Ses prévisions se vérifièrent. L’animation sur le grand pont, centre de la vie populaire parisienne, était à peine plus grande que de coutume et il était certain qu’on gagnait en tranquillité en s’éloignant du Palais-Royal, toujours refermé sur lui-même et gardé, cette fois, par deux régiments de chevau-légers armés jusqu’aux dents.

Le temps était magnifique. Une pluie nocturne avait rafraîchi l’atmosphère si lourde des derniers jours. En passant le fleuve, Sylvie remarqua que le trafic y était nul. Durant la nuit de l’insurrection, on avait retendu les vieilles chaînes médiévales qui le barraient en amont et en aval de la Cité, et des gardes veillaient toujours dessus.

Pourtant, quand on atteignit le quai de la porte Saint-Bernard, on tomba sur un grand concours de peuple, assez excité mais plutôt joyeux, qui enveloppa bientôt le carrosse, vite réduit à l’immobilité. Une situation que Grégoire ne supportait jamais longtemps. Il commença par crier « Gare ! », sans le moindre résultat, puis « Place ! Allons, faites place ! ». On n’avait même pas l’air de l’entendre. Tous ces gens, surtout des femmes, riaient et criaient des vivats qui avaient l’air de s’adresser à quelque événement se déroulant sur la Seine. Sylvie mit le nez à la portière et aperçut des chevaux tenus en main sur la berge, mais il y avait trop de monde pour qu’elle vît ce qui se passait dans l’eau. Elle tendit le bras et toucha le haut bonnet d’une dame de la Halle. Elles étaient nombreuses, en effet, ayant unanimement décidé de ne pas travailler ce jour-là. Il y avait aussi quelques filles de joie et des femmes du peuple sans spécificité. Les hommes étaient leurs compagnons habituels, portefaix, crocheteurs ou maraîchers.

— S’il vous plaît, dit Sylvie, ne peut-on me laisser passer ?

La femme se retourna et se mit à rire :

— Où est-ce que vous voulez aller pour être si pressée ?

— Chez moi, à Conflans ! De toute façon, je ne vois pas en quoi cela vous regarde ?

Le ton était sec, pourtant la femme n’en perdit pas sa bonne humeur et rit de plus belle.

— À Conflans vous ne trouverez rien de pareil à ce qui se voit ici, ma belle dame ! Donnez-vous donc le temps d’admirer le spectacle ! Croyez-moi, il en vaut la peine…

— Qu’est-ce donc ?

— C’est Mgr le duc de Beaufort qui se baigne avec ses gentilshommes. Il est l’homme le mieux fait du monde. Mettez-vous debout sur votre marchepied, vous verrez mieux !

Soudain tremblante comme à l’approche d’un danger, Sylvie obéit machinalement mais dut retenir d’une main le grand chapeau de velours noir qui la coiffait avec une cavalière élégance. Et elle vit, en effet ! Dans l’eau claire, une dizaine d’hommes barbotaient, nageaient ou, comme des gamins, faisaient mine de se battre en se jetant de l’eau, à la grande joie de l’assistance. Elle eut vite fait de reconnaître François, à sa longue chevelure claire comme à sa haute taille. Il se tenait debout avec de l’eau jusqu’à la taille et riait des folies de ses amis. Soudain, on l’entendit crier :

— C’est assez, messieurs ! Il est temps de rentrer.

Il se mit en marche vers la grève et le délire fut à son comble. Il était nu et, comme il s’avançait dans la lumière du matin, désinvolte et souriant tel un dieu sortant de l’onde, Sylvie, la gorge serrée, pensa qu’elle n’avait jamais rien vu de plus beau que ce corps harmonieux. Les hommes criaient leur enthousiasme en termes crus et en grosses plaisanteries, les femmes tombaient à ses pieds qu’elles caressaient en bénissant la mère qui l’avait porté. L’une d’elles, une belle fille plus hardie que les autres, lui jeta ses bras autour du cou et le baisa longuement sur les lèvres, encouragée par la main vigoureuse qu’il appuyait sur ses fesses pour la serrer contre lui.

C’en fut plus que Sylvie ne pouvait supporter.

— Grégoire ! Dégagez-nous de là ! cria-t-elle en reprenant place dans sa voiture.

Le résultat fut incroyable. Ce fut comme si elle venait de commettre un sacrilège. Réveillés de leur extase, tous ces gens se retournèrent contre elle avec des cris de rage tandis que le cocher levait son fouet, prêt à toute éventualité. On hurlait :

— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici ?… Empêchons-la de bouger ! C’est une espionne de Mazarin !… Oui, c’est une « Mazarine »… On va la flanquer à l’eau !

