— Vous pensez que ce convoi est destiné à Paris ?

— Faut que ce soit ça pour que les gens de M. de Condé leur courent après. Seulement ils ne sont pas encore rendus. En fait, ils n’ont que deux routes possibles : celle sous le feu des murs de Charenton où ils se feraient hacher, ou alors les berges. Cependant, il y a aussi du monde à Bercy et ils risquent d’être pris en tenaille.

Ce furent les berges, et Sylvie se précipita dans l’un des salons pour voir ce qui allait se passer. Le vacarme approchait et soudain, il éclata devant les jardins des Fontsomme que bornait, près du fleuve, un petit mur reliant une grille ornementale large et basse à deux pavillons d’encoignure, le tout très facile à ouvrir ou à franchir. En un moment, une marée remonta à travers allées et plates-bandes dont la neige disparut instantanément. Une voix autoritaire cria :

— Des tireurs dans les deux pavillons ! Et faites-moi des barricades avec des bateaux, des chariots et ce que vous trouverez pour que l’on puisse se retrancher dans cette maison. Ganseville et Brillet ! Occupez-vous de la défense ! Moi je vais voir s’il est possible de se faire un chemin pour atteindre la route de Charenton qui est parallèle au fleuve… Des hommes aussi pour venir garder le portail arrière !

Dès les premiers mots, Sylvie avait reconnu cette voix. Elle l’eût reconnue au milieu du fracas d’une bataille, c’était celle de François. D’ailleurs, il surgit de la nuit avec ses cheveux clairs, si reconnaissables et qu’aucun chapeau ne couvrait. Cette apparition qui l’eût ravie en d’autres temps la terrifia et, ouvrant une des portes-fenêtres, elle saisit la lanterne que Jérôme avait posée près d’elle et sortit sur le perron de trois marches qui courait tout le long de la maison :

— Où prétendez-vous aller, monsieur le duc de Beaufort ? Je vous défends d’envahir ma maison…

— Sylvie ! s’exclama-t-il comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Vous êtes ici ?

— Et, une fois de plus, vous allez me demander ce que j’y fais ? Eh bien, mon cher, j’y attends mon époux.

— C’est votre affaire ! Moi, j’ai besoin de traverser votre domaine. Les autres demeures sont défendues par des murs qu’il faudrait détruire pour engager nos chariots et il paraît qu’il y a un poste dans le parc de Mme de Senecey. Vous êtes notre seul recours. Cela va nous permettre de souffler un peu et de nous frayer un chemin qui, soit par les vieilles carrières soit par la forêt, nous mènera à la route où l’on nous attend…

— Trouvez votre chemin ailleurs ! Cette maison n’est pas celle d’un ami et je n’ai pas le droit de vous y recevoir !

— Oh, je sais ! ricana Beaufort. Votre époux est à Mazarin comme Condé et vous-même.

— Nous sommes au Roi ! Au Roi que vous combattez, ce que je n’aurais jamais cru. Êtes-vous trop bête pour faire la différence ?

— Quand le Roi régnera, je plierai le genou devant lui, mais aujourd’hui, c’est l’Italien qui occupe le trône ! Quant à la régente, elle lui mange dans la main. On dit même qu’elle est sa maîtresse !

Et, pour mieux marquer en quelle estime il tenait le couple, Beaufort cracha majestueusement par terre.

— Encore une fois, allez-vous-en, pria Sylvie. Vous risquez de me faire beaucoup de mal.

— Non. Nous sommes en guerre, ma chère, et c’est en vertu de ses lois que je réquisitionne votre domaine. D’ailleurs, je n’ai pas le choix et il m’est impossible de revenir en arrière.

En effet, les lourds véhicules transportant une centaine de cochons installés dans de la paille pour qu’ils n’aient pas trop à souffrir des cahots du voyage ni du froid remontaient lentement ce qui avait été jusque-là de belles allées sablées.

— Mettez-les dans les remises ! cria le duc. Quant à vous, ma chère, vous feriez bien de rentrer ! Je crois qu’on a besoin de moi en bas. Si cela peut vous rassurer, ajouta-t-il, je serai fort courtois avec votre précieux époux s’il montre le bout de son nez ! Mais s’il essaie de me chasser d’ici, ce sera à ses risques et périls !

