— Mais que vais-je faire ? Que vais-je devenir ?

— Vous allez rester tranquille et je vais, moi, écrire à votre époux pour lui dire la vérité sur toute cette agitation. Moi, il me croira !

— Il sait votre tendresse… et c’est à moi de comparaître devant mon juge puisque, apparemment, c’est ce qu’il est devenu…

Elle s’était levée et se pendait à un cordon de sonnette. Pierrot apparut.

— J’ai besoin de voir le capitaine Courage ! Va me le chercher ! Il faut que je lui parle…

— Sylvie, vous allez faire une sottise, je le sens ! Ne décidez rien sous le coup de l’émotion. Qu’avez-vous dans l’esprit ?

— Je vais voir mon époux là où il se trouve !

— À Saint-Maur ? Il est impossible de sortir de Paris !

— Le capitaine Courage m’y a fait entrer, une nuit, sans passer par les portes. Il saura bien m’indiquer le chemin…

— Et vous vous imaginez que je vais vous laisser faire ?

— Ne m’en empêchez pas ! Je pourrais ne jamais vous le pardonner !

— Mais vous ne pouvez pas vous jeter comme cela au milieu d’une armée ? Vous ne savez pas ce que sont les hommes quand la fièvre de la guerre les tient.

— Je m’en doute et d’ailleurs je ne compte aller qu’à Conflans, chez moi. De là, j’écrirai à Jean pour lui dire que je l’attends !

— Bien. Dans ce cas, je vais avec vous !

— Non. Vous restez ici et vous veillez sur Marie !… Mais je veux bien que vous me prêtiez Corentin. Il a toujours su me protéger. Une fois hors les murs, il pourra nous trouver des chevaux… Allons, mon parrain, ajouta-t-elle, vous devez vous faire à l’idée que je ne suis plus une petite fille mais une femme… que vous ne ferez pas changer d’avis…

— Il faut bien que je vous croie… mais il y a des mois que nous n’avons vu le capitaine. Peut-être n’est-il même plus à Paris ?

— Oh si ! Vous n’avez pas remarqué que Pierrot est parti comme une flèche quand il a reçu mon ordre ? Il sait sûrement où il est.

En effet, à la tombée du jour, Pierrot reparaissait avec le chef de bande qui écouta sans soulever d’objection ce que l’on attendait de lui et accepta de conduire Sylvie hors des murs.

— N’ayez crainte ! dit-il à Perceval. Entre Corentin et moi, Mme de Fontsomme sera en sûreté. Je sais où trouver des chevaux et je la conduirai jusqu’aux abords de Conflans.

Il eut le curieux sourire en coin qui lui donnait un certain charme :

— Souvenez-vous ! Il y a longtemps déjà que nous avons passé ensemble un contrat. S’il tient toujours, vous pouvez me demander ce que vous voulez contre l’assurance de ne pas agoniser un jour pendant des heures avec tous mes os brisés… Si vous êtes prête, nous partons, ajouta-t-il en se tournant vers Sylvie qui, pour la circonstance, avait emprunté à Jeannette des vêtements simples, confortables et commodes, lui donnant l’air d’une petite bourgeoise.

Quelques instants plus tard, elle et ses compagnons se fondaient dans les rues obscures. La nuit, une ville assiégée est pleine de respirations retenues, d’écoutes solitaires, de craintes diffuses. À l’ordinaire, on ne rencontrait, en dehors des voleurs et des truands de tout poil, que les imprudents attardés dont ils faisaient leur pâture. Cette fois, l’écho renvoyait le bruit des pas lourds d’une patrouille, d’un chant religieux provenant de quelque couvent où l’on priait sans relâche. À trois reprises le petit groupe fut arrêté, mais chaque fois le barrage tomba sans un mot après que le capitaine Courage eut parlé à l’oreille d’un des hommes. Enfin, on atteignit le rempart où rougeoyaient, de loin en loin, les feux de bivouac, et la porte de la maison que Sylvie eût été incapable de reconnaître s’ouvrit sans bruit dès qu’un signal convenu eut été frappé. Quelques minutes plus tard on ressortait, muraille franchie, dans les éboulis peuplés d’arbrisseaux sauvages.

