De toute façon, elle n’était guère préparée au spectacle qui l’attendait dans la chambre du Cardinal.

Elle pensait trouver une sorte de gisant exsangue, à peine distinct de la blancheur des draps, or elle vit, tout vêtu de sa pourpre cardinalice sur laquelle tranchait le ruban bleu du Saint-Esprit, un homme étayé par une demi-douzaine de grands oreillers carrés bordés de dentelle. Il se tenait là, les mains croisées sur un chapelet, la tête droite et le visage plus en lame de couteau que jamais. On l’aurait pu croire maquillé, tant le rouge de la fièvre colorait ses pommettes osseuses.

Il observa Sylvie tandis que, sa guitare posée à terre, elle plongeait dans la grande révérence de cour. Puis :

— Nous nous revoyons, mademoiselle de Valaines, et j’en remercie Dieu qui me permet de vous offrir quelques excuses. De mauvais serviteurs semblent prendre l’habitude de vous tendre un piège chaque fois que vous venez chez moi. La Reine m’a informé du dernier et je tenais à vous dire que je ne l’ai pas voulu.

— Jamais je n’ai cru, monseigneur, que Votre Éminence eût trempé dans de si viles machinations. De toute façon, je n’ai rien à craindre ce soir. M. de Guitaut lui-même m’attend…

— Sur mon conseil, précisa-t-il. Et je suis heureux qu’il me soit donné à nouveau le plaisir de vous entendre. Qu’allez-vous me chanter ?

— Avec la permission de Votre Éminence, je lui demanderai d’abord des nouvelles de sa santé ?

— C’est aimable à vous. Oh, je suis malade… plus peut-être que d’habitude mais avec l’aide de Dieu j’espère sortir bientôt de ce lit. Au moins pour un fauteuil…

— Que souhaite entendre Votre Éminence ?

— Le « Lai du Chèvrefeuille », et aussi « L’Amour de moi »… et puis ce que vous aurez le plus de plaisir à chanter. De toute façon, je sais que j’en retirerai un grand bien…

Sylvie chanta les deux premiers airs demandés. Ensuite, comme si elle réfléchissait à ce qui allait suivre, elle garda le silence quelques instants. Les yeux clos, Richelieu attendait… Ce qu’il entendit était fort loin de ses espérances :

— Monseigneur, murmura Sylvie, Votre Éminence ne permettra-t-elle jamais à M. de Beaufort de rentrer en France ?

Les paupières soudain relevées libérèrent une froide colère :

— Si vous êtes venue pour plaider cette mauvaise cause, vous pouvez vous retirer !

— Ce n’est pas une mauvaise cause et je supplie Votre Éminence de m’écouter un instant, un seul ! Elle a trop le souci de la justice et de l’honneur pour faire peser sur le fils les fautes du père. Vous ne pouvez reprocher à M. de Beaufort d’être un bon fils, ajouta-t-elle, rejetant avec décision la troisième personne qui lui semblait d’un emploi trop difficile pour une plaidoirie.

— Je lui reproche d’avoir comploté avec l’Espagne contre la sûreté de l’État !

— Vous savez bien qu’il n’en est rien. Dix fois, en dépit de son jeune âge, les armes espagnoles ont versé le sang du duc. Il est fidèle à son roi, loyal…

— Mais il n’en a pas moins tenu à Vendôme une importante réunion où se sont retrouvés les émissaires des conjurés…

— Il a réuni des amis pour une chasse, c’est tout. Ce n’est pas sa faute si certains nourrissaient de mauvaises pensées… Au pied même de l’échafaud et alors même qu’il venait de recevoir la Sainte Communion, M. de Thou proclamait encore que M. de Beaufort n’avait trempé en rien dans la conspiration et qu’au contraire il avait refusé d’y donner la main.

— Dévouement d’un ami fidèle qui n’a plus rien à perdre…

— Non. Vérité d’un homme qui n’a pas le droit de mentir au moment de paraître devant Dieu ! Croyez-moi, monseigneur, François est innocent. Laissez-le revenir et reprendre la place qui lui convient le mieux : à la tête d’une troupe armée…

Du fond de son lit, le Cardinal fit entendre un rire qui ressemblait à des craquements de noix :

— Quel brillant avocat vous feriez, ma petite, mais vous perdez votre temps. Si Beaufort ose poser le pied en France il sera arrêté sur-le-champ… À présent, chantez ou allez-vous-en !

