penser qu’en vidant son premier verre. Une façon comme une autre de mettre sa conscience en repos !
Jean de Fontsomme était revenu rue des Tournelles les bras chargés de bonnes nouvelles, et aussi de moins bonnes. Il faillit tout oublier quand, sautant en voltige à bas de son cheval, il vit sur le perron Perceval de Raguenel, venu l’accueillir une main appuyée sur l’épaule de Sylvie. Tandis qu’il parcourait la France au galop forcené des chevaux de poste, laissant son écuyer ramener paisiblement ses propres montures, il n’avait pensé qu’à elle. Il craignait que son séjour à la Bastille n’ait laissé de lourdes traces.
Or, il la revoyait non seulement fidèle à son image, mais plus exquise encore qu’il ne l’imaginait. Comme pour mieux effacer le temps, elle portait la même robe qu’autrefois, jaune soleil brodée de fleurettes blanches, et les rubans qui nouaient sa chevelure brillante étaient semblables à celui qu’elle lui avait donné et qu’il portait toujours sur son cœur. Il fut si émerveillé que lorsqu’elle lui tendit la main il mit, comme l’eût fait un chevalier d’autrefois, genou en terre pour la recevoir. Cependant, repris de son ancienne timidité, il réserva aux seules oreilles de Perceval les « bonnes nouvelles » dont il était porteur. En effet, il y avait un monde entre prier le Roi de lui rendre sa « fiancée » et annoncer à Sylvie, à laquelle il n’avait pas demandé son avis, qu’elle se retrouvait promise à lui.
Devinant ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme, Raguenel commença par l’inviter à souper, puis dépêcha Sylvie à la cuisine pour qu’elle avertisse Nicole et l’aide à donner à ce repas un air de fête, et enfin entraîna Jean chez lui pour qu’il s’y débarrasse des poussières de la route et s’y rafraîchisse.
— Alors, mon ami, qu’en est-il de votre ambassade ? demanda-t-il quand le jeune homme, rasé, lavé, peigné, brossé et pourvu d’un verre de vin de Vouvray se retrouva assis en face de lui dans son cabinet. Le Roi vous a-t-il fait bon visage ?
— Au-delà de toutes mes espérances, chevalier. Tenez et lisez !
De son justaucorps, il tirait une lettre portant un petit cachet de cire verte qui était le sceau privé de Louis XIII. Perceval déplia et lut, passant en un ronronnement rapide sur la terminologie officielle du début : « Nous, Louis treizième du nom, par la grâce de Dieu roi de France, etc. » pour arriver plus vite au corps du sujet :
« C’est notre plaisir et notre volonté que noble demoiselle Sylvie de Valaines connue jusqu’à présent sous le nom de Mlle de L’Isle soit extraite de notre fort château de la Bastille et retrouve auprès de Sa Majesté la Reine notre épouse bien-aimée la place qui était autrefois sienne et qu’elle occupera jusqu’à son mariage, etc. »
Sans rien dire mais avec dans l’œil une lueur amusée, Perceval rendit le papier royal à son possesseur qui, au lieu de le ranger, l’abandonna sur la table avec un autre qui était l’ordre de levée d’écrou pour le gouverneur de la Bastille :
— Oh, vous pouvez garder tout ça, maintenant. Cela ne sert plus à rien !
— Parce que Sylvie est sortie de prison sans votre aide ?
— Bien sûr. J’avais imaginé…
— … que folle de joie d’être libérée, elle tomberait dans vos bras, ce qui serait une bonne amorce pour la seconde partie du programme conçu par le Roi ?
Fontsomme rougit mais ne baissa pas les yeux :
— C’est vrai. En la voyant auprès de vous j’ai été très heureux… et très déçu. Ce qui va vous donner une bien piètre idée de mon amour pour elle puisque, inconsciemment, je voulais qu’elle souffre plus longtemps… Oh, c’est indigne, indigne !
