— Non. Vous dormirez seule et je veillerai sur votre sommeil. Plus tard… mais quand vous le souhaiterez uniquement, je viendrai à vous…
Et pendant plusieurs nuits il avait dormi sur la chaise longue, jusqu’à ce soir où un froid précoce avait incité Sylvie à lui conseiller de venir la rejoindre. Il avait accepté avec joie, mais s’était tenu à une distance que la largeur du lit autorisait. Tant d’amour touchait profondément la jeune femme et c’est elle, une belle nuit, qui le chercha. L’approche de Jean fut si douce, si retenue et si habile en même temps, qu’elle se laissa emporter par la vague du plaisir et, si elle accueillit l’accomplissement final avec un cri, ce fut un cri de joie qui s’acheva en soupir heureux… La maternité vint plus tard : Jean voulait qu’elle pût goûter pleinement la joie d’être femme avant de plonger dans l’univers de nausées et de malaises qui prélude souvent au plus grand bonheur…
— Quand il reviendra, il faudra que j’essaie de lui donner un fils, pensa Sylvie en repliant la lettre qu’elle alla ranger dans un petit secrétaire marqueté de cuivre et d’écaille. En même temps, elle se promit de ne mettre pied à Paris que si c’était nécessaire. Encore s’arrangerait-elle pour rentrer le soir à Conflans. Auprès de la petite Marie, elle serait bien protégée de la tentation de franchir une nouvelle fois le mur écroulé…
S’étant déclarée souffrante, elle y réussit durant plusieurs semaines, mais l’éclatante victoire de Condé sur les Impériaux, à Lens, l’obligea à sortir de sa retraite. Un Te Deum devait être chanté à Notre-Dame où le maréchal de Châtillon apportait des drapeaux ennemis par brassées. Le Roi, la Reine et la Cour devaient s’y rendre en cortège et Sylvie fut obligée d’aller y tenir sa place.
C’était un dimanche et il faisait un temps radieux. Les Parisiens, ravis du spectacle qui allait s’offrir à eux, arboraient leurs plus beaux habits pour se presser sur le passage du cortège royal. Toutes les cloches de la capitale sonnaient en même temps sur un mode allègre et tout le monde se sentait joyeux, sauf peut-être ces Messieurs du Parlement pour qui cette victoire représentait un démenti désagréable puisque, depuis des mois, ils prétendaient se libérer de toute contrainte royale sous le prétexte que l’impôt servait à conduire des guerres interminables que l’on ne gagnait pas.
À dix heures, le canon du Louvre tonna pour annoncer la sortie du Roi. Somptueusement vêtu d’azur et d’or, il apparut dans un carrosse doré auprès de l’imposante silhouette de sa mère en noir. Une énorme ovation l’escorta, s’allumant à mesure de la progression des chevaux blancs derrière les mousquets immobiles des gardes. Ensuite venaient les carrosses des dames et des officiers de la maison royale. Sylvie partageait celui de Mme de Senecey et de Mme de Motteville, toutes deux en grande toilette. Elle-même s’était vêtue de moire blanche bordée de fine dentelle noire avec des gants et des petits souliers de satin rouge clair. À travers la mantille blanche et noire qui enveloppait sa tête, étincelait le magnifique collier de rubis et de diamants que son époux lui avait offert pour la naissance de Marie, avec les girandoles assorties tremblant le long de ses joues. Elle se sentait détendue, presque heureuse. Comment croire que ce peuple si joyeux pouvait nourrir de sombres desseins ? Et puis, si la guerre s’achevait, Jean allait bientôt rentrer. Enfin, plus personne ne semblait s’intéresser à Beaufort et une chose était sûre : on ne l’avait pas rattrapé !
La cérémonie fut ce qu’elle devait être : grandiose à souhait. L’archevêque de Paris, Mgr de Gondi, et son neveu – et coadjuteur – l’abbé de Gondi y déployèrent toute la gravité et la pompe idoines. Ce fut le neveu qui prononça le prône, avec beaucoup de talent d’ailleurs, mais Sylvie ne comprit pas bien pourquoi, tout en remerciant Dieu d’avoir couronné les armes du roi de France, il jugeait bon de mettre le même roi en garde contre les excès de l’autosatisfaction et lui rappelait que, le peuple payant les guerres de son sang, il était injuste de le faire payer deux fois. Résultat : en quittant la cathédrale, la Reine était furieuse et Mazarin, qui avait recueilli sur son chemin plus de huées que de bénédictions, faisait une drôle de tête. Le jeune Roi, lui, semblait franchement agacé :
— M. le coadjuteur, souffla-t-il à sa mère, me semble un peu trop ami de Messieurs du Parlement pour être jamais des miens…
— C’est un homme dangereux dont il convient de se méfier, répondit Anne d’Autriche.