Sylvie reprit sa guitare et plaqua quelques accords. Comment avait-elle pu être assez sotte pour s’imaginer qu’il l’écouterait ? Elle hésitait encore sur ce qu’elle allait chanter quand il dit :

— Un moment !… Il y a dans l’armoire qui est derrière vous un flacon d’élixir des Chartreux… Allez… allez m’en chercher… un peu. Je… je ne me sens pas bien.

La jeune fille sentit son cœur s’arrêter. Cette occasion inespérée, était-ce là le signe du Destin ? Il est aisé de former des projets, même terribles, mais elle découvrait qu’au moment de les exécuter, le cœur manque souvent. Pourtant, il fallait cette fois faire quelque chose. Elle pensa à tous ceux qui croupissaient dans les geôles de cet homme impitoyable, à François qui pourrait revoir le ciel de ce pays qu’il aimait tant. Elle-même y laisserait la vie, mais elle gagnerait dans son cœur une place que nul ne pourrait jamais lui prendre et toujours il penserait à elle avec tendresse…

— Eh bien ? s’impatienta le malade. Qu’attendez-vous ? Je souffre.

Avec, pour se donner l’ultime courage, la pensée consolante que lui aussi serait délivré dans un instant, elle alla vers l’armoire, trouva l’élixir et un verre dans lequel elle fit tomber quelques gouttes de poison avant d’achever de le remplir avec la belle liqueur verte qui dégageait une agréable odeur de plantes, puis revint au lit offrir le breuvage mortel.

— Buvez d’abord ! ordonna Richelieu.

Elle eut un instant d’hésitation et soudain comprit, en rencontrant le terrible regard, qu’il ne l’avait fait venir que pour la mettre à l’épreuve.

— Allons, buvez ! insista-t-il… Auriez-vous quelque chose à craindre ?

Alors, elle se résigna. Après tout c’était aussi bien d’en finir à présent et peut-être que, si le poison ne la foudroyait pas, il en boirait aussi. Elle approcha le verre de ses lèvres mais il s’échappa de ses mains, repoussé involontairement par un geste mécanique du malade que secouait une brutale, une effroyable quinte de toux. La liqueur se répandit sur les draps, mêlée au flot de sang que le Cardinal vomit soudain. Sylvie se précipita vers la porte derrière laquelle attendaient serviteurs et médecins :

— Vite ! Son Éminence n’est pas bien.

— J’ai entendu la quinte de toux, dit Bouvard le médecin du Roi. J’allais entrer… Mon Dieu ! Il a encore rejeté du sang !

— Ce n’est pas la première fois ?

— Non. Les poumons sont gravement atteints… Les traces de la liqueur verte sur les draps ne parurent pas le surprendre, contrairement à ce que craignait Sylvie. Il se contenta de bougonner en haussant les épaules :

— Il a encore demandé de cette liqueur qui ne lui vaut rien. Je voulais la faire ôter, mais personne n’a jamais été capable de lui interdire quoi que ce soit…

On s’activait autour du malade et Bouvard, prenant Sylvie par le bras, la ramena dans l’antichambre :

— Rentrez au palais à présent, mademoiselle ! Je serais fort étonné si Son Éminence réclamait un concert dans les jours prochains…

Elle ne demandait pas mieux, soulagée de ne pas être devenue une meurtrière. Aussi, en arrivant à Saint-Germain, se rendit-elle tout droit à la chapelle pour remercier Dieu de l’avoir retenue au bord du geste fatal et, en même temps, de l’avoir gardée en vie. Elle avait vu la mort de si près qu’en dépit du temps détestable – il ne cessait de pleuvoir depuis une semaine ! – elle trouvait la terre superbe et le temps radieux…

Le Cardinal ne mourut pas cette nuit-là et, le lendemain, il se faisait ramener à Paris. Il lui semblait qu’il irait mieux au milieu des merveilles rassemblées par lui au Palais-Cardinal. En revanche, le Roi cessa de galoper à travers la région et se fixa à Saint-Germain d’où il ne bougea plus, attendant que lui vienne la nouvelle d’une fin dont il ne doutait plus… et qui lui apporterait une sorte de libération à présent que la victoire, couronnant ses armes, faisait reculer la guerre au-delà des frontières.

Sylvie, elle, vécut dans l’angoisse les jours qui suivirent sa visite à Rueil. Elle craignait à chaque instant d’être rappelée auprès de Richelieu, tout en sachant qu’elle n’aurait plus jamais le courage de renouveler son geste meurtrier. La fiole de poison avait fini sa carrière dans les latrines du château. Décidément, ce n’était pas facile de se glisser dans la peau d’une héroïne tragique !