— Mais tellement naturel ! fit Perceval en riant. Vous avez pu constater que Sylvie était ravie de vous revoir. Et ce que vous lui apportez est loin d’être négligeable, ajouta-t-il en redevenant sérieux. La possibilité de reprendre sa place, son rang, de retrouver sa vraie personnalité, et cela avec l’approbation de tous puisque c’est le Cardinal lui-même qui l’a libérée. Et c’est important, car il est arrivé souvent que Richelieu corrige ou parfois même annule un ordre du Roi, quitte à lui fournir des explications détaillées plus tard…
— En effet, mais je ne crois que ce soit le cas. Tandis que le Roi écrivait, j’avais l’impression qu’il mettait une joie maligne à contrecarrer son ministre. Notre maître est très malheureux d’avoir dû ordonner l’arrestation de Cinq-Mars. L’évidence de la trahison était par trop flagrante, mais je ne suis pas certain qu’il se montrerait si sévère pour la seule tentative d’assassinat du Cardinal. D’abord, elles sont fréquentes, et ensuite il est des moments où l’on peut se demander si le Roi ne souhaiterait pas, au profond de son cœur, être libéré d’un homme dont il admire le génie politique mais qui l’étouffe.
— De toute façon, nous allons informer Sylvie des bonnes dispositions du Roi à son égard. Le mieux serait que vous fassiez visite à la Reine pour lui apprendre enfin la vérité sur celle qu’elle appelait son « petit chat »…
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Il m’est impossible de poursuivre cette fable de notre prochain mariage. Ce serait une laide façon de la contraindre… Et puis… je ne suis pas certain de souhaiter qu’elle se trouve à nouveau mêlée aux intrigues de cour et à ce bataillon des filles d’honneur où, sans Mlle de Hautefort, elle pourrait être malheureuse.
— Je n’en ai pas envie moi non plus et je jurerais que Sylvie sera de notre sentiment. Jamais elle ne consentira à retourner chez les filles d’honneur. Cependant, je souhaiterais pour son avenir qu’elle retrouve la protection de la Reine.
— Après ce qui lui est arrivé ?
— Oui. Je vais vous expliquer comment elle est revenue ici et à quel piège tendu par Mlle de Chémerault elle a eu la chance d’échapper…
Son récit terminé, Perceval conclut :
— J’avoue avoir péché par égoïsme en ne la renvoyant pas au couvent. J’étais si heureux de la retrouver ! Évidemment, j’aurais pu aussi la remettre à Mme de Vendôme, mais j’ai peur que cette protection-là ne lui soit plus d’une grande utilité…
Jean de Fontsomme, qui avait écouté son hôte en marchant de long en large pour combattre son indignation, arrêta brusquement sa promenade.
— Les mauvaises nouvelles que j’apporte ont justement trait à cette malheureuse maison et, connaissant les sentiments de votre filleule, je souhaitais n’en parler qu’à vous seul.
Le jeune duc expliqua alors qu’avant de venir chez son ami Raguenel il avait fait halte à l’hôtel de Vendôme pour proposer son aide à la duchesse et à sa fille. Il était présent auprès du Roi quand l’ordre d’arrêter Beaufort était parti, et il venait se mettre au service de ces deux femmes qu’il aimait bien.
— Encore que les ordres royaux ne les menacent en rien, elles ont choisi de se retirer pour un temps aux Capucines où elles reçoivent de fréquentes visites de Mgr de Lisieux, de monsieur Vincent et du nouveau coadjuteur de l’archevêque de Paris, l’abbé de Gondi. Elles sont calmes et sereines. Elles m’ont appris que M. de Beaufort est passé en Angleterre. Quant à Mercœur qui n’est pas concerné, il est toujours à Chenonceau. J’en suis donc sorti rassuré.
— Vous aimez tant que cela le duc François ? fit Raguenel mi-figue, mi-raisin.
— Je sais que Sylvie l’aime et j’avoue que, si elle n’existait pas, j’aimerais être son ami. Il est franc comme l’or, brave, un peu fou peut-être mais tellement loyal ! Que l’on puisse l’accuser de collusion avec l’Espagne est insensé. C’est un homme qui s’est trompé de siècle : au temps des Croisades, il eût conquis la Terre sainte à lui tout seul. J’espère qu’il n’aura pas l’idée de revenir en France tant que Richelieu vivra : sa tête est mise à prix.
— Vous avez eu raison de me parler d’abord. Sylvie s’imagine que son ami d’enfance file le parfait amour à Vendôme avec Mme de Montbazon. Elle en conçoit de l’amertume et c’est très bien ainsi ! Qu’elle le sache proscrit, en danger de mort, rendrait tout son prix à cette affection dont j’aimerais qu’elle la fixe définitivement dans ce rôle.
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