En pensant à son maître, Ganseville se sentait mélancolique : tandis que lui-même se faisait secouer sur les gros pavés et les mauvaises routes, Beaufort escorté de Brillet et de deux valets galopait sur la route de Flandre avec en perspective la fièvre des combats, le grondement des canons, le crépitement des mousquetades, les roulements des tambours, la gloire peut-être… la vie enfin ! Sa seule consolation était que ce convoyage sans panache représentait une mission d’extrême confiance tenant à ce secret qu’il avait l’honneur de partager avec le maître qu’il aimait.

Les choses se passèrent le mieux du monde avec des compagnons qui n’obligeaient pas à la conversation : un prêtre priant toute la journée, une veuve pleurant tout autant, un couple âgé qui, lorsqu’il ne se chuchotait pas des secrets en gloussant, dormait avec application. Tout de même, en arrivant à Vitré, Ganseville se sentait de terribles fourmis dans les jambes. Jeannette mourait d’impatience mais, dans la vieille ville figée dans son superbe cadre féodal, il leur suffit d’un court passage à l’hôtel du Plessis dont les maîtres étaient de vieux amis des Vendôme pour que Pierre retrouve son aspect habituel. Ce fut au tour de Jeannette de perdre le sien : devenue un charmant cavalier – sa jeune maîtresse avait demandé qu’on lui apprît à monter afin qu’elle pût la suivre dans ses galopades à travers bois, à Anet ou à Chenonceau – elle sauta en selle avec une assurance qui fit plaisir à son compagnon, un peu inquiet d’abord sur le train que la présence d’une femme allait lui imposer.

— Me direz-vous enfin où nous allons ? demanda la jeune fille quand ils eurent atteint la première halte, à Bain. Pendant tout le voyage vous n’avez pas desserré les dents. Le beau mari que j’avais là aux yeux des gens qui nous entouraient !

— Auriez-vous souhaité que je vous fasse la cour ? fit Ganseville en riant.

— Oh non ! Ne le prenez pas en mal, mais j’ai déjà donné ma foi à un garçon dont j’ignore ce qu’il est devenu, ajouta-t-elle avec tristesse. Il a disparu avec notre petite demoiselle et on ne sait pas s’ils sont seulement encore de ce monde…

— Moi, je suis comme saint Thomas : tant que je n’ai pas vu je ne crois pas ! Quant à notre destination, c’est un petit port de pêche qui s’appelle Piriac.

— Et qu’allons-nous y faire ?

— Nous embarquer pour Belle-Isle. J’espère que vous avez le pied marin… J’ai horreur des gens qui vomissent.

— Et que ferons-nous à Belle-Isle ?

— Nous irons saluer M. le duc de Retz et Mme la duchesse. À présent, plus de questions. Vous en savez assez.

— Je ne suis guère plus avancée et j’aimerais bien comprendre tous ces mystères…

— Ma chère enfant, vous avez commis une grosse sottise en vous installant chez M. de Raguenel au lieu de rentrer sagement chez nous. Vous auriez dû être assez fine pour deviner que sa maison serait surveillée. Or j’avais mission de vous faire quitter Paris sans éveiller les soupçons des espions du Lieutenant civil. Voilà qui est fait…

— En ce cas, pourquoi ne pas m’en dire davantage ? Nous sommes bien loin de Paris…

— Parce que le gouverneur de la Bretagne, c’est le cardinal de Richelieu qui en a dépossédé le duc César, et que là où il s’est installé, il faut toujours craindre qu’il y ait un espion derrière chaque buisson.

— Et à Belle-Isle, il n’y en a pas ?

— Non. Elle est assez éloignée de la côte et appartient en propre à Pierre de Gondi, duc de Retz. Et maintenant, à cheval ! Je ne répondrai plus à aucune question avant que nous ne soyons là-bas. Et encore !…

Cette fois, Jeannette se le tint pour dit. D’ailleurs, la différence sociale existant entre elle, simple femme de chambre, et un gentilhomme lui imposait des limites qu’elle connaissait fort bien. Et puis le nouveau rythme du voyage n’autorisait guère les conversations, car il n’était plus question de s’arrêter avant la mer sinon pour changer de chevaux et se restaurer. Après Bain, par Redon et La Roche-Bernard, on atteignit l’estuaire de la Vilaine d’où l’on piqua droit sur Piriac, un petit port de pêche où la pauvre fille arriva rendue : une chose était de suivre Sylvie dans d’agréables randonnées campagnardes, une autre de sauter d’un cheval à l’autre sans désemparer, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit.