Puis vint ce cri qui allait devenir trop fréquent dans les mois à suivre :

— À mort, la Mazarine !

Mais Beaufort avait entendu. Repoussant la femme qui s’accrochait à lui, il vit ce qui se passait, et surtout reconnut Sylvie qu’en dépit des efforts de Grégoire et des deux laquais on était en train de sortir de son carrosse. Alors, arrachant des mains de Ganseville une serviette qu’il se noua autour du corps tout en courant, il se fraya un passage à coups d’épaules et de poings, arracha Sylvie des mains des furieux, la remit dans la voiture puis, sautant sur le siège :

— Arrière vous autres ! C’est une amie. Quiconque l’attaque m’attaque !…

— Oh, on savait pas ! grogna l’un des meneurs. Mais c’qu’on sait bien c’est qu’le Mazarin, il a des espions partout.

— Difficile à croire quand le peuple entier se dresse contre lui ! Quant à cette dame, c’est la duchesse de Fontsomme. Tâchez de vous en souvenir. Et maintenant qu’on ouvre cette sacrée porte Saint-Bernard, qu’elle puisse sortir !

Debout sur le siège tel l’aurige romain, François fit claquer le fouet qu’il avait pris à Grégoire plus mort que vif, enleva les chevaux qu’il lança au galop. On eut tout juste le temps d’ouvrir devant lui la lourde porte qu’il franchit en lançant un cri sauvage. Derrière le carrosse, Ganseville s’engouffra avec le cheval et les vêtements de son maître. Les moines de l’abbaye Saint-Victor qu’il dépassa en trombe ne surent jamais si l’homme aux trois quarts nu qui menait cette voiture à un train d’enfer était l’archange saint Michel en personne ou quelque démon. Au bout d’un moment, Grégoire qui avait repris ses esprits s’enhardit jusqu’à demander à ce collègue inattendu de vouloir bien diminuer l’allure, sous le prétexte que « Mme la duchesse devait être secouée comme prunes en panier là-dedans », ce qui fit rire François.

— Elle en a vu d’autres !

— Peut-être, mais j’oserai aussi suggérer à monseigneur de vouloir bien s’arrêter… au moins pour s’habiller. Je crains que si monseigneur nous conduit ainsi jusqu’à Conflans, l’effet ne soit désastreux sur les voisins !

— Si tu veux que je m’habille, il va falloir me prêter tes vêtements, mon brave !

— Je ne crois pas que ce soit utile. L’écuyer de monseigneur est juste derrière nous.

La voiture s’arrêta. François sauta à terre, alla rejoindre Ganseville et ses habits, puis revint vers Sylvie qui lui souriait de tout son cœur.

— Maintenant que je suis convenable, dit-il en prenant sa main pour la baiser, m’autoriserez-vous à vous accompagner jusqu’à Conflans ? Il me semble que je l’ai bien mérité.

— Montez ! Vous l’avez plus que mérité, puisqu’une fois de plus je vous dois la vie.

Tandis que la voiture repartait à une allure moins échevelée, ses deux occupants restèrent un moment sans parler, goûtant le miracle de cet instant d’intimité. Enfin, François murmura :

— Vous souvenez-vous de notre premier voyage ensemble, quand nous avons quitté Anet pour chercher refuge à Vendôme ?

— Comment l’oublier ? C’est l’un de mes plus doux souvenirs…

— Pour moi aussi. Je tenais votre petite main dans la mienne et vous avez fini par vous endormir contre moi…

Tout en parlant, il s’était emparé de la main de Sylvie. Encore secouée par ce qu’elle venait de vivre, mais toute au bonheur d’être auprès de lui, elle la lui laissa mais remarqua :

— Je n’ai pas du tout envie de dormir.

— Tant pis !…

Il porta le mince poignet à ses lèvres pour l’en caresser doucement, puis demanda à voix basse :

— Pourquoi es-tu partie l’autre nuit ?… Quand je suis revenu vers toi, brûlant d’amour, le jardin était abandonné et mon bel oiseau envolé. Alors je suis passé par le portail pour te demander et au moins te parler, mais on m’a dit que tu étais partie… Où étais-tu ?

— À l’hôtel de Schomberg où je suis restée jusqu’à ce matin.

— Tu avais si peur de moi ?

— Oh non, mon cher amour, ce n’est pas de vous que j’ai peur mais bien de moi. Si j’étais restée, j’aurais sans doute connu un immense bonheur… vite suivi d’affreux remords…

Il voulut la prendre dans ses bras mais elle le tint à distance. Il soupira :

— Répète ce que tu viens de dire !… Appelle-moi encore ton cher amour.