Les dernières paroles se perdirent dans le vent aigre qui commençait à souffler, gelant les mains et les oreilles. Sylvie regarda s’éloigner la haute silhouette vêtue de daim noir, sans chapeau ni manteau, comme si l’hiver ne pouvait avoir de prise sur cet homme en qui semblaient se réincarner les anciens guerriers venus du nord. Elle l’entendit encore hurler dans le vent :

— Rentrez ! Une balle perdue pourrait vous atteindre…

Elle obéit, passa dans la cuisine où Mathurine était en prières tandis que Jérôme surveillait les événements, puis choisit de remonter dans sa chambre d’où, au moins, elle pourrait voir ce qui se passait. Son cœur, plein de chagrin et d’angoisse, n’avait plus de place pour la colère, elle avait l’impression que sa vie allait s’arrêter là. Elle était en effet dans une situation affreuse : si Jean arrivait et trouvait Beaufort installé chez lui, sa colère serait sans pardon, et s’il ne le trouvait point parce que, peut-être, il aurait été abattu dans le combat, Sylvie savait que sa mort la briserait…

Elle alla s’asseoir près de la cheminée qui lui offrirait au moins un peu de chaleur. Blottie dans un fauteuil, elle regardait les flammes, essayant de ne plus entendre le crépitement des mousquets qui, du reste, ralentissait, et petit à petit, comme un chat lové sur son coussin qui se laisse engourdir par le bien-être de son corps, elle ferma les yeux et s’endormit… Un cri furieux la réveilla :

— Puis-je au moins espérer de vous un peu d’aide ? Votre vieille servante s’est enfuie comme si j’étais le diable quand je suis entré dans sa cuisine…

Appuyé au chambranle de la porte et comprimant d’une main son bras d’où coulait le sang, François restait là, au seuil de la porte qu’il venait d’ouvrir. Retrouvant d’un coup ses esprits, Sylvie courut à lui.

— Mon Dieu ! Vous êtes blessé !

— C’est l’évidence, sourit-il. Et c’est bien ma faute. Le tir avait cessé des deux côtés, surtout parce qu’on n’y voit goutte. Le vent charrie de la pluie maintenant et il éteint même les torches. Pour observer les positions de nos adversaires, je me suis avancé sur la barricade et l’un de ces enragés m’a allongé un coup de baïonnette. Je vais finir par me couper les cheveux : ils sont aussi visibles que le panache blanc de mon aïeul Henri IV !

— Je vais vous soigner. J’ai ce qu’il faut ici. Allez vous asseoir près du feu ! dit-elle en se dirigeant vers son cabinet de bains où elle prit de la charpie, des bandes et un flacon d’eau-de-vie pour nettoyer la plaie.

Quand elle revint, il s’était assis sur le pied du lit.

— Allez vous mettre près de la cheminée ! J’y verrai plus clair.

— Vous y verrez assez avec votre chandelle… et la tête me tourne un peu : je n’ai rien avalé depuis des heures.

Elle l’aida à ôter son épais justaucorps, sa chemise, et entreprit de nettoyer la blessure avec des mains qui tremblaient tellement qu’il jura sous la morsure de l’alcool :

— Seriez-vous devenue maladroite ? Et donnez-moi un peu de ce flacon. Ça sent bon la prune et cela me fera plus de bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Elle lui offrit la fiole dont il but une bonne rasade après laquelle il poussa un soupir de béatitude :

— Dieu que ça fait du bien ! Si vous pouviez aussi me trouver quelque chose à manger, vous me feriez entrer au paradis…

— Je vais d’abord finir ce pansement, dit-elle sans le regarder. Ses mains tremblaient peut-être un peu moins, mais elle se défendait de son mieux contre l’émoi qui s’emparait d’elle alors qu’ils étaient tous deux seuls dans cette chambre. Consciente de ce qu’il ne la quittait pas des yeux, elle dit pour meubler un silence qu’elle savait dangereux :

— Où en sont vos affaires ?

— Il semble que nos adversaires soient las de tirer à l’aveuglette. Vous n’avez pas entendu de coups de feu depuis un moment, n’est-ce pas ?

— En effet. Se sont-ils retirés ?

— Non. Ils attendent que le jour se lève, sans doute en se regroupant, mais nous leur aurons échappé avant. Quelques-uns de mes hommes sont en train d’abattre un mur au fond de votre propriété pour permettre aux chariots d’atteindre la forêt et la route de Charenton. Croyez que je suis désolé ! ajouta-t-il avec l’un de ses sourires moqueurs qui, depuis toujours, donnaient à Sylvie l’envie de le gifler… ou de l’embrasser.

— Le jardin est ravagé. Nous n’en sommes plus à un mur près. Je vais vous chercher un peu de nourriture. Rhabillez-vous !

Mais quand elle revint, non seulement il n’avait pas remis ses vêtements – sa chemise tachée de sang séchait devant le feu – mais il s’était étendu sur le lit.

— Vous permettez, n’est-ce pas ? Je suis si las !

— Vous, l’indestructible, vous êtes las ? C’est bien la première fois que je vous entends dire cela…

— Quoi que vous en pensiez je ne suis pas en fer, et si vous voulez tout savoir c’est surtout mon cœur qui est las. C’est dur de nous découvrir adversaires. Tant que vous étiez dans Paris je ne m’en souciais pas, mais on dirait qu’à présent vous avez choisi votre camp…

— Je n’ai pas eu à choisir : c’est celui du droit et du Roi. En outre, c’est celui qu’a choisi mon époux…

— Venez vous asseoir près de moi et donnez-moi cette tranche de pain et de jambon que vous portez comme le Saint-Sacrement !

