Si Jeannette comprenait mieux, elle n’en déplorait pas moins en son for intérieur que la pauvre Sylvie ait été confiée à cette femme qui était peut-être une grande chrétienne, ayant reçu l’enseignement de monsieur Vincent comme son époux, mais n’avait pas l’air d’en avoir tiré grand-chose sur le chapitre de la charité.

— Elle doit passer pour morte… du moins tant que le Cardinal vivra, conclut Mme de Gondi, et cette île du bout du monde a dû sembler l’idéal à M. de Beaufort.

— Puis-je demander à madame la duchesse de bien vouloir me faire conduire près d’elle ? J’ai hâte de commencer à lui donner mes soins et de juger par moi-même de son état.

— Il n’est pas brillant. Naïk va vous conduire. Quoi qu’en pense M. de Beaufort, nous avons souvent des visiteurs. Trop pour mon gré car, comme elle vivait à la Cour, il se pourrait que l’un d’eux la reconnaisse. Aussi l’avons-nous mise dans le petit pavillon au bout du jardin. Elle y vit sous la garde de la vieille Maryvonne qui a été au service de feu Mme de Gondi ma belle-mère, et de ce garçon, ce Corentin qui était au service de son… oncle, je crois ?

Le cœur de Jeannette bondit. Corentin ! Corentin était là lui aussi ! Son Corentin à elle, puisque, de tout temps, il était son promis ! Et cette bouffée de joie corrigea un peu le chagrin que lui causait l’exposé des faits si sec, si dépourvu de mansuétude, de la duchesse.

Un instant plus tard, elle trottait à la suite d’une jeune Bretonne à travers l’épais bosquet de figuiers, de palmiers et de lauriers qui tapissait les confins du parc. Une petite maison et un puits apparurent soudain dans une sorte de clairière, mais tout ce que vit Jeannette, ce fut son Corentin occupé à tirer de l’eau. Incapable de se contenir plus longtemps, elle laissa tomber son bagage et courut vers lui avec un cri de joie.

— Mon Corentin ! J’ai tellement cru que je ne te revenais jamais, s’écria-t-elle en pleurant de bonheur. Lui la regarda comme si elle tombait du ciel :

— Jeannette ?… Mais comment es-tu ici ?

— M. de Ganseville m’a amenée sur l’ordre de Mgr François.

Écartant la jeune fille, Corentin passa ses mains sur son visage dont Jeannette, alors, remarqua la fatigue. Il soupira :

— Seigneur Jésus ! Vous m’avez donc entendu ! Je ne vous remercierai jamais assez ! Peut-être est-il encore temps…

— Enfin, qu’y a-t-il ? demanda Jeannette reprise par l’angoisse. Mlle Sylvie ?

— Viens voir !

Elle vit, en effet, et son cœur se serra. Pâle et amaigrie, avec l’air de n’avoir plus que le souffle, Sylvie, vêtue d’une triste robe noire d’où dépassait un peu de lingerie, était étendue dans un fauteuil auprès d’un maigre feu. La masse de ses cheveux châtains aux si jolis reflets argentés, que personne ne songeait à arranger, était répandue en désordre sur ses épaules. Elle tenait entre ses mains un bol de lait qu’elle ne buvait pas, ce qui ne semblait guère soucier la vieille paysanne assise dans l’âtre et qui tricotait avec acharnement. L’ameublement – un dressoir, une table, quatre chaises et une petite armoire – était réduit au nécessaire. On n’y voyait pas la moindre tapisserie ni le plus petit tapis pour réchauffer murs et sol, mais un crucifix mural et un petit banc disposé devant rappelaient que l’on était dans l’un des domaines les plus pieux de France. Cela sentait l’abandon, presque la misère, et amena des larmes aux yeux de l’arrivante. Un élan la jeta à genoux auprès de sa jeune maîtresse qui n’avait pas paru remarquer sa présence et gardait les yeux clos. Elle ôta le bol dédaigné pour envelopper dans les siennes les mains fragiles.

— Mademoiselle Sylvie !… Regardez-moi ! C’est Jeannette, votre Jeannette.

Les jolis yeux noisette rougis par trop de larmes s’entrouvrirent et Sylvie souffla :

— C’est toi, ma Jeannette. Je croyais que je rêvais encore en entendant ta voix…

La sienne était faible, hésitante, comme si cette enfant de seize ans ne pouvait la porter bien loin. Jeannette cependant se relevait et, les poings aux hanches, examinait l’intérieur misérable avec une colère grandissante :

— En vérité, je crois qu’il était grand temps que l’on m’amène ici. Qu’est-ce qui a pris à Mgr François de vous confier à ces gens ?… Eh vous, la tricoteuse ! ajouta-t-elle en interpellant la vieille paysanne qui continuait son ouvrage, c’est comme ça que vous la soignez ? Vous ne voyez donc pas qu’elle est malade ? Vous n’avez pas l’air de vous douter que c’est une vraie dame et pas du tout habituée à ça ?…

— Ne te fatigue pas, dit Corentin. Elle ne te comprend pas et ne parle que le breton. Mme de Gondi pense que c’est mieux pour la sécurité de Mlle Sylvie qui passe pour une grande malade. Heureusement que moi je le parle…

— Qui passe pour une malade ? Mais elle l’est ! Tu vois bien qu’elle l’est. Et qu’est-ce que vous attendez tous, ta Mme de Gondi et toi ? Qu’elle meure ?