— Dans mes rêves je vous ai toujours appelé ainsi, mais je n’ai plus le droit de rêver. Songez à qui je suis mariée !

— Au diable votre époux, madame ! Que venez-vous toujours le jeter entre nous ? Nous nous aimons… avec passion ! Moi tout au moins ! N’est-ce pas la seule chose qui devrait compter ?

— Non. Vous qui faites si grand cas de l’honneur, soyez un peu plus soucieux du mien.

— Allez-vous jouer les prudes ? Je vous parle d’amour et l’amour doit passer avant tout. Je ne serai heureux, Sylvie, que lorsque vous serez mienne… et je suis sûr que vous le serez aussi.

— Quel fat vous faites !… Vous venez trop tard, mon ami. Pas parce que je vous aime moins qu’autrefois – Dieu m’est témoin que je n’aimerai jamais que vous au sens de la passion – mais que n’êtes-vous venu me prier plus tôt ! Que ne m’avez-vous aimée plus tôt… À présent, il y a entre vous et moi un homme droit, bon et plein d’amour que pour rien au monde je ne veux blesser…

— Quel heureux mortel ! fit Beaufort avec amertume. Il y a vraiment des gens qui ont de la chance ! Celui-là n’a eu qu’à se baisser pour tout récolter : physique agréable, fortune, titre et enfin la seule femme que j’aime ! Ce n’est pas juste !

— C’est vous qui ne l’êtes pas. Me direz-vous ce que vous avez à lui envier : vous êtes prince – et même prince du sang ! – pas vraiment affreux, suffisamment riche pour les tripots que vous fréquentez – ne protestez pas, je le sais ! – enfin vous avez eu toutes les femmes que vous avez voulues.

— Sauf la seule qui ait de l’importance !

— Ne reniez pas celles que vous avez aimées, ce n’est pas digne de vous.

— Vous ne m’empêcherez pas de garder l’espoir !

— Je n’ai aucun moyen de vous en empêcher… mais ne comptez pas sur moi pour vous encourager !

On arrivait et il était grand temps pour Sylvie. Enfermée dans cet espace clos avec un homme dont elle sentait l’ardeur l’envelopper comme une flamme, elle mourait d’envie de se jeter dans ses bras et d’oublier tous les beaux principes qu’elle venait d’énoncer au seul profit d’une divine étreinte mais, après avoir franchi le pont de Charenton, le carrosse s’était engagé sur une petite route aboutissant au château de Conflans.

Sylvie eut à peine le temps de mettre pied à terre que Jeannette et la petite Marie étaient déjà là.

— On dit qu’il y a eu du bruit dans Paris ! s’écria la première après avoir salué Beaufort. Nous étions en peine de madame…

— Il ne fallait pas. Je n’ai couru aucun danger.

— Mon Dieu !…

La dernière exclamation était suscitée par Marie qui, tendant ses petits bras, s’efforçait de passer de ceux de Jeannette à ceux de François. Il lui sourit et l’enleva en la tenant en l’air où pieds et mains s’agitèrent joyeusement tandis que l’enfant riait.

— En voilà une qui sait reconnaître ses amis ! dit le jeune duc. Dieu qu’elle est mignonne !… Elle ressemble à sa mère !

— C’est tout à fait ça ! fit Jeannette avec satisfaction. C’est le même petit diable qui pique les mêmes colères… et, on dirait, monseigneur, qu’elle vous a aussi adopté… comme sa mère !

En regardant sa fille appliquer de gros baisers sonores sur la joue de François qui la serrait contre lui, Sylvie éprouva une vive émotion. Elle aussi s’était, autrefois, blottie contre celui qu’elle appelait « Monsieur Ange ». Ce jour-là elle avait peur, froid, et elle tremblait dans sa chemise tachée de sang. Grâce à Dieu, ce n’était pas le cas de Marie, vêtue d’une jolie robe de toile rose sur des jupons bien blancs d’où dépassaient ses pieds minuscules chaussés de petites pantoufles de velours. Son attrait pour François n’en était que plus significatif, d’autant que, toujours comme elle-même autrefois, elle refusait de s’en séparer.

— Je vais la porter dans la maison, dit celui-ci en riant. Peut-être votre hospitalité ira-t-elle jusqu’à m’offrir un peu de vin frais ? Je meurs de soif…

Le moyen de refuser ? Sylvie d’ailleurs n’en avait pas envie et, au fond, elle n’était pas mécontente de montrer sa jolie maison des champs. On s’installa dans un salon dont les hautes fenêtres ouvraient sur les terrasses fleuries de roses et la Seine étincelante. Tenant toujours Marie, François s’en approcha :