— Au village de Charonne, on trouvera des chevaux, dit Courage. Le patron de l’auberge de La Chasse royale, près de l’abbaye des Dames, en a toujours à la disposition des amis…

Il en avait, et l’on put s’enfoncer dans les taillis de Vincennes dont le guide possédait une connaissance parfaite. Il ne pouvait être question de galoper, les chevaux étant surtout destinés à ménager les jambes de la jeune femme et à permettre une fuite rapide en cas de mauvaise rencontre. En outre, il fallait éviter les postes avancés de la forteresse royale. Aussi mit-on près de deux heures à atteindre Conflans et trois heures sonnaient au clocher du village quand, d’une main vigoureuse, Corentin agita la cloche du domaine.

— Vous voilà rendus, dit le capitaine. Descendez à présent ! Je reprends les chevaux et je repars…

— Vous ne voulez pas entrer, prendre un peu de repos et vous réconforter ?

— Non, madame la duchesse, on ne doit pas vous voir en compagnie de ceci, dit-il en désignant son masque. Et moi, je dois avoir regagné Paris avant le lever du jour. Que Dieu vous protège !

Un beau salut, une souple volte pour sauter en selle, un claquement de langue et il avait disparu tandis que Corentin continuait à agiter la cloche. Il fallut un certain temps pour obtenir de Jérôme qu’il ouvrît au beau milieu de cette nuit glaciale. Le majordome ne parvenait pas à admettre qu’une duchesse pût errer sur les chemins par un temps pareil. Il fallut que Sylvie se mette à crier pour qu’il consente au moins à venir jusqu’au portail. Il était temps : Corentin était en train de l’escalader. De là-haut, il cria :

— Tu te dépêches un peu, oui ? Si ta maîtresse tombe malade à cause de toi, je t’étripe… Ouvre et vite ! Elle est transie.

La lumière jaune de la lanterne dont Jérôme s’était muni découvrit l’effarement de son visage :

— Madame la duchesse, ici… à pied… et habillée comme une servante ! Ce n’est pas croyable…

— Il faut pourtant le croire mon ami, dit Sylvie. Je vais aller me réchauffer à la cuisine. Pendant ce temps-là, vous direz à votre femme de mettre des draps à mon lit et de faire du feu dans ma chambre… Ah, j’y pense : avez-vous des nouvelles de M. le duc ?

Tout en couvrant le malheureux de ce feu roulant, Sylvie courait à travers le jardin. Elle ne s’arrêta que devant l’énorme cheminée où Mathurine, la femme de Jérôme, activait les braises dégagées de la cendre à l’aide d’un soufflet de cuir. Là, elle se laissa tomber sur un escabeau, tendit ses mains à la petite flamme qui venait de jaillir et renouvela sa dernière question :

— Avez-vous eu des nouvelles de M. le duc ? Il doit être à Saint-Maur avec le prince de Condé.

Tout en disposant une brassée de menu bois sec puis de petites bûches, Mathurine tourna vers elle un regard encore lourd de sommeil.

— Des nouvelles ? Comment on en aurait ? Personne ne peut venir jusqu’ici depuis Saint-Maur. Tout est gardé par les troupes de M. de Condé…

— Mais mon époux est avec M. de Condé, il peut passer comme il veut ?…

— Faudrait pouvoir causer avec ces gens-là, émit Jérôme qui arrivait. Parlent pas français… Ils nous laissent même pas entrer dans Charenton…

— Ce doit être des reîtres allemands, dit Corentin. Monsieur le Prince en avait enrôlés après les traités. S’il en a mis ici, cela doit effrayer les gens de la région. Y a-t-il du monde au château de Conflans et dans les maisons d’alentour ?

— Non, personne. Mme la marquise de Senecey…

— … est à Saint-Germain avec le Roi, coupa Sylvie. Et Mme du Plessis-Bellière ?

— Elle est partie dans sa famille, en province, répondit le majordome. Elle a emmené ses gens. Les gardiens seuls sont restés. Comme nous…

— Comme vous ? Comment cela ? dit Sylvie. Où sont les valets et les chambrières ?

— Des soldats sont venus fourrager ici, comme chez Mme du Plessis d’ailleurs. Ils ont pris peur et se sont sauvés… C’est pour ça que j’ai mis si longtemps à ouvrir, murmura le pauvre homme en baissant la tête. La nuit… par ce temps d’hiver et aux heures noires, on ne sait jamais ce qu’on va trouver au bout de la chaîne de la cloche.

— Et vous êtes restés là, tout seuls ? fit Sylvie apitoyée. Vous auriez dû partir ?

Ce fut Mathurine qui répondit :

— À nos âges ? et pour aller où ?