— Je vais t’expliquer, Jeannette, mais d’abord dis-moi qui t’a menée ici. Est-ce…

Elle devina le nom qu’il attendait :

— Non. Ce n’est pas Mgr François. Il est en route pour les armées. C’est M. de Ganseville qui m’a accompagnée. En ce moment, il est en train de parler à M. de Gondi, mais tu vas me dire pourquoi vous laissez ma petite maîtresse dans cet état, avec une vieille robe râpée, pas coiffée… sale, ma parole, et en la seule compagnie d’un vieux souillon ! Si M. de Raguenel voyait ça, tu passerais un mauvais quart d’heure.

— On ne me permet pas d’en faire davantage, ma pauvre Jeannette. Ici, c’est le territoire des femmes qui relève uniquement de Mme de Gondi. Dès le départ de Mgr François, elle nous a installés ici où elle vient de temps en temps, toujours seule par crainte des langues de ses suivantes. Personne ne doit savoir qu’on la cache et c’est moi qui vais chercher la nourriture. Elle, il lui est interdit de sortir pour éviter les curiosités.

Du coup, Jeannette explosa :

— Et la nourriture en question, on t’en donne beaucoup ? Tu n’es pas bien gras, toi non plus. Bonne Sainte Vierge ! Pourquoi l’avoir amenée dans cette île ? Comme s’il n’y avait pas à Vendôme ou à Anet des braves gens qui, eux, l’auraient bien soignée. Mgr François est-il fou ?

— Non, mais il aime Belle-Isle depuis l’enfance et pour lui c’est une sorte de paradis. En outre, il ne connaît pas vraiment les Gondi. Oh, le duc est un brave homme et je suis sûr qu’il ignore ce qui se passe…

— Et tu ne pouvais pas le lui dire ?

— Non. C’est la duchesse qui mène tout et, pour cette histoire, il s’en remet à elle plus encore. J’ai fait ce que j’ai pu, Jeannette, je te le jure et même, il y a trois jours, j’ai écrit à Mgr François pour qu’il trouve un autre refuge. Il n’imagine pas à quel point la duchesse est une femme sévère, de religion austère… Elle n’a pas beaucoup aimé que l’on nous amène… Viens un peu par là, ajouta-t-il en tirant Jeannette au-dehors avant de poursuivre. J’ai dans l’idée qu’elle croit que Mlle Sylvie est une bonne amie de François et, elle, je la soupçonne d’en être un peu amoureuse. Alors, tu juges !… Elle trouve commode de la séquestrer sous prétexte que le duc reçoit beaucoup de visiteurs et que certains pourraient la reconnaître. Et… ce n’est pas tout.

— Parce que ce que tu me racontes ne suffit pas ?

— Non. Le pire, c’est notre malade elle-même. Je… je crois qu’elle n’a plus envie de vivre. En dépit de toutes mes objurgations, elle se nourrit à peine. J’ai peur qu’elle se laisse mourir…

Jeannette avait pâli mais rentrait déjà dans la maison dont elle entreprenait la visite véhémente, allant ouvrir une porte donnant sur une chambre étroite aux volets clos et contenant juste un lit de bois, le tout en poussant des exclamations furibondes qui tirèrent Sylvie de sa torpeur :

— Je t’en prie, calme-toi !… Je me sens si faible…

— Comment ne le seriez-vous pas dans une maison où le soleil n’a pas le droit d’entrer ni vous d’en sortir ? Ce qui m’étonne, c’est que vous ne soyez pas encore morte avec ce régime barbare. Mais je vous jure que ça va changer ! Elle ne me fait pas peur, votre duchesse !