— Je ne pourrai plus jamais m’asseoir ! gémit-elle quand Ganseville, enfin compatissant, l’aida à descendre de sa monture. Ni peut-être marcher !

— J’aurais dû vous conseiller les cataplasmes de chandelle, soupira celui-ci, mais cela nous aurait fait perdre du temps. Je conçois que cela vous soit pénible, que vous auriez préféré une voiture, mais les chemins sont mauvais en Bretagne et, avec un cheval, on est sûr de passer partout et vite !

— Nous sommes donc bien pressés ?

— Nous le sommes et cette chevauchée nous fait gagner trois jours. Or, il est impératif que nous arrivions à Belle-Isle avant quelqu’un d’autre ! Allons, courage ! Je vous promets une surprise à l’arrivée…

La laissant assise sur un rocher, Ganseville alla se mettre en quête d’un bateau, après quoi, en attendant la marée, il entreprit de refaire leurs forces au moyen d’une soupe de poissons délectable et de galettes de sarrazin sucrées au miel, le tout arrosé d’un cidre un peu aigrelet.

Au soir tombant, tous deux embarquèrent sur une barque de pêche placée sous le vocable de Sainte-Anne-d’Auray. Jeannette, enveloppée d’une couverture sentant fortement le poisson pour la protéger des embruns, installa son séant douloureux sur une autre couverture que l’on plia pour elle au fond de la barque et, bien que ce ne fût pas le summum du confort, elle s’endormit aussitôt. Par chance, la mer était relativement calme et sa fatigue extrême lui évita les effets du roulis. Des quatre lieues séparant Belle-Isle de la terre ferme, elle ne vit donc rien, pas plus que de la pêche à laquelle les hommes se livrèrent chemin faisant.

Quand elle ouvrit les yeux, après qu’on l’eut secouée sans trop de douceur, le bateau franchissait le goulet d’un port qui, sous les couleurs roses de l’aurore, lui parut le plus beau du monde. Établi au débouché d’un de ces ruisseaux marins où remontait la marée, il s’enfonçait entre une colline plantée d’arbres tordus par les tempêtes et un promontoire rocheux portant une citadelle à tours basses et rondes dans lesquelles s’ouvraient les gueules noires des canons. Le bourg semblait couler derrière ces murailles qui le défendaient, cependant qu’au fond du port, un pont romain reliait les deux rives et desservait une longue demeure seigneuriale dont les jardins montaient à l’assaut d’une seconde colline, plus haute que la première[28]. C’était une grande et belle maison blanche dont les hautes fenêtres reflétaient les couleurs ardentes du soleil levant.

— Nous sommes à Belle-Isle, commenta Ganseville, et ce village qui en est le principal s’appelle Le Palais. Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi…

— Et c’est là que nous allons ?

— C’est là ! Vous allez y retrouver des gens que vous aimez et dont vous êtes en peine…

L’écuyer eut soudain l’impression que toute la lumière de ce jour naissant se réfugiait dans les yeux bleus de la jeune fille.

— Sylvie ? Oh, je veux dire Mlle de L’Isle…

— Chut ! Pas de noms !

Elle voulut s’élancer sur le chemin carrossable menant aux barrières de hauts tamaris protégeant les jardins des méfaits du vent, mais il la retint d’une main ferme :

— Restez tranquille ! Vous n’allez pas vous lancer dans cette maison en l’appelant comme une folle. Vous devez penser que si on l’a amenée ici, c’est pour une raison très grave. On l’y cache depuis qu’elle a échappé à un sort horrible dont la menace n’est pas encore éteinte. Aussi M. le duc a-t-il décidé, en accord avec M. de Gondi, qu’elle passerait pour morte jusqu’à ce que le danger soit éteint.

— Mon Dieu, mais qu’est-il arrivé ? gémit-elle, déjà prête à pleurer.

— Vous le saurez, mais pour l’instant marchons ! Nous n’allons pas rester plantés au milieu de ce chemin pendant des heures ! D’ailleurs, on vient à notre rencontre.

Deux laquais en livrée rouge s’approchaient pour s’enquérir des visiteurs. Ganseville tira une lettre de son pourpoint :

— De la part de monseigneur le duc de Beaufort à monsieur le duc de Retz[29], avec ses compliments !