— Mais… à Paris, rue Quincampoix. J’aurais très bien compris…

Le visage replet où s’inscrivaient des rides se plissa pour un sourire mélancolique mais non dépourvu de fierté :

— Abandonner la maison ? Oh non, madame la duchesse ! Sauf votre respect, Jérôme et moi on la considère un peu comme la nôtre ; on y est depuis si longtemps ! Et s’il doit nous arriver malheur, on préfère que ce soit ici.

Avec sa spontanéité habituelle, Sylvie se leva et la prit dans ses bras pour poser un baiser sur sa joue.

— Pardonnez-moi ! C’est vous qui avez raison. Voyez-vous, quand on a un trop grand train de maison on ne prend pas toujours la peine de bien connaître ceux qui le composent. Ni moi ni mon époux n’oublierons votre conduite pendant ces terribles jours…

— En attendant, coupa Corentin, trouvez-nous quelque chose à manger et du lait chaud pour Mme la duchesse ! Ensuite, nous irons tous dormir. Demain il fera jour et nous verrons ce que l’on peut faire…

— C’est tout vu Corentin ! Je suis venue ici pour essayer d’atteindre mon époux et rien ne m’empêchera d’aller jusqu’à lui.

— Si… moi ! Parce que ce serait une folie et que j’ai promis à M. le chevalier d’y aller avant vous !… Allons, soyez raisonnable et tâchons de prendre un peu de repos. Tout le monde ici en a besoin…

Sylvie était trop lasse pour discuter. Après avoir bu un peu de lait, elle monta dans sa chambre où Jérôme avait allumé du feu et se coucha. La tête à peine sur l’oreiller, elle s’endormit comme une masse…

Lorsque Sylvie s’éveilla, la matinée était déjà avancée et la campagne toute blanche. Au lever du jour, une neige légère était tombée. Son délicat manteau ne parvenait pas à cacher les dégâts subis par le domaine à la suite de la visite des fourrageurs. Cependant, la jeune châtelaine avait d’autres soucis plus graves. Il faisait moins froid. Les brouillards matinaux s’étaient dissipés et, de l’autre côté de la Seine, les toits du village d’Alfort étaient visibles, ainsi que les cantonnements éparpillés autour. Les fumées des cheminées et des feux de camp s’élevaient dans l’air calme du matin.

En descendant à la cuisine pour y prendre son déjeuner – elle avait interdit d’ouvrir le moindre salon : deux chambres et la cuisine suffiraient pour un séjour qu’elle espérait bref et discret – elle n’y trouva pas Corentin, parti à l’aube pour tenter d’approcher Saint-Maur et d’en ramener Fontsomme, ce qui lui semblait une solution bien meilleure que guider Sylvie à travers les embûches et les périls d’une armée en guerre. Elle fut déçue : risquer sa vie pour rejoindre Jean lui paraissait une suffisante preuve d’amour pour apaiser des soupçons nettement exprimés et qui l’offensaient. Comment, sur de simples ragots, un époux si épris avait-il pu mettre en doute sa fidélité à la foi jurée ?

Voyant sa mine assombrie, Mathurine essaya de l’encourager :

— Je sens bien que madame voulait aller avec lui, mais ça n’aurait pas été sage et je suis sûre que monsieur le duc aurait été très fâché.

— Vous avez peut-être raison, Mathurine. Vous pensez que je dois me contenter d’attendre ?

— Oui. Corentin, il est fin comme l’ambre et brave comme un lion. Il trouvera sûrement le moyen de passer.

La journée n’en fut pas moins longue. Sylvie se rongeait d’impatience mais, quand la nuit tomba, Corentin n’était pas revenu. Elle essaya de se remonter le moral en pensant que l’obscurité vient tôt en hiver et que son messager pouvait avoir rencontré quelques difficultés. Enveloppée dans son manteau et chaussée de socques, elle ne se décidait pas à rentrer, arpentant nerveusement le jardin entre le portail et la maison, écoutant l’horloge de l’église égrener les quarts d’heure.

Soudain, un tumulte éclata sur le pont de Charenton proche : coups de feu, cris, roulements de chariots lourdement chargés, le tout mêlé de grognements furieux comme s’il s’agissait d’une armée de cochons en colère. De son côté, Charenton s’éveillait et réagissait. Jérôme accourut rejoindre sa maîtresse :

— Rentrez, madame la duchesse, ce sera plus prudent ! Moi, je vais aux nouvelles.

Il revint peu après annoncer qu’on se battait sur le pont autour d’un convoi de porcs et de raves mené par des cavaliers dont ce n’était certainement pas le métier ordinaire.

— Ils ont réussi à franchir les postes d’Alfort et pour l’instant ils culbutent les gens d’ici qui prétendent les empêcher de passer.