— Calmons-nous ! fit la voix joviale de Ganseville qui venait d’entrer et balayait le sol de ses plumes grises pour saluer Sylvie. Monseigneur vous baise les mains, mademoiselle, et regrette de n’avoir pu revenir en personne comme il l’aurait souhaité, mais il est soldat et un soldat doit obéir. Aussi nous a-t-il envoyés, comme Jeannette a dû vous le dire. En fait, nous venons vous changer de domicile parce que vous n’y êtes plus en sûreté. L’abbé de Gondi dont vous connaissez la langue agile et les idées folles arrive ces jours-ci. Aussi ai-je l’ordre d’acheter pour vous un petit bien à l’écart, où vous pourrez vivre indépendante avec vos gens. Je crois, d’ailleurs, ajouta-t-il en virant sur ses talons pour examiner les environs, que c’est tout à fait urgent… Quand Mgr François saura ça ! Ces gens vous traitent de façon indigne ! Cela m’étonne du duc…

— Alors emmenez-nous ailleurs, et vite ! s’écria Jeannette. Je ne vois pas pourquoi on achèterait quelque chose dans cette île inhospitalière. Il y a assez de coins tranquilles en Vendômois…

— Non. Mlle Sylvie passe pour morte et, si l’on a des doutes, c’est là qu’on la cherchera. Il faut qu’elle reste, mais soyez tranquille, Belle-Isle est vaste : elle ne verra plus jamais les Gondi si elle le veut.

— Je suis donc ici pour toujours, intervint douloureusement Sylvie.

— Non. Monseigneur viendra vous chercher dès que ce sera possible. Il vous faut seulement être patiente… et surtout recouvrer la santé. Vous êtes dans un état pitoyable. Monseigneur serait au désespoir de vous voir ainsi…

Un peu de rouge vint aux joues trop blanches. Depuis que François était parti, Sylvie laissait un sombre désespoir l’envahir, avec l’idée qu’elle ne le reverrait jamais plus. Pourtant, ce voyage vers le bout du monde lui avait été si doux…

Il y avait eu d’abord l’instant divin qui recommençait celui de l’enfance où il l’avait ramassée, sous les sabots de son cheval, où il l’avait prise dans ses bras et cajolée, et embrassée, parce qu’il avait si peur qu’elle soit en train de mourir. L’évanouissement de Sylvie, dû à un terrible épuisement, avait duré moins longtemps que François ne le croyait, mais c’était si merveilleux, après l’horreur qu’elle venait de vivre, d’être blottie contre lui et de se laisser bercer, caresser, qu’elle avait gardé ses yeux fermés plus longtemps qu’elle n’aurait dû. Il avait bien fallu, pourtant, revenir à la réalité…

La réalité, ce furent les soins qu’on lui donna à Anet une fois que la femme de l’intendant l’eût couchée dans l’une des deux ou trois chambres toujours prêtes à accueillir un membre de la famille Vendôme alors que le reste des appartements était fermé. La chance de Sylvie avait été que François de Beaufort fût venu y bouder en compagnie du seul Ganseville après que la Reine eut refusé de le recevoir en alléguant sa fatigue et que Mlle de Hautefort l’eut mis à la porte de Saint-Germain en disant qu’on lui ferait savoir quand sa présence serait souhaitée. Ce qui n’était pas pour le lendemain.

Lancé sur la trace des ravisseurs de la jeune fille, Corentin Bellec, qui s’était rendu au château pour y demander de l’aide, avait eu la divine surprise de se trouver en face du jeune duc et tous deux étaient partis à fond de train vers La Ferrière, pour y rencontrer Sylvie évadée de son enfer dans l’état que l’on sait. Un état qui s’était révélé pire encore qu’on ne le craignait lorsque la femme de l’intendant avait ôté la chemise tachée de sang, déchirée et salie par la descente dans le lierre et la chute sur le chemin : le corps fragile et gracieux était couvert de bleus et d’égratignures comme si on l’avait enfermé avec des chats furieux, mais surtout, le viol sauvage l’avait déchiré dans son intimité si tendre. Devant ce désastre, la femme de l’intendant s’était avouée impuissante :

— Une bonne sage-femme saurait que faire, dit-elle à François en lui rendant compte de la situation, mais celle que nous avons ici est le plus souvent prise de boisson et les femmes préfèrent s’arranger entre elles quand leur temps est venu. Dans ce cas, il faudrait aller chercher un médecin à Dreux. Mais le temps presse : la pauvre enfant perd encore du sang…

C’est alors que Ganseville avait eu une idée : pourquoi ne pas faire appel à la Charlot ? D’abord reçue avec des cris d’indignation, la proposition finit par retenir l’attention de Beaufort. La Charlot, c’était la tenancière du bordeau d’Anet, plus ou moins installé par Mme de Vendôme en personne afin de protéger les femmes et filles de la région quand elle et le duc étaient au château avec toute leur maison comportant un certain nombre de militaires. La duchesse, qui s’intéressait de près au sort des ribaudes, avait choisi leur maîtresse avec soin : chez la Charlot, la propreté n’était pas un vain mot et les filles recevaient des soins quand le besoin s’en faisait sentir. Ce fut donc elle qu’on appela et le verdict qui suivit son examen fut sans appel : il fallait recoudre les tissus déchirés.