Le 3 décembre, le Roi se rendit au chevet du malade, puis, quand il en revint, déclara à son entourage :

— Je ne crois pas que je le reverrai en vie. C’est la fin… mais quelle fin chrétienne !

Depuis son retour à Paris, en effet, le Cardinal ne s’occupait plus que de Dieu et de son âme, endurant ses souffrances plus stoïquement que jamais. En dépit de l’acharnement qu’il mettait à se cramponner à l’existence, il lui fallut bien admettre que le temps lui était compté. Enfin, le 4 décembre 1642, Louis-Armand du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, rendait au Créateur son âme impénétrable en murmurant :

— In manus tuas, Domine…

Et un grand silence se fit…

On aurait pu s’attendre à des explosions de joie, à des manifestations d’allégresse puisque le terrible dictateur n’était plus, mais non : le peuple de Paris, qui durant quatre jours défila devant la dépouille mortelle avant qu’elle fût portée à la Sorbonne où elle reposerait quand la chapelle serait achevée, ne soufflait mot, osait à peine respirer ; les regards qu’il jetait au mort enveloppé dans la splendeur de ses moires pourpres qui le faisaient plus pâle, la couronne ducale déposée à ses pieds sur un coussin, étaient empreints d’incrédulité mais aussi de respect. Chacun éprouvait une sensation bizarre : c’était comme un grand vide et l’on se demandait si, en l’absence de son timonier, le navire France pourrait continuer sa course glorieuse. C’est quelquefois terrible de voir disparaître quelqu’un que l’on craint, que l’on déteste parfois, mais qu’obscurément on admire. En dépit des pamphlétaires, payés par les anciens conspirateurs, qui se déchaînèrent ensuite, on sentait que le royaume ne serait plus jamais, après lui, ce qu’il avait été auparavant. C’était tout simple : il avait fait trembler l’Europe en même temps que la France parce qu’il la voulait si grande…

Louis XIII ne pleura pas son compagnon de chaîne : il en avait trop souffert dans ses affections. Mais si l’on espérait un changement de régime, on se trompait lourdement : rien ne fut changé. Tout l’appareil mis en place par le Cardinal resta où il était jusqu’au plus modeste fonctionnaire, jusqu’à Isaac de Laffemas qui, après une longue convalescence, pouvait à présent reprendre ses fonctions. La Reine fit bien une tentative pour obtenir qu’il soit renvoyé dans ses foyers, mais le Roi refusa. Il répondit ce que Richelieu avait répondu à Beaufort :

— C’est un homme intègre et, avec lui, l’ordre est assuré dans Paris…

Dès le 5 décembre, le Parlement avait enregistré deux actes importants. Le premier signait la déchéance de Monsieur. L’éternel conspirateur ne devait plus quitter ses terres. Le second acte, surtout, était significatif : le cardinal Mazarin, le meilleur élève du disparu, entrait au Conseil et l’on pouvait lui faire confiance pour continuer la politique de son maître. Rien n’était donc changé…

Dans l’entourage de la Reine, l’atmosphère s’allégeait de façon sensible en dépit du fait que la Cour, à peine sortie du deuil de la reine mère, reprenait ses manteaux noirs en l’honneur du Cardinal. Au point même qu’un matin, après avoir entendu la messe, Sylvie vint aux genoux d’Anne d’Autriche pour demander le rappel des exilés. Deux d’entre eux tout au moins : Marie de Hautefort et le duc de Beaufort. La Reine lui caressa la joue, la releva et l’embrassa :

— Il est trop tôt. Le Roi n’accepterait pas de battre en brèche les volontés du Cardinal. Il… il n’aime pas beaucoup votre ami François. Quant à Marie, je ne sais trop ce qu’il en pense. Je crains que le douloureux souvenir de Cinq-Mars lui ait fait oublier ses anciennes amours. Soyez sûre qu’autant que vous j’ai envie de les revoir… ainsi que ma chère duchesse de Chevreuse qui est éloignée de moi depuis tant d’années. Mais… peut-être ne nous faut-il qu’un peu de patience encore ?…

Le dialogue fut interrompu par l’entrée de Mme de Brassac, venue demander si la Reine voulait bien accorder audience à Son Éminence le cardinal Mazarin.

Le ton de la dame d’honneur avait singulièrement diminué de hauteur depuis la mort de Richelieu. Sa place ne tenait plus qu’à la seule volonté d’Anne d’Autriche. Si celle-ci demandait son renvoi au Roi, elle l’obtiendrait. La Reine se contenta de sourire :