Elle déposa le petit plateau près de lui avec précaution à cause du verre de vin qui s’y trouvait. Assise de l’autre côté, elle le regarda déchirer pain et viande à belles dents. Quelle force de la nature il représentait ! Il était là, blessé, ayant perdu du sang, à manger et à boire avec autant d’insouciance et de plaisir que s’il s’agissait d’un repas sur l’herbe dans le verger de Vendôme ou les jardins de Chenonceau, alors que dans deux heures peut-être il serait mort.

Quand il eut fini, il ôta le plateau puis saisit la main de Sylvie qui voulait se lever.

— Non, restez encore un peu !…

— Je voudrais voir où en sont vos travaux. Profitez-en pour vous reposer…

— Je suis reposé… Sylvie, j’ignore comment nous sortirons de cette aventure dont je mesure parfaitement les dangers. Il se peut que je laisse mes os sur vos terres, mais puisqu’en ce moment, les mousquets font trêve, ne pouvons-nous en faire autant ?

— Que voulez-vous dire ?

Il quitta sa position allongée pour s’asseoir près d’elle et la retint quand elle voulut s’écarter :

— Que vous n’essayiez pas encore de fuir et que vous m’écoutiez ! Voilà des mois que nous nous faisons beaucoup de mal, que nous nous déchirons presque à chaque rencontre alors que nous nous aimons… Ne protestez pas ! C’est aussi bête que l’autruche qui croit se cacher en dissimulant sa tête… Souvenez-vous du jardin, Sylvie… du jardin où sans cet imbécile de Gondi nous aurions été si heureux parce que nous aurions été l’un à l’autre…

Il avait murmuré ces derniers mots tout près de son oreille et elle se sentit frémir mais se reprit :

— C’est vrai, dit-elle d’une voix qu’elle espérait calme. L’abbé de Gondi m’a sauvée.

— C’est un sauvetage qui lui coûtera la vie, à cet imbécile, gronda François qui, soudain furieux, l’enveloppa de ses bras. Il ne m’a pas laissé le temps de te dire à quel point je t’aime…

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ou je crie !

— Tant pis, j’en prends le risque. Il faut que tu m’écoutes, Sylvie, parce que c’est peut-être la dernière fois… Sylvie, Sylvie, entends-moi, je t’en prie ! Essaie d’oublier qui nous sommes pour te souvenir seulement des jours heureux d’autrefois…

— Où vous ne m’aimiez pas ! fit-elle en essayant de se dégager. En vain, car il la tenait bien.

— Où je ne savais pas que je t’aimais, corrigea-t-il, car je crois que je t’ai toujours aimée, depuis le premier jour où j’ai trouvé une mignonne petite fille qui errait pieds nus dans la forêt d’Anet. Souviens-toi… je t’ai prise dans mes bras pour te rapporter au château et tu ne te débattais pas. Au contraire, tu avais passé ton bras autour de mon cou et tu te serrais contre moi…

Oh, ce délicieux souvenir ! Cet éblouissement de leur première rencontre ! Sylvie ferma les yeux pour les revivre mieux tandis que contre sa joue, les paroles de François se faisaient souffle. Elle eut conscience de l’infinie douceur qui l’envahissait. Pourtant, elle essaya encore de lutter, de desserrer le tendre étau qui la maintenait captive :

— Taisez-vous !… par pitié ! Je vais crier…

— Crie, mon amour !

Mais déjà il emprisonnait ses lèvres en un baiser si ardent, si passionné que Sylvie crut en mourir. Tout disparut d’un seul coup : le lieu, l’heure, la conscience de ce qu’elle était et la conscience tout court. Dans les minutes qui suivirent, elle chassa enfin de son esprit tout ce qui n’était pas cet homme, adoré depuis trop longtemps. Peut-être eût-elle tenté de lutter encore s’il s’était montré brutal, pressé, mais bien que François fût un maître en amour, il avait si peur de briser l’instant fragile qu’il enveloppa sa bien-aimée de caresses si douces, si tendres, qu’elle ne songea même plus à défendre ses derniers remparts de lingerie. Leur union totale et simultanée fut un instant d’éternité où ils crurent quitter la terre pour voler dans un ciel de lumière, un de ces moments que peuvent seuls connaître les êtres créés de tout temps l’un pour l’autre. Quand la vague éblouissante les reposa sur le lit en désordre, ils se blottirent l’un contre l’autre pour reprendre le duo des mots d’amour chuchotés bouche contre bouche et le temps eut l’air de les oublier, comme s’ils étaient sur une île déserte…