Les valets saluèrent ; l’un d’eux prit la lettre cependant que l’autre s’emparait du sac de voyage de Jeannette.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, dit le premier. Les deux voyageurs furent ensuite remis à un majordome qui les fit attendre dans un grand vestibule dallé de noir et blanc, en précisant que le couple ducal entendait à cette heure une messe matinale dans la chapelle du palais et qu’il ne pouvait être question de le déranger.

On patienta donc dans un silence quasi monacal que ni l’un ni l’autre n’osait briser, mais Jeannette se sentait dévorée d’impatience : où pouvait bien être la petite Sylvie dans cette grande baraque ? Quant à Ganseville, habitué à voir toutes les portes s’ouvrir devant son maître, il n’appréciait guère que son messager doive attendre comme un vulgaire solliciteur. Enfin une porte s’ouvrit et le duc en personne parut, suivi de son majordome. Ce fut à celui-ci qu’il s’adressa en premier :

— Conduisez cette jeune fille à Mme la duchesse qui l’attend chez elle ! Puis, se tournant vers Ganseville : « Heureux de vous revoir mon garçon ! J’espère que vous avez fait bon voyage ? Et que vous m’apportez des nouvelles. Venez donc par ici. Nous serons mieux pour parler dans mon cabinet. »

À trente-six ans, Pierre de Gondi, deuxième duc de Retz, en paraissait dix de plus : son long visage bruni par le climat portait les marques d’un ennui dû au fait qu’il s’était vu mis à la retraite trois ans plus tôt et qu’il le supportait mal. En effet, nommé général des galères du Roi en survivance de son père entré en religion après la mort de sa mère – le tout en 1627 – il avait été dépouillé par Richelieu d’un commandement qu’il aimait au bénéfice du neveu de celui-ci, le marquis de Pontcourlay. Depuis, il s’était renfermé dans son château de Belle-Isle pour y remâcher ses rancœurs : inutile de préciser qu’il ne portait pas le Cardinal-ministre dans son cœur.

Pendant qu’il se faisait donner par Ganseville les dernières nouvelles de la capitale, une jeune camériste bretonne, en costume régional, conduisait Jeannette à la chambre de la duchesse, occupée à se restaurer après la communion. Plus jeune de dix ans que son mari dont elle était d’ailleurs proche cousine, fille du précédent duc de Retz – le titre était passé de la branche aînée à la branche cadette – et sœur de la duchesse de Brissac, Catherine de Gondi aurait pu prétendre à la beauté si l’austérité de ses mœurs et une certaine dose d’avarice n’avaient figé ses traits au demeurant fins et délicats. Elle reçut Jeannette comme on reçoit une servante, c’est-à-dire qu’elle la laissa debout tandis qu’elle-même continuait à tremper du pain dépourvu de beurre dans du lait, sans pour autant cesser d’examiner la nouvelle venue. N’en espérant pas davantage, la jeune fille ne s’offusqua pas mais ne put s’empêcher de penser qu’un bol de lait lui aurait fait bien plaisir, à elle aussi. Enfin, la duchesse parla, après s’être soigneusement essuyé la bouche à une serviette brodée :

— Vous êtes la suivante de cette petite que M. de Beaufort nous a confiée ? D’où sortez-vous, ma fille ?

— D’Anet, madame la duchesse, où je suis née et où, très jeune, je suis entrée au service de Mlle de L’Isle. Je l’ai ensuite suivie à la Cour lorsqu’elle est devenue fille d’honneur de Sa Majesté la Reine…

— Cela se sent ! Vous n’avez point le ton campagnard. Eh bien, ma fille, sachez que votre maîtresse est en piteux état. Elle a été, à ce que l’on raconte, enlevée par un séide de Richelieu qui avait jadis poursuivi sa mère d’un amour détestable, livrée par lui et mariée de force à un autre séide de Richelieu qui aurait ensuite cédé ses droits d’époux au premier personnage qui en aurait usé de façon absolument déplorable…

Débité sur un ton d’indifférence, ce rapport succinct horrifia Jeannette :

— Oh, mon Dieu ! Et moi qui n’en savais rien ! Pauvre… pauvre petite fille !… Mais, pourquoi donc M. François… je veux dire Mgr le duc de Beaufort, l’a-t-il amenée ici ?

— Parce que si le duc a fait table rase du mari, il lui reste à abattre le bourreau principal, ce qui n’est pas aisé. Cette malheureuse avait besoin d’un asile éloigné, secret et, surtout, hors de toute atteinte des gens du Cardinal. Belle-Isle nous appartient en propre. Elle est terre souveraine et les gens du Roi eux-mêmes n’y ont point accès hors notre bon vouloir !