Le solennel service de remerciement à Dieu s’acheva sans autre incident et l’on regagna le Palais-Royal comme on en était venu, au milieu d’un enthousiasme populaire toujours aussi grand, mais le jeune souverain restait distrait, pour ne pas dire sombre. S’autorisant de l’amitié qu’il lui montrait, Sylvie s’en inquiéta :
— En vérité, je l’ignore, répondit-il, mais je sens que quelque chose se prépare. Avez-vous remarqué le sourire menaçant qu’arborait M. le cardinal en rentrant au palais ?
— Si fait, Sire, mais, Votre Majesté le sait, la politique m’est assez étrangère.
— Et c’est très bien ainsi. Toutes les femmes devraient se contenter d’être belles et, ajouta-t-il en changeant de ton et en prenant la main de la jeune femme, vous l’êtes à miracle aujourd’hui, madame…
Sous ce regard d’enfant où pointait déjà celui de l’homme en devenir, Sylvie rougit. Du coup, Louis retrouva sa bonne humeur :
— C’est un privilège de faire rougir une jolie femme et c’est la première fois que cela m’arrive. Merci, ma chère Sylvie. À présent, un conseil : vous devriez rentrer bien vite à Conflans auprès de votre petite Marie. Pendant la messe, j’ai surpris quelques mots propres à me faire croire que la ville pourrait s’agiter aujourd’hui…
— Un jour de fête, c’est assez normal.
— J’aimerais mieux vous savoir chez vous. Soyez tranquille, je dirai à ma mère que je vous ai trouvée pâlote – n’étiez-vous pas souffrante ces derniers temps ? – et que je vous ai renvoyée aux champs…
Sylvie accepta volontiers, touchée de la sollicitude de cet enfant vraiment hors du commun et qui, de plus, possédait d’excellentes oreilles. Une rumeur inhabituelle montait en effet dans le ciel de Paris, des cris, des coups de feu même, et ce grondement sourd que produit une foule qui s’assemble. En outre, quand elle quitta le Palais-Royal, la voiture du coadjuteur, Paul de Gondi, y entrait, escortée du maréchal de La Meilleraye qui paraissait avoir été molesté et du nouveau Lieutenant civil Dreux d’Aubray[40] qui avait l’air affolé. Gondi sauta de sa voiture, en rochet et camail, adressa à Sylvie un sourire et une vague bénédiction avant de s’engouffrer dans le palais avec ses deux acolytes improvisés. Les bruits semblaient se rapprocher et Sylvie hésita.
— Que faisons-nous, madame la duchesse ? demanda Grégoire.
— Si un peu d’agitation ne vous fait pas peur, nous partons, mon ami…
Pour toute réponse, le vieil homme fit claquer son fouet, enleva ses chevaux et l’on partit. Pas pour aller bien loin : aux abords de la Croix-du-Trahoir, on se trouva pris dans un rassemblement de gens, endimanchés sans doute, mais qui n’en réclamaient pas moins avec conviction la tête de Mazarin. D’autres criaient « Vive Broussel ! » ou « Liberté ! ». Grégoire tenta de parlementer pour obtenir le passage, mais on lui intima l’ordre de rebrousser chemin en lui signifiant que les portes de Paris étaient closes et que plus vite il viderait les lieux, mieux ce serait pour lui. Sylvie, alors, passa la tête à la portière :
— Faites place, s’il vous plaît ! Il faut que je rentre à Conflans.
— Hou ! Qu’elle est jolie ! clama alors un grand garçon débraillé qui devait être boulanger si l’on en croyait ses traces de farine.
Du coup, Grégoire se fâcha et agita son fouet d’une manière menaçante :
— En voilà une façon de parler à une dame ! C’est à Mme la duchesse de Fontsomme que tu t’adresses, malappris !
— J’ai rien dit de mal, fit l’autre. Seulement qu’elle est jolie. C’est pas une injure, ça !
— Peut-être, mais tu ferais mieux de nous dire le pourquoi de tout ce bruit.
Une solide commère, fraîche comme un panier de roses et portant le joli costume de fête des dames de la Halle, s’en mêla :
— C’est rapport à M. le conseiller Broussel que le Mazarin vient de faire prendre chez lui par M. d’Comminges et conduire en prison. Un si brave homme ! Le père du pauvre peuple ! En prison ? Non mais alors ! Et tout ça parc’qu’il essaie d’empêcher l’Mazarin d’nous arracher encore des sous. Alors on va s’en occuper et vous feriez mieux d’rentrer rue Quincampoix, m’dame la duchesse.
— Vous me connaissez ?
— Non, mais comme c’est chez moi qu’vos gens prennent les légumes je sais où vous habitez, expliqua-t-elle en pliant le genou en manière de révérence… On me dit dame Paquette, pour vous servir !
— Très honorée, sourit Sylvie, mais à cette saison j’habite surtout Conflans où j’aimerais bien aller rejoindre ma petite fille.
Du coup, dame Paquette vint s’accouder familièrement à la portière du carrosse :
— Faut pas compter y aller c’soir, m’dame la duchesse. Ça commence à bouillir ici et, dans une heure, Paris aura pris feu. On a envoyé aux portes pour essayer d’arrêter les voitures des prisonniers : Broussel qu’on emmène à Saint-Germain et Blancmesnil qui va à Vincennes. Aussi on va s’arranger pour que le Mazarin nous les rende, et vite ! Alors, croyez-moi et rentrez sagement rue Quincampoix ! Si vous voulez, j’vais vous faire escorter pour qu’y vous arrive point de mécompte.
— Peste ! goguenarda Grégoire. On est une puissance !
— Voui, mon gros, et j’ai des amis placés plus haut que toi sur ton perchoir, pour sûr ! T’as déjà entendu parler d’monseigneur l’duc de Beaufort ? Eh bien j’obéis guère qu’à lui ! Faut dire qu’c’est un si bel homme ! ajouta-t-elle avec âme.
L’admirateur de Sylvie lui allongea un coup de coude dans les côtes.
— Vous parlez trop, dame Paquette ! Comme si vous saviez pas qu’on sait pas où il est ? Et puis c’est jamais bon d’lancer un nom en l’air ! On sait jamais sur qui ça retombe.
— N’empêche que…
Sylvie brûlait d’envie d’en savoir plus sur les relations de François avec la marchande de légumes, mais le boulanger prenait décidément les choses en main :
— Alors, on y va, rue Quincampoix ?
— Non. On va rue des Tournelles, si ça ne vous contrarie pas.
— Pas du tout !
Et, se plaçant entre les chevaux de tête qu’il prit chacun par une bride, il entreprit de guider la voiture à travers la foule. Arrivé à destination, il fit un beau salut qui lui mit presque le nez sur les genoux mais, en se relevant, il envoya un baiser du bout des doigts :
— Vous voilà rendue, m’dame la duchesse. À bientôt j’espère, parc’que j’ai encore jamais vu une duchesse aussi mignonne que vous !
Ayant dit, il s’enfuit à toutes jambes tandis que Sylvie, flattée, se mettait à rire. Malheureusement, chez son parrain, elle trouva visage de bois ou à peu près, car il lui fallut longtemps pour se faire ouvrir et apprendre que seule Nicole Hardouin était au logis. M. le chevalier et Corentin étaient partis le matin même pour Anet à la demande de Mme de Vendôme. Aussi Nicole en profitait-elle pour faire un grand ménage, aidée par Pierrot qu’elle venait d’envoyer en course. En dépit de l’accueil aimable, Sylvie comprit sans peine qu’elle serait encombrante.
— Quand il sera de retour, recommanda-t-elle, dites à mon parrain que j’aimerais le recevoir quelques jours à Conflans. Il y a longtemps qu’il me le promet, et il ne vient jamais.
C’était une constatation un peu triste et non un reproche. Elle savait, en effet, que depuis l’emprisonnement de François, Perceval se dévouait beaucoup aux Vendôme persécutés et qu’en outre il avait encore resserré les liens qui l’unissaient à son ami Théophraste Renaudot, malmené lui aussi par le nouveau régime comme par ses fils qui prétendaient lui ôter la direction de la Gazette…
— Il viendra… Je vous promets qu’il viendra ! assura Nicole sur une révérence qui mettait fin à l’entretien.
Il fallut bien, enfin, se résigner à rentrer rue Quincampoix…
CHAPITRE 12
DES PAS DANS LE JARDIN
Une fois rentrée chez elle, Sylvie s’y trouva mieux qu’elle ne le craignait. C’était comme un havre de paix, une île insensible à la mer en train de grossir, encore qu’une certaine nervosité se fît sentir chez les domestiques, mais la solennité un brin pontifiante de Berquin le maître d’hôtel et de dame Javotte, la gouvernante qui était aussi son épouse, en imposait suffisamment au petit peuple des laquais et des chambrières pour maintenir l’ordre. Ils s’étaient contentés de détacher un laquais et un marmiton pour aller aux nouvelles et ne pas être pris de court en cas d’émeute